Inceste : se rapiécer, de mère en fille

Par N°260 / p. 48-51 • Septembre-octobre 2024

Le traumatisme de l’inceste s’immisce dans tous les pans de la vie de la victime, et peut aussi se transmettre aux générations suivantes. Quels sont les enjeux spécifiques autour du lien mère-enfant et comment se reconstruire ?

© Émilie Muszczak pour axelle magazine

Devenir mère, Sarah [prénom d’emprunt] en rêvait. Quand ce rêve s’est concrétisé, à ses 28 ans, il s’est heurté à de nombreuses angoisses, notamment celle de ne pas réussir à protéger sa fille, puisque, elle-même n’a pas été protégée pendant son enfance, entre les maltraitances de sa mère et les agressions sexuelles de son grand-père. C’est l’une des nombreuses conséquences de l’inceste : la difficulté à fonder une famille quand celle qui nous a vu·es grandir a été dévastatrice. Sarah n’est pas un cas isolé. S’il n’existe pas de statistiques officielles sur l’inceste en Belgique, au vu de celles publiées par Ipsos en France (2020) ou par l’OMS (2014), on peut estimer qu’il concerne 2 à 3 enfants par classe.

C’est l’une des nombreuses conséquences de l’inceste : la difficulté à fonder une famille quand celle qui nous a vu·es grandir a été dévastatrice.

Virginie [prénom d’emprunt], 60 ans, a été violée par un oncle et par son frère aîné pendant son enfance et son adolescence. Son désir d’être mère – elle a deux enfants, grand·es maintenant – lui est venu de manière « animale ». « J’en avais envie, de la même manière qu’on a envie de boire, manger ou faire l’amour. C’était en dehors de l’institution sociale. » Avec du recul, elle dit qu’au moment de la naissance de ses enfants, elle était « profondément dissociée ». Lorsqu’une victime subit une violence, le choc est tellement lourd que le mental se protège en se déconnectant de ses émotions, en se distançant de l’horreur de la réalité. Le cerveau se paralyse, c’est la dissociation traumatique, un phénomène qui peut durer plusieurs années, voire toute une vie. « Si je n’avais pas été dissociée, si j’avais eu la conscience exacte de la gravité des événements que j’avais subis et de comment j’étais dévastée, j’aurais été incapable de faire un enfant. Tant biologiquement que psychiquement. »

Des incestes incessants

Adeline, 36 ans, a été violée par son frère aîné entre ses 4 et 14 ans. Elle ne veut pas d’enfant, car elle sait que l’inceste est un mécanisme ancré dans la famille, qui persiste généralement entre les différentes générations. L’anthropologue Dorothée Dussy a enquêté auprès de 22 détenus masculins, âgés entre 23 et 78 ans, incarcérés pour agression sexuelle ou viol auprès d’un·e ou plusieurs membres de leur famille. Des cas montraient de façon flagrante que les relations incestueuses étaient répétées avec le même schéma sur plusieurs générations. Par exemple, dans certaines familles, ce sont toujours les grands-pères qui violent leurs petites-filles. Dans d’autres, les frères agressent les sœurs. Les victimes se retrouvent même, inconsciemment, à épouser des « incesteurs ». Les parents et grands-parents agissent comme des modèles que les enfants vont recopier. Même si les incestes ne sont pas dits explicitement, ils transparaissent, notamment par le langage corporel. Les enfants vont capter et déchiffrer ces signes, de manière inconsciente.

Tout ceci s’inscrit dans un contexte sociétal. « L’inceste est structurant de l’ordre social. L’inceste, en tant qu’exercice érotisé de la domination, est un élément clé de la reconduction des rapports de domination et d’exploitation », explique Dorothée Dussy dans son livre. L’enjeu du patriarcat apparaît indéniable. Les victimes sont à 78 % des femmes (selon l’entreprise de sondages Ipsos et l’association française Face à l’inceste, 2020), tandis que les agresseurs sont à 96 % des hommes (OMS, 2014). Le patriarcat engendre une violence structurelle. À celle-ci s’ajoute le fait que « c’est culturellement accepté que les adultes aient le pouvoir de blesser, châtier ou humilier, les enfants. Comme si accompagner un humain à sa propre évolution octroyait aux adultes tous les droits d’un asservissement », nous confirme Soraya de Moura Freire. Dans le cadre de son doctorat en psychologie, elle a écrit une thèse sur les représentations de la parentalité chez les jeunes femmes ayant subi l’inceste.

Une victoire sur la vie

Pour Virginie, la grossesse a été l’apesanteur. « Je n’avais plus d’inquiétude sur ma capacité à m’occuper de mon bébé. Je faisais confiance à mon corps. » Elle se sentait libre, sans modèle maternel auquel se rattacher. Elle savait que la chose primordiale pour un·e enfant était ce dont elle avait manqué : la protection et l’amour. « J’étais très « maman-bisou ». Je prenais plaisir à faire des jeux ; justement parce que je n’ai pas souvenir d’avoir joué quand j’étais enfant. Je discernais une forme de légèreté qui m’était étrangère, je découvrais l’insouciance et la gratification de l’amour. » Devenir mère était pour elle une puissante victoire sur la vie. Ce qu’a aussi vécu Sarah, malgré ses angoisses : « En étant maman, tu as une force qui t’anime, c’est incroyable. »

Si Virginie a eu l’impression de faire table rase en donnant la vie, elle s’est rendu compte que « c’était une grosse illusion ». En grandissant, sa fille est devenue violente. Elle n’arrivait pas à détecter qu’elle « subissait des agressions ». Sa fille lui disait des « choses méchantes » et Virginie se sentait dans le même état psychologique que quand elle était agressée dans son enfance : « seule, coupable, démunie, menteuse ». Son fils, aussi, a piqué de grandes colères, jusqu’à en venir aux mains. Virginie a même songé à contacter la police.

Ne pas réussir à identifier les agressions et à s’en protéger est un phénomène fréquent chez les personnes ayant grandi dans un environnement violent.

Ne pas réussir à identifier les agressions et à s’en protéger est un phénomène fréquent chez les personnes ayant grandi dans un environnement violent. La philosophe Elsa Dorlin propose le concept de « phénoménologie de la proie ». Le fait de vivre dans la peur et de subir des violences répétées conduit, inconsciemment, à construire son identité en tant que proie. « Pendant son enfance, ma mère essayait de protéger sa sœur, qui se faisait agresser sexuellement par leur père, rapporte Julie, 31 ans. Elle se prenait la haine de son père en permanence, car elle lui mettait des bâtons dans les roues. » Autre histoire, même constat : à force d’intérioriser cette haine, Julie a l’impression que sa mère la provoque : « Elle a un positionnement autorisant les méchancetés. Je lui parlais super mal quand j’étais ado et elle ne m’a jamais recadrée. Aujourd’hui, dans la famille, tout le monde se moque d’elle. Elle se renferme dans ce rôle. »

L’enfant intérieur

Pour une victime d’inceste, en devenant parent, quelque chose se joue entre « son enfant dans la réalité » et « son enfant intérieur dont on n’a pas pris le temps de s’occuper », soulève la psychologue Soraya de Moura Freire. L’enfance de la victime a été détruite, la poussant à « agir dans le secret, dans une prise de distance avec ses ressentis profonds ». Or, comment aider un bébé à réguler ses propres émotions si la maman est elle-même dérégulée émotionnellement ? Virginie s’est rapidement posé la question. « J’ai commencé une thérapie à la naissance de mes enfants. » Comme si elle s’était pris la déflagration d’une bombe nucléaire, Virginie se sentait contaminée par quelque chose de mortel et invisible. « Je faisais de la décontamination avec les consultations, c’était indispensable pour protéger mes enfants. »

Ces séances de thérapie coûtent cher et ne sont pas remboursées dans la majorité des cas. Miriam Ben Jattou est juriste. Elle a créé l’asbl Femmes de Droit où elle lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, notamment l’inceste dont elle a elle-même été victime. Chaque mois, les frais qu’elle débourse pour sa santé mentale afin de vivre avec son traumatisme s’élèvent à 600 euros, alors qu’elle n’est remboursée que de 150 euros par an.

Lily Bruyère, coordinatrice de SOS Inceste Belgique souligne que, certes, le pays a fait des avancées au niveau juridique, avec l’inscription de l’inceste dans le Code pénal en 2022. Mais la résonance au niveau social et économique se fait attendre. « Comment se soigner si on n’a pas les moyens de payer ?, soulève-t-elle. Il faut introduire un remboursement des soins psychiques et physiques dès l’instant où on repère une victime. La plupart ont des difficultés économiques et d’insertion sociale, c’est le continuum des violences. Généralement, tant que la personne n’a pas fait un travail sur le traumatisme, le phénomène se répétera d’une certaine manière. »

Méfiance envers les autres

Le traumatisme peut impacter l’éducation qu’une mère donnera à ses enfants. D’après Soraya de Moura Freire, les survivantes d’inceste deviennent fréquemment hypervigilantes et hyperprotectrices. Ces comportements peuvent conduire à une dépendance de la part de l’enfant et à une méfiance envers les autres. Le monde extérieur est vu comme un danger. Virginie sait qu’elle a surprotégé ses enfants. Jusqu’à ce que sa fille ait 6 ans, elle ne l’avait fait garder par personne à part son mari. Elle n’avait pas confiance.

Julie se considère comme une victime collatérale de l’inceste : « ma mère a appris à aimer et à être aimée dans un contexte particulier. Ça a forcément un impact sur moi ».

L’inceste revient fréquemment sur le divan du psy de Julie. « J’essaye de comprendre le lien que j’ai avec cette histoire qui n’est pas vraiment la mienne, mais quand même la mienne. » Ce qui en ressort est flou et évolue en permanence. Le traumatisme familial l’a impactée, elle en est certaine. Les mots de sa grand-mère, la seule fois où elle a abordé le sujet, quand elle avait 12 ans, restent gravés en elle : « Ton grand-père aimait trop sa fille. » Sa vision de l’amour est biaisée, mais, d’après elle, les séquelles ne s’arrêtent pas là. Sa méfiance envers les autres est accrue, elle a toujours en arrière-pensée « l’idée que les gens peuvent être malintentionnés ». Paradoxalement, elle n’ose pas dire « non », soucieuse de faire plaisir aux autres, avec la crainte de ne pas être aimée. « J’ai des difficultés à identifier mes envies, mes désirs et donc à placer des limites quand il y a besoin. » Julie se considère comme une victime collatérale de l’inceste : « Ma mère a appris à aimer et à être aimée dans un contexte particulier. Ça a forcément un impact sur moi. » Puisqu’elle sait que l’inceste est un phénomène qui se reproduit souvent, elle a « peur d’avoir vécu un inceste mais de ne pas s’en rappeler » ; ce qui entrave sa relation avec son père : « ses gestes d’affection et ses remarques m’effraient ».

Des mots dans la peau, le trauma dans les veines

Tôt ou tard, les mères sont amenées à s’interroger sur la manière d’aborder leur passé avec leur enfant. Comment trouver les mots justes pour parler du chaos ? « Les secrets de famille peuvent devenir destructeurs. Pour grandir, un enfant doit pouvoir s’ancrer dans une histoire familiale », insiste Soraya de Moura Freire. Lorsque la fille de Virginie avait 10 ans, elle lui a demandé pourquoi elle ne savait rien sur la vie de sa mère, et pourquoi elle ne voyait jamais sa grand-mère. De façon analogue, Julie s’est questionnée sur son grand-père maternel qu’elle n’a jamais connu alors qu’elle le savait en vie. Dès 7 ou 8 ans, elle a consulté ses proches pour connaître les raisons de son absence. « D’abord, on m’a dit que c’était un salop et qu’il s’était mal comporté. Petit à petit, j’ai été au courant de l’histoire d’inceste. »

Julie se remémore une balade en forêt, il y a quelques années, aux côtés de ses parents et de son frère cadet. Elle aborde le sujet de l’inceste. Son frère tombe des nues, il n’apprend qu’à 26 ans l’existence de ce traumatisme familial alors qu’elle, elle a l’impression d’avoir grandi avec ce poids. Elle réalise que des non-dits persistent et qu’il y a une dissymétrie d’information entre les membres de la famille. « On n’en a jamais parlé complètement à plat ni de façon apaisée. Les adultes ne se sont pas préoccupés de savoir comment on recevait la nouvelle », poursuit Julie.

L’écrivaine et journaliste scientifique Donna Jackson Nakawaza a regroupé différentes études démontrant l’impact des traumatismes psychologiques sur le cerveau. Voici deux exemples frappants. Des scientifiques de l’université américaine Rockefeller ont démontré que le cerveau en développement soumis à un stress chronique libère une hormone qui réduit la taille de l’hippocampe, une zone du cerveau responsable du traitement des émotions et de la mémoire, ainsi que de la gestion du stress. D’autres scientifiques, des universités Duke, UCSF et Brown aux États-Unis, ont découvert que les expériences négatives vécues pendant l’enfance peuvent abîmer prématurément les télomères, les capuchons protecteurs qui se trouvent à l’extrémité des brins d’ADN. À mesure que les télomères s’érodent, les cellules vieillissent plus rapidement et le corps est plus susceptible de développer des maladies.

Tôt ou tard, les mères sont amenées à s’interroger sur la manière d’aborder leur passé avec leur enfant. Comment trouver les mots justes pour parler du chaos ?

La psychiatre Nelle Lambert de l’ULB affirme que « les effets transgénérationnels des traumatismes ont été observés cliniquement dans un large éventail de populations », et conclut que le stress post-traumatique des parents présente « un risque accru de psychopathologie chez les descendants ». Lors d’une consultation commune chez une psy, la fille de Virginie a révélé que, même si sa mère ne lui avait jamais fait de mal physiquement, elle avait « l’impression d’avoir des bleus, comme si elle avait reçu des coups pendant la grossesse ».

Un patchwork thérapeutique

Malgré tout, les professionnel·les qui prennent en charge les victimes d’inceste sont optimistes. « J’ai rencontré des personnes incroyables qui ont réussi à se reconstruire », assure Lily Bruyère, de SOS Inceste. « J’ai la conviction que les victimes peuvent guérir », répète précise Soraya de Moura Freire. Selon elle, une survivante d’inceste « ne va pas fatalement transmettre son traumatisme » à son enfant. La mère peut travailler sur elle « afin de mieux comprendre son histoire, ses processus internes et ce qui lui a manqué », pour ainsi refonder son amour de soi. Cette psychologue utilise les TCC, les thérapies cognitives et comportementales, pour lutter contre les pensées qui surviennent après un traumatisme et acquérir de nouveaux comportements qui sont dans les valeurs de la personne. Soraya de Moura Freire combine cette approche à la psychanalyse, pour comprendre ce qui se joue au niveau transgénérationnel. Cette recherche, presque archéologique, consiste à aller enlever la poussière autour de ses origines. La praticienne conseille aussi à ses patientes d’avoir une activité artistique ou corporelle.

Les patientes qui s’en sortent le mieux sont celles qui dansent, écrivent ou dessinent.

« Les patientes qui s’en sortent le mieux sont celles qui dansent, écrivent ou dessinent. » De cette manière, la personne se reconnecte à son enfant intérieur·e qui a besoin de s’exprimer par la créativité. Le travail de guérison ressemble à un « patchwork », pour la psychologue : « On recoud des enveloppes corporelles qu’on va déchiffrer. On restaure quelque chose qui a été déchiré et abîmé tout en ajoutant une touche personnelle. »