L’“affaire” Ihsane Haouach : décryptage d’une panique identitaire raciste et sexiste

Ce qu’on appelle désormais “l’affaire Ihsane Haouach” n’en finit plus de faire des vagues sur fond de violences, notamment de cyber-harcèlement envers plusieurs femmes racisées. Un enchaînement d’événements politico-médiatiques qui a des conséquences bien réelles sur les personnes qui le subissent. Décryptage et analyse avec Imane Nachat,  spécialiste en communication politique et militante pour les droits humains.

CC Agence Olloweb / Unsplash

C’est en mai 2021, sur proposition de Sarah Schlitz (Ecolo), secrétaire d’État à l’Égalité des genres, que le gouvernement fédéral désigne Ihsane Haouach en tant que commissaire auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH), au vu de “son CV en béton”, comme l’expliquera plus tard le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD). Son rôle ? Un·e commissaire de gouvernement est chargé·e du contrôle, au regard de la légalité et de l’intérêt général, de l’organisme au sein duquel il ou elle exerce ses missions.

Les faits

Selon le cabinet de Sarah Schlitz, dans une note retraçant la chronologie des événements et envoyée aux journalistes, le président du MR, George-Louis Bouchez, a alors salué cette désignation.

Plus tard, ce même mois, Théo Francken, membre du parti nationaliste N-VA, interpelle George-Louis Bouchez sur Twitter. Pourquoi ? Ihsane Haouach porte le voile, cela serait contraire au principe de neutralité de l’État. C’est le début de la polémique, avec notamment la réaction du MR par le biais de… George-Louis Bouchez.

Le débat est intéressant et aurait pu avoir lieu de manière sereine, d’abord parce que ce principe de neutralité, qui n’est pas consacré par la Constitution, a plusieurs interprétations ; c’est ce que souligne l’institution publique de lutte contre les discriminations, Unia, sur son site. Dans La Libre, Jean-François Husson, ancien commissaire du gouvernement wallon auprès de plusieurs OIP, précise le rôle des commissaires de gouvernement et notamment le fait que ces personnes ne sont pas en contact avec le public mais uniquement avec des organes de gestion. Il écrit : “Donc, les tenants de cette position (et l’on sait qu’il y en a d’autres) pourraient argumenter en faveur de la possibilité pour un commissaire de porter un signe convictionnel (et a fortiori pour un administrateur public).”

Cependant, à la place d’un débat démocratique sur la neutralité et ses différentes interprétations, Ihsane Haouach doit faire face à la réaction virulente de nombreux/ses intervenant·es à l’intérieur des partis politiques, et à de la violence verbale sur les réseaux sociaux et sur son lieu de travail. Moins d’un mois après la désignation d’Ihsane Haouach, lors d’un conseil d’administration de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Corentin de Salle, le directeur scientifique du centre Jean Gol (le centre d’étude du MR) et administrateur de l’Institut, exige d’elle qu’elle retire son voile – sinon, selon lui, elle ne devrait plus siéger au CA à l’avenir… Il réitèrera le 7 juillet dans un long courrier à ce sujet envoyé aux administrateurs et administratrices, ainsi qu’aux travailleuses et travailleurs de l’Institut.

La polémique enfle

Après une interview d’Ihsane Haouach au journal Le Soir, dont la polémique se nourrit (en particulier la phrase : “Comment la séparation de l’Église et l’État se décline-t-elle avec un changement démocratique ?” sur laquelle elle sera sommée de s’expliquer), la commissaire manifeste ses hésitations à poursuivre dans sa fonction.

Le 9 juillet, elle présente sa démission à la secrétaire d’État Sarah Schlitz. Une démission pour “raisons personnelles”, mais les médias ne vont pas tarder à présenter cette décision comme la réponse à un rapport de la Sûreté de l’État. Ce rapport ferait apparaître une affiliation d’Ihsane Haouach aux Frères musulmans, une organisation religieuse considérée par certains pays ( dont l’Égypte, la Russie et la Syrie) comme “terroriste” – mais pas par l’Union européenne. Les réseaux sociaux s’enflamment à nouveau.

À ce moment-là, aucun journaliste n’a encore lu ce fameux rapport confidentiel. C’est chose faite ce 13 juillet. La Sûreté de l’État y souligne que la commissaire auprès de l’IEFH a bien eu des contacts avec des personnes de cette mouvance – sans pouvoir montrer qu’elle était au courant de leur affiliation – et précise : “Nous pouvons également mentionner que, pour autant que nous le sachions, Ihsane Haouach elle-même n’est pas membre des Frères musulmans et n’a jamais attiré l’attention en raison de positions extrémistes concrètes.”

Réactions

J’ai posé ce choix afin de préserver ma santé mentale, celle de mes proches ainsi que l’IEFH.

La publication de ce rapport force Ihsane Haouach à s’exprimer à nouveau. Sur sa page Facebook, le jour même, 13 juillet, elle écrit : “Je suis profondément choquée ! J’ai pris la décision de démissionner suite aux attaques personnelles incessantes et au harcèlement que je subis depuis des semaines. J’ai posé ce choix afin de préserver ma santé mentale, celle de mes proches ainsi que l’IEFH. Malgré ma démission et toutes mes explications antérieures, on ne cesse de tenter de salir mon nom. Un rapport de la Sûreté de l’État me concernant vient d’être diffusé dans un article de presse. Je n’ai à ce stade pas été contactée par la Sûreté de l’État. Je vais moi-même demander à les rencontrer dans les plus brefs délais, afin de faire la lumière sur cette histoire.”

Il ne s’agissait pas du tout de faire d’elle un porte-drapeau, un symbole, mais de désigner une personne compétente.

La secrétaire d’État Sarah Schlitz a elle aussi réagi dans le journal L’Avenir : “Il est important de rappeler la chronologie. L’arrêté de nomination est entré en vigueur le 25 mai, elle avait été vue en entretien précédemment. Je n’en ai jamais fait la publicité. Il ne s’agissait pas du tout de faire d’elle un porte-drapeau, un symbole, mais de désigner une personne compétente. Après, ça a été monté en épingle, d’abord par la N-VA. Elle [Ihsane Haouach, ndlr] a dû faire face à des attaques très dures, pour une fonction qu’elle devait exercer 4 heures par mois pour 1.000 euros bruts par an…”

George-Louis Bouchez a quant à lui réagi sur Twitter en estimant que la démission d’Ihsane Haouach était “la seule solution”“La neutralité de l’État est intangible. Le respect des personnes doit rester de mise. Ainsi, le combat est contre le communautarisme, pas contre des individus ; pour un réel vivre ensemble”, a-t-il continué sur le réseau social.

En quelques tweets, des hommes ont réussi à faire démissionner une femme de ses fonctions.

Et certaines féministes de remarquer qu’en quelques tweets, des hommes ont réussi à faire démissionner une femme de ses fonctions. Ce n’est même pas terminé puisque, depuis, d’autres femmes racisées travaillant au sein du cabinet de Sarah Schlitz sont ciblées, notamment par des journalistes, alors qu’elles n’ont rien à voir avec la désignation d’Ihsane Haouach, nous dit-on en interne.

“La peur d’un ennemi supposé de la nation”

Cette affaire remplit toutes les cases des paniques identitaires, théorisées dans un livre, Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales, par l’historienne Laurence De Cock et l’anthropologue Régis Meyran qui observent  : “Depuis quelques années, des informations inventées de toutes pièces ont pris de l’ampleur dans les grands médias, dans le but d’entretenir la peur d’un ennemi supposé menacer la nation et ses valeurs. Ces paniques identitaires ne sont pas de simples rumeurs : elles apparaissent dans un contexte de défiance démocratique et sont relayées par des journalistes et des politiques, avant de s’évanouir du jour au lendemain.”

axelle magazine a justement consacré en mai dernier un webinaire à ces paniques identitaires : on peut l’écouter dans notre podcast intitulé “Sujets féministes, soupe raciste”.

Dans le contexte actuel de la nomination, puis de la démission d’Ihsane Haouach, nous avons échangé avec Imane Nachat, spécialiste en communication politique. Elle milite pour les droits humains et est active dans divers projets promouvant la participation citoyenne de la jeunesse bruxelloise.  

Comment analysez-vous ce qu’Ihsane Haouach a subi ?

“Ces tensions s’inscrivent dans la continuité de “l’arrêt STIB” et, encore peu de temps avant, de l’accès des étudiantes portant le foulard aux établissements d’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles. Ces affaires ont ravivé l’activisme, voire la radicalisation de certains militants laïques, qui ont surfé sur la vague et ont entretenu un climat propice au bashing dont a été victime Mme Haouach.

Beaucoup y voyaient un possible dépassement du plafond de verre dont les femmes musulmanes portant le foulard sont doublement victimes.

En parallèle, cette nomination, qui n’était finalement que l’expression démocratique de l’État de droit, a aussi suscité beaucoup d’espoir pour une représentation plus diversifiée de nos instances publiques. Beaucoup y voyaient une avancée, voire un possible dépassement du plafond de verre dont les femmes musulmanes portant le foulard sont doublement victimes : de par leur condition de femme et de par leur conviction religieuse visible. Faire le choix de porter un foulard, accéder aux fonctions à responsabilités, contribuer à la vie citoyenne du pays, tout en souscrivant au principe de neutralité de l’État, devenait enfin possible !

Ce “bonheur” a été de courte durée, et la chute a été violente. La démission d’Ihsane Haouach prend place dans un contexte tendu, entre deux visions de la neutralité qui s’opposent fermement. Ce débat a mis en lumière toute une série de procédés qui posent question.

Le lynchage public qu’elle a subi ces dernières semaines fait penser à des méthodes inquisitoriales et islamophobes. Nous avons assisté à une véritable chasse aux sorcières d’une extrême violence ; des accusations calomnieuses et des propos diffamatoires de la part des politiques, des rumeurs sur une note de la Sûreté de l’État, et une présomption de culpabilité. Des discours montés en épingle par quelques personnalités publiques et politiques ont été repris par la presse, sans aucune prudence et sans grand travail journalistique, sur une base factuelle inexistante. Il y a dans la démission d’Ihsane Haouach une responsabilité politico-médiatique grave.”

Vous utilisez le terme “chasse aux sorcières”, qui fait penser au concept des paniques identitaires, expliquez-nous ?

“L’”affaire Ihsane Haouach” a eu le malheur d’exacerber les tendances lourdes de notre société. Le concept des paniques identitaires s’y prête amplement : il y a d’une part une disproportion claire entre les faits – ici, la nomination d’une commissaire du gouvernement compétente qui porte un foulard – et les réactions à ce fait qui ont engendré in fine une “panique” ambiante. D’autre part, on assiste à la réactivation de la question identitaire. C’est l’existence d’un ou d’une ennemi·e dans l’imaginaire collectif, celui d’une altérité qui menacerait notre identité culturelle, nos valeurs, la neutralité de l’État, voire la sécurité du pays.

Dans le dossier Ihsane Haouach, la question identitaire est représentée par une figure fantasmée de la musulmane qui porte un foulard, qui serait probablement une infiltrée du mouvement des Frères musulmans et qui cacherait fatalement un agenda idéologique. Tous les ingrédients sont réunis pour représenter la supposée menace existentielle !

D’ailleurs, la particularité des paniques identitaires réside dans le fait qu’elles ne se contentent pas d’être des rumeurs urbaines, elles occupent également le débat public, connaissent un emballement politico-médiatique et participent de facto à la libération de la rhétorique populiste et haineuse. Ainsi, dès lors qu’une femme musulmane, a fortiori celle portant un foulard, connaît une certaine visibilité médiatique, il apparait normal d’enquêter (très mal) à son sujet, de faire planer un lourd soupçon et de recourir à des fantasmes complotistes dans un objectif de discréditation.

Cette dérive devient un procédé de dissuasion pour toutes les autres femmes musulmanes.

Cette dérive devient un procédé de dissuasion pour toutes les autres femmes musulmanes qui seraient tentées de mettre leurs compétences au service de notre pays, voire celles qui souhaiteraient simplement une existence sociale, culturelle, citoyenne. En définitive, il est indéniable que cette présomption de culpabilité participe à la reproduction de la domination d’une classe sur les autres. De nombreux élus affichent ouvertement une proximité avec des mouvances d’extrême droite qui représentent une réelle menace pour l’union de la Belgique. Combien parmi eux ont fait l’objet d’un tel harcèlement, d’un lynchage politique et médiatique et d’un rapport de la Sûreté de l’État ? Aucun, à ma connaissance !”

Pensez-vous qu’il y a une instrumentalisation de l’affaire ? Par qui et pourquoi ?

“Il y a plusieurs instrumentalisations à l’œuvre. Premièrement, on a fait d’Ihsane Haouach un cas d’école. La classe dominante lui a rappelé “sa place”, ainsi qu’à l’ensemble des personnes qui souhaiteraient remettre en question la répartition des privilèges. On surfe ici sur une mécanique raciste des plus classiques.

Deuxièmement, se pose la question de la relégation du religieux dans l’espace public. L’ex-commissaire a osé prétendre à une fonction sur base de son CV et de ses multiples expertises. Et elle a été présentée comme une menace au modèle de société qui met à distance le religieux – certaines religions plus qu’autres, d’ailleurs… Par effet de ricochet, cela a engendré une concurrence politique pour savoir qui est le plus grand défenseur de la laïcité. Le MR et Défi ont été les élèves parfaits et n’ont pas manqué de se tailler un étendard laïque sur le dos de Mme Haouach.

Enfin, Ihsane Haouach a fait la une des journaux pendant plusieurs semaines. Cette instrumentalisation a pris la place de questions sociétales importantes : la crise des réfugiés et des sans-papiers, le réchauffement climatique, la crise sanitaire et ses conséquences sociales et économiques…”

Il y a eu aussi cette injonction à “dévoiler” Ihsane Haouach au sein même du CA de l’Institut pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Qu’en pensez-vous ?

Et voilà qu’un homme blanc de cinquante ans a jugé que la commissaire devait retirer son foulard.

“Vu son “CV en béton”, la présence de Mme Haouach au sein du conseil d’administration de l’Institut pour l’Égalité des Hommes et des Femmes était une réelle plus-value pour la structure et les causes portées par l’Institut. Et voilà qu’un homme blanc de cinquante ans a jugé que la commissaire devait retirer son foulard pour siéger ou démissionner de sa fonction !

Ses actions et ses propos rappellent clairement la politique coloniale française qui demandait le dévoilement des femmes algériennes pour qu’elles puissent prétendre au droit de vote… En plus d’être profondément discriminatoires, ces injonctions à caractère sexiste et paternaliste sont une insulte pour toutes les féministes pro-choix qui luttent quotidiennement pour disposer de leur corps comme elles le souhaitent. Je doute fort que Corentin de Salle (MR) se serait permis de dicter la tenue d’un homme, membre du même CA !

Par ailleurs, l’ex-commissaire n’avait pas droit à l’erreur. Pour preuve, son interview réalisée dans Le Soir après des semaines de retenue a ravivé de vives tensions et lui a valu un “recadrage” du Premier Ministre. Indépendamment du poste occupé, il semblerait qu’une forme d’exigence supplémentaire lui ait été imposée, de par le contexte mais aussi par sa condition de femme, musulmane, portant en plus un foulard… Il n’y a curieusement pas eu de recadrage de Corentin de Salle qui a utilisé son poste d’administrateur pour exprimer ses opinions avec virulence au nom du MR, alors que le règlement d’ordre intérieur l’interdit !”

Il y a-t-il un lien avec le cyber-harcèlement ?

“Bien sûr. Dès lors qu’elles sont visibilisées et qu’elles prennent la parole publiquement, les femmes sont de potentielles cibles au cyber-harcèlement. On a pu voir des faits graves avec Florence Hainaut et Myriam Leroy ces dernières années. D’autant plus quand les femmes sont musulmanes, elles encourent des risques importants, et plus violents aussi pour leur intégrité physique et morale. Selon les derniers chiffres du CCIB, on recense que 90 % d’actes islamophobes sont dirigés à l’égard des femmes contre 9 % touchant les hommes. C’est la résultante d’une double discrimination : la première basée sur le genre et la seconde basée sur les convictions religieuses.

Dans ce contexte inquiétant, les politiques et les médias jouent un jeu dangereux qui, à terme, pourrait engendrer des conséquences dramatiques. Il ne suffit pas aux médias de démentir a posteriori des propos relayés pour réparer l’erreur ! Pour le cas d’Ihsane Haouach, le mal est fait ! Cette situation délétère met en lumière les raisons pour lesquelles beaucoup de femmes musulmanes refusent la prise de parole publique pour éviter l’acharnement sexiste et raciste des détracteurs, qui, je le souligne, agissent en totale impunité.

Le débat n’est pas que philosophique, il a surtout une dimension pratique : l’accès à l’emploi.

Et puis souvent, on nous bassine avec l’idée que toutes ces lois discriminatoires existantes dans notre pays sont là pour “sauver” et émanciper les femmes musulmanes d’un possible patriarcat. C’est un comble que cette pseudo “opération de sauvetage” vire au harcèlement et à l’exclusion institutionnelle ! Il est important de souligner que le débat n’est pas que philosophique, il a surtout une dimension pratique : l’accès à l’emploi.

Rappelons qu’en Région bruxelloise, le taux de chômage des femmes d’ascendance maghrébine frôle les 40 %. Leur taux d’emploi ne dépasse pas les 30 %. Il y a donc une dimension très concrète dans ce débat relatif à l’anti-discrimination. Quel message renvoient les politiques et les médias dans cette histoire ? “Aussi compétentes et diplômées puissiez-vous être, ne vous aventurez pas à prétendre aux postes à responsabilité !” Quelque part, les femmes musulmanes sont vouées à rester bloquées dans un ascenseur social cloué au sous-sol, loin des regards et de l’espace public. C’est une bien triste Belgique qui est en train de se dessiner.”