Cécile Rugira est responsable régionale de Vie Féminine Centr’Hainaut. Elle et son équipe ont été témoins et victimes de plusieurs moments d’intimidation de la part de membres de groupes d’extrême droite*. “Le 8 mars, à Mons, nous réalisions une manifestation dans l’espace public. Ils sont venus à notre événement. Ils avaient des drapeaux et ils ont scandé des slogans sexistes, ils nous ont insultées.” Les hommes arborent des drapeaux et des symboles d’extrême droite. Les militantes les ignorent et continuent leur manifestation. Mais, comme le raconte Cécile Rugira, elles ont été filmées, photographiées… “C’est comme si nous étions fichées par ces gens !”
C’est comme si c’était normal qu’ils aient été là.
Quelques jours plus tard, les groupes d’extrême droite tiennent une réunion publique à Cuesmes. Vie Féminine et d’autres organisations antifascistes organisent alors un rassemblement de protestation et interpellent le bourgmestre, qui délègue des forces de l’ordre pour mettre un terme à la réunion publique. Cécile Rugira raconte : “La police est venue, mais elle n’a pas été assez ferme avec eux. C’est comme si c’était normal qu’ils aient été là, face à nous. Certaines d’entre nous ont donc expliqué aux policiers que ce n’était pas normal, qu’ils n’avaient pas à nous traiter de la même façon qu’eux.”
Des femmes d’autres régions de Vie Féminine témoignent également d’intimidations, racontent avoir découvert des affiches menaçantes placardées sur la vitrine de leur local…
Quelques semaines après les événements de Mons, c’est l’agression physique d’un jeune homme lors d’une manifestation antiraciste qui décide Vie Féminine Centr’Hainaut et une vingtaine d’autres associations – MOC, organisations actives pour les droits humains, syndicats… – à se rassembler en une plateforme “Mons antifasciste”. La plateforme a porté une motion à la ville de Mons pour qu’elle se revendique “ville antifasciste”, comme c’est le cas de Charleroi (depuis janvier 2023) et de Liège (depuis mai 2023).
Lectures publiques menacées
L’émergence de groupes identitaires met aussi d’autres associations en danger. “Unique en son genre” en fait partie. Cette association liégeoise LGBTQIA+ propose des lectures drag queens ou kings dans les écoles, dans les bibliothèques et dans d’autres lieux culturels. Ces lectures sont une occasion pour le monde drag de venir à la rencontre du jeune public. L’idée est de visibiliser la culture drag, mais aussi de casser les stéréotypes homophobes, transphobes et misogynes qui peuvent l’entourer. En avril dernier, une lecture est organisée dans une bibliothèque de La Louvière. Mais quelques jours avant l’événement, l’équipe constate qu’elle est la cible de militant·es anti-LGBTQIA+ sur les réseaux sociaux. Ces personnes appellent au rassemblement pour empêcher cette lecture, “pour le bien des enfants”.
Le jour de la lecture, iels étaient 9 devant la bibliothèque !
Sébastien Hanesse est l’un des organisateurs d’Unique en son genre. Il raconte : “Nous avions déjà eu des attaques sur les réseaux sociaux mais pour la première fois, à La Louvière, des personnes étaient présentes physiquement pour protester contre la lecture prévue. Ce qui m’a le plus choqué, c’est lorsque nous sommes arrivé·es avec les enfants et la bibliothécaire. Iels avaient placardé des messages sur les vitres : “Aujourd’hui des drag queens, demain des pédophiles” et “Ils ont remplacé nos grands-mères par des drag”. Le jour de la lecture, iels étaient 9 devant la bibliothèque ! Leurs messages étaient violents mais, contrairement à ce qui se passe en France ou aux États-Unis, iels n’ont pas été violents physiquement, heureusement.
Désormais, à chaque lecture, nous constatons qu’il y a des appels à la manifestation émanant de groupes clairement proches de l’extrême droite. La chance que nous avons, c’est que nous recevons énormément de soutien. Des personnes viennent des quatre coins de la Belgique pour nous écouter. Et ça, c’est fort et puissant. C’est ça qui nous permet de continuer.”
* Nous avons décidé de ne pas les nommer afin de ne pas leur faire de publicité et pour respecter le “cordon sanitaire” que les médias francophones ont instauré contre l’extrême droite.
Un retour de l’extrême droite en Wallonie ?
Les groupes identitaires sont donc de retour en Wallonie… jusqu’ici préservée ? Il y a bien eu des tentatives de lancement de partis d’extrême droite, mais elles étaient restées infructueuses. Actuellement, ces groupes se sentent assez légitimes pour occuper l’espace public, intimider des associations, commettre des tags anti-avortement sur les murs de l’UCLouvain – en mai 2023… Nous avons questionné deux spécialistes : Benjamin Biard, politologue au CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politiques) et Julien Paulus, chercheur au centre d’études des Territoires de la Mémoire, association liégeoise luttant pour la mémoire de la Shoah et contre les dangers de l’extrême droite.
Voit-on selon vous une montée des partis d’extrême droite et des groupes identitaires en Wallonie ?
Je pense que le terreau est prêt pour revoir l’extrême droite en Wallonie.
Benjamin Biard : “Oui, clairement. Je pense que le terreau est prêt pour revoir l’extrême droite en Wallonie. Aujourd’hui, nous avons d’une part des prétendants, certains de ces groupes se déclarent être des partis et vont tenter leur chance lors des élections communales de 2024. Et de l’autre côté, il y a une demande électorale.
Ce qui semble assez clair, c’est que ces personnes ont compris que, quand on étudie les attitudes électorales en Flandre et en Wallonie, elles sont assez similaires. Immigration, emploi, respect de la “culture wallonne ou belge”, sécurité… Mais aussi en termes de “désaffection démocratique”. Les Wallons et les Flamands partagent aujourd’hui les mêmes préoccupations. Comme en Flandre, ces personnes constituent donc un terreau pour voter pour une formation politique qui se distinguerait des autres sur ces dossiers-là.”
Julien Paulus : “L’émergence des réseaux sociaux est désormais un outil à part entière de communication politique. L’extrême droite a très rapidement identifié tout le potentiel qu’elle pouvait tirer de ce style de communication “directe” vers l’électeur. Cela lui permet de relativiser quelque peu la difficulté pour elle d’accéder aux médias traditionnels, et peut constituer un véritable tremplin de visibilité. Il faut donc, selon moi, relativiser la notion de “retour”. En réalité, les mouvements que nous observons aujourd’hui sont, soit déjà anciens, soit des reconfigurations de formations plus anciennes qui ressurgissent sous de nouveaux avatars.”
Julien Paulus continue : “La Wallonie constitue en Europe ce que l’on pourrait appeler une “anomalie politique” dès qu’il s’agit de l’extrême droite. Le vote contestataire tend à se porter davantage sur la gauche de l’échiquier politique, avec un parti comme le PTB. La vigilance reste cependant indispensable pour deux raisons. La première, c’est que l’histoire, même si elle fait de la Wallonie une terre antifasciste historique, peut changer à tout moment. Le danger de voir émerger un parti correctement structuré et doté de l’une ou l’autre personnalité charismatique ne peut pas être écarté.
La seconde raison, plus compliquée et plus insidieuse, est liée au fait que le combat ne se mène pas seulement sur le terrain politique, mais aussi – et surtout – dans le champ des idées. Certains intellectuels, par un travail de diffusion long, tenace et efficace, ont contribué à faciliter l’implantation dans le discours politique mainstream de thèmes tels que l’immigration, la préservation de notre culture, mais aussi à opérer le détournement et la manipulation de valeurs progressistes comme la laïcité ou le féminisme à des fins de combat identitaire.”
La jeunesse, clé de leur succès ?
Les réseaux sociaux sont donc un terrain de chasse pour ces groupes identitaires. Pour menacer, attaquer ou faire pression sur les militant·es progressistes, mais aussi pour recruter. “Les dernières élections remontent à 2019. Ce qui veut dire qu’il y a beaucoup de primo-votants qui vont être sur le “marché électoral”, explique Benjamin Biard. L’extrême droite entend les mobiliser, les recruter. Notamment parce qu’elle sait que cette classe d’âge est traditionnellement assez perméable aux idées anti-establishment. Les jeunes ont donc plus tendance à voter pour des partis qui prônent le changement, que ce soit à l’extrême droite ou à l’extrême gauche.”
Nous avons également contacté plusieurs groupes étudiants, notamment le cercle féministe de l’ULiège. Elles confirment qu’à Liège aussi, les groupes identitaires sont de retour, jusque dans l’université. Un constat également tiré par Benjamin Biard, qui enseigne aussi à l’université de Mons : “Ils sont de plus en plus présents dans les universités et dans les hautes écoles. C’est notamment le cas à Mons, à La Louvière ou à Liège. Ils dénoncent la gauche, et même ce qu’ils appellent “le terrorisme d’extrême gauche” dans les universités. Ils collent des affiches, déposent des flyers…” Les membres de certains groupes sont souvent présents lors de débats politiques pour interpeller les académiques et appeler les étudiant·es à rejoindre leur mouvement.
Quels risques pour les droits des femmes et des minorités ?
Des intimidations sur des militantes féministes, au moins une agression physique sur un militant antiraciste, des pressions pour faire annuler des lectures drag, des vidéos sur les réseaux sociaux évoquant “nos valeurs”, “notre culture”, appelant à “détruire l’idéologie woke” : autant de signaux d’alerte pour les défenseurs/euses des droits des femmes et des minorités. Toutes les personnes interrogées dans notre article (militant·es, mais aussi hommes et femmes politiques de droite et de gauche ne souhaitant pas être cité·es)nous ont confié avoir peur des élections de 2024. Pour creuser le sujet, nous avons interrogé Julie Ricard, spécialiste de la question au service pédagogique des Territoires de la Mémoire.
Les thématiques que ces groupes ciblent sont les causes progressistes (ou “woke”, comme ils aiment les appeler). Comment l’expliquez-vous ?
“Tout d’abord, la pensée d’extrême droite a toujours rejeté tout ce qui peut venir remettre en question les frontières d’un ordre qu’elle considère comme naturel, immuable et nécessaire. Les causes progressistes, quelles qu’elles soient, expriment un souhait de changement, de remise en question, de réorganisation sociale, etc. C’est absolument inadmissible pour une pensée d’extrême droite qui défend un “ordre établi” basé sur une hiérarchie, une organisation, et validé par un concept supérieur (la “Nature”, la “race”, Dieu…). D’où l’importance d’une frontière bien visible, et surtout bien imperméable entre “eux” et “nous”, entre le “semblable” et le “différent”.
S’attaquer aux minorités est une tendance habituelle pour l’extrême droite.
Ensuite, les causes progressistes portent les revendications et les points de vue de groupes minorisés. Or s’attaquer aux minorités est une tendance habituelle pour l’extrême droite, en particulier si ces minorités se mettent à réclamer le respect de leurs droits. Enfin, il peut s’agir aussi d’une stratégie de communication politique, dans la mesure où le sujet est “facile” d’un point de vue électoral, parce que déjà très présent dans l’actualité et dans les médias.”
Qu’est-ce que ce genre de parti véhicule comme idées sur les femmes et leurs droits ?
“D’une manière générale, l’extrême droite véhicule une vision essentialiste et sexiste des hommes et des femmes. Elle prône par exemple la défense de la famille nucléaire traditionnelle, dernier rempart face au déclin de la civilisation judéo-chrétienne.
Cette approche s’incarne par exemple dans des propositions politiques natalistes, en faveur du développement de la “communauté nationale” – par opposition à l’immigration – et touchant par essence prioritairement les femmes : pénalisation ou restriction de l’accès à l’avortement, restriction au niveau de l’accès à la PMA, allongement du congé maternité qui éloigne les femmes des sphères publiques, création d’un “revenu maternel”… Certaines de ces propositions, comme la création d’un revenu maternel, peuvent paraître séduisantes en période de crise, mais elles ont surtout pour finalité de ramener la femme à un rôle perçu comme plus traditionnel : mère, femme au foyer, etc.”
Est-ce qu’on doit avoir peur pour les droits des femmes ? Et pour les groupes minorisés ?
L’extrême droite est certainement une menace pour les droits des femmes, mais elle n’est clairement pas la seule.
“L’enjeu des droits des femmes dépasse de beaucoup la seule question de l’extrême droite. Malheureusement, il n’est pas forcément nécessaire d’avoir une extrême droite très développée pour qu’il y ait un risque. De nombreux travaux sociologiques illustrent bien le fait que le statut des femmes est le premier à se détériorer en cas de crise importante dans la société. Ce fut encore le cas lors de la pandémie et des différents confinements. L’extrême droite est certainement une menace pour les droits des femmes, mais elle n’est clairement pas la seule. D’une manière générale, la précarisation touche davantage et prioritairement les femmes et d’autres groupes minorisés.”
- Féminisation de l’extrême droite. La comprendre pour mieux la combattre ?, par Juliette Léonard, 2022, Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion (CVFE).
- Recrutement de l’extrême droite via Internet, par Patrick Cahez (membre de la Ligue des droits humains et d’Amnesty international Bruxelles), 21 juin 2020, blog de Mediapart.
- Femmes à abattre. Première enquête internationale sur les féminicides politiques, une enquête du collectif YouPress parue dans notre n° 253 et à relire sur notre site.