Kenza Isnasni, en mémoire de ses parents et des victimes de crimes racistes

Par N°246 / p. 32-33 • Mai-juin 2022

Habiba El Hajji et Ahmed Isnasni sont mort·es assassiné·es le 7 mai 2002. Deux de leurs cinq enfants ont été gravement blessés. Hendrik Vyt, leur assassin et voisin, était un fervent partisan d’extrême droite. L’unique mobile du crime ? Le racisme. Vingt ans après cette tragédie, Kenza Isnasni, leur fille aînée, lance la Habiba Ahmed Foundation afin de perpétuer leur mémoire.

Kenza Isnani prend la parole devant la photo de ses parents, Habiba El Hajji et Ahmed Isnasni. D.R.

Hendrik Vyt, 80 ans, a mis ses menaces à exécution de la pire manière. Dans la nuit du 7 mai 2002, il arrache violemment la vie de Habiba El Hajji (45 ans) et Ahmed Isnasni (47 ans) en faisant irruption dans leur appartement de la rue Vanderlinden à Schaerbeek, alors que la famille réalisait, à l’aube, la prière de Fajr. Il tire à tout bout de champ, sous le regard terrifié des enfants. Ahmed, touché dans le dos et à la tête, décède sur le coup, le front au sol pour la prosternation rituelle des prières islamiques. Habiba est criblée de balles. Yassine (11 ans) et Walid (6 ans) sont gravement blessés. Leur bourreau finit par incendier l’immeuble en continuant de tirer. Les enfants sont finalement secouru·es par leurs voisin·es Gérard, Rita et Mohamed. L’assassin périt dans les flammes qu’il a lui-même provoquées. “Le racisme, nous l’avons vécu dans notre foyer, là où nous étions supposés nous sentir en sécurité”, déclare Kenza Isnasni, rescapée de l’horreur. Elle avait alors 18 ans.

Discours de Kenza Isnasni le 10 mai 2002, trois jours après le drame, à l’occasion de funérailles rassemblant une foule immense au parc Josaphat, à Schaerbeek.

Un contexte ultra-islamophobe

La veille du drame, la famille Isnasni avait appelé la police car Hendrik Vyt avait défoncé la porte d’entrée de leur immeuble au marteau et au pied-de-biche. Ce même jour, au lendemain du second tour des présidentielles françaises, il avait aussi déclaré publiquement : “Puisque Pim Fortuyn a été tué, puisque Le Pen n’a pas été élu au second tour, nous allons nous débarrasser de ça nous-mêmes avec une kalachnikov.” D’après un article de la DH de l’époque (8 mai 2002), il avait aussi crié, au départ des policiers venus le “sermonner” : “Tout ce qui est bougnoule, il faut les tuer. Les flics aussi.” L’année précédente, des armes à feu avaient déjà été trouvées chez lui et de nombreuses plaintes avaient été déposées par le voisinage suite à ses insultes et menaces racistes.

Le racisme, nous l’avons vécu dans notre foyer, là où nous étions supposés nous sentir en sécurité.

Hendrik Vyt était un fervent adepte du parti politique flamand d’extrême droite alors appelé Vlaams Blok. La haine était l’unique motif de cette tuerie qui laissa cinq enfants orphelin·es. Ces assassinats racistes, traités comme un fait divers dans les médias et qualifiés de “conflit de voisinage” par les autorités, s’inscrivent dans une atmosphère internationale asphyxiante post-11 septembre. Les élections présidentielles françaises étaient rythmées par les injures et les références attisant la haine de Jean-Marie Le Pen, l’extrême droite montait aux Pays-Bas… Un terreau idéologique favorable à la violence contre les personnes de confession musulmane.

Kenza Isnani
prend la parole
devant la photo
de ses parents,
Habiba El Hajji et
Ahmed Isnasni. D.R.

À Schaerbeek, le “nolsisme” faisait rage. Roger Nols, bourgmestre, était très proche de Jean-Marie Le Pen (il l’invita dans la commune en 1984). Nols a, par exemple, instauré des guichets séparés pour les francophones, les néerlandophones et les personnes d’origine étrangère au sein de sa commune : une forme de ségrégation. En 1986, il s’est montré à dos de chameau, vêtu d’une djellaba, pour marquer son opposition à l’extension du droit de vote des étranger·ères. D’autres figures notoirement racistes ont marqué Schaerbeek, comme le commissaire en chef Johan Demol. En 1997, il reconnaissait avoir fait partie du Front de la Jeunesse, une milice d’extrême droite. Il a été suspendu et a atterri au Vlaams Belang en tant que député bruxellois, de 1999 à 2014. La haine était institutionnalisée, publiquement autorisée, dans la commune qui a vu grandir les enfants Isnasni.

 

Cet extrait du JT de 13h la RTBF (26 juin 2021) montre la banalisation des propos racistes (“On n’est plus chez nous, c’est les arabes qui décident, il faut réagir.”) et leurs conséquences.

Le cycle de l’extrême

Un air de déjà-vu marque donc les élections – présidentielles et législatives – actuellement en cours en France. En Belgique, les discours se radicalisent. Ici et dans l’Hexagone, la xénophobie est à nouveau le socle des campagnes politiques. Comme un mauvais film diffusé en boucle, l’histoire se répète indéfiniment. Comment voit-on le non-apprentissage du passé quand le racisme, impuni, a décimé notre famille ? Kenza Isnasni est inquiète. Pour elle, le contexte actuel est “pire” encore que celui qui a vu ses parents disparaître. “À l’époque, c’était moins amplifié qu’aujourd’hui avec les réseaux sociaux. J’encourage les personnes qui se sentent concernées par ces propos à ne pas se sentir dépassées. Il faut limiter l’impact au maximum. Plus on cultive le constat que ça n’a pas changé, plus on rumine, plus on leur donne de l’importance et notre attention”, assure-t-elle.

Pour Kenza, “la meilleure réponse est de cultiver la paix et la bienveillance entre nous afin de rayonner. Ils veulent appuyer là où ça fait mal. Mais ça ne doit pas piquer.”

Face à la violence, Kenza privilégie le self-care comme stratégie. Elle insiste : “Il faut prendre soin de soi. Sinon, on est touché intérieurement. On se demande si ça va finir un jour et ça nous détruit.” C’est ce changement de perspective qui permet à Kenza de rester debout. “Nous avons une énergie qui porte plus haut lorsqu’on agit en soi-même et avec les autres. Cultiver cela nous permet d’avancer au lieu de donner trop d’attention aux polémiques haineuses qui n’aspirent qu’à diviser et qui nous font tourner en rond dans une spirale sans fin.” Pour Kenza, “la meilleure réponse est de cultiver la paix et la bienveillance entre nous afin de rayonner. Ils veulent appuyer là où ça fait mal. Mais ça ne doit pas piquer.”

Une fondation pour la mémoire

La persévérance de Kenza Isnasni, une valeur transmise par ses parents, porte ses fruits. Vingt ans plus tard, elle crée la structure qui permettra d’entretenir leur mémoire : la Habiba Ahmed Foundation (HAF). C’est au cours de ses nombreux voyages dans le cadre de ses études (en relations internationales et diplomatie) qu’elle a nourri sa vision du travail de mémoire. Lors de la commémoration des 25 ans du massacre de Srebrenica, en Bosnie, un tournant s’opère. “J’ai logé chez des rescapé·es en charge du mémorial. Je tenais à être avec les personnes endeuillées. Je me souviens d’un hangar avec plus d’une centaine de cercueils disposés, pour que les familles puissent se recueillir. À cet instant précis, j’ai compris à quel point le travail de mémoire et de transmission était essentiel, au-delà même des familles endeuillées. Il s’agit aussi du regard que l’on porte sur ces actes. Je m’y suis reconnue”, explique-t-elle.

D.R.

Ses rencontres à l’étranger aboutissent à une conclusion : une partie de l’histoire est toujours occultée. Le travail de la HAF, c’est aussi de retrouver les pièces manquantes du puzzle de l’histoire belge pour répondre à un devoir de mémoire collective. La HAF s’engage pour la mémoire notamment dans l’espace public. “On a proposé à la commune de Schaerbeek de renommer une partie de la rue Vanderlinden [en rue Habiba-Ahmed, ndlr]. C’est un symbole très fort, de représenter toute cette génération de parents. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas une rue à laquelle on peut s’identifier. Les renommer, c’est nous inscrire dans la pérennité et dans la reconnaissance.” Un travail que Kenza fait aussi remonter à une transmission traditionnelle : “C’est primordial d’honorer la mémoire des anciens et d’honorer le passé pour construire l’avenir.” Elle souhaite commémorer la vie entière de ses parents, de la “grandeur” avec laquelle ils ont immigré dans un pays dont ils ne parlaient pas la langue, jusqu’à leur disparition.

Réparer l’insoutenable

La famille Isnasni a connu le racisme dans sa forme la plus violente. Est-ce possible de réparer une telle abomination ? “Il faut se réparer soi d’abord, soutient-elle. J’ai beaucoup cherché. J’avais beaucoup de questions et je devais chercher ailleurs que dans les tribunaux. La victoire, c’est de se dire qu’on ne va pas échouer malgré cette violence, malgré l’acte en lui-même et tout ce que ça implique. On a survécu, on est rescapés et ça ne va pas nous détruire une deuxième fois.”

La victoire, c’est de se dire qu’on ne va pas échouer malgré cette violence, malgré l’acte en lui-même et tout ce que ça implique.

Voyages, études, création de la fondation… Elle a trouvé de nombreux moyens de se réparer. Parmi eux, la foi. “Quand quelque chose d’aussi massif se produit, il faut se demander comment ça peut avoir une transformation positive pour continuer à être présente et à avancer, certifie-t-elle. Ce que mes parents m’ont transmis a finalement été central. Mon rapport au spirituel me permet vraiment de recentrer les choses, de retrouver du sens à notre existence, à qui nous sommes, à notre rapport aux autres.”

“Maman, j’ai réussi !”

Habiba et Ahmed ont offert un cadeau inestimable à leurs enfants : la combativité. “C’était mon premier vélo, se rappelle Kenza. Je râlais parce que je voyais que mes frères avaient réussi, j’avais aussi envie d’apprendre. Ma mère me disait : “Réessaye ! Tu vas réussir !” À un moment donné, elle m’a lâchée et je ne m’en suis pas rendu compte jusqu’à ce que je réalise que j’étais en train de rouler toute seule, et j’ai crié : “J’ai réussi ! J’ai réussi !”… C’est tout ce qu’il nous reste. J’ai appris qu’il faut maintenir un esprit combatif et persévérant dans tout ce qu’on entreprend, parce qu’à un moment ou à un autre, quand on est sur la bonne voie, ça aboutit.” Elle s’en souvient comme si c’était hier, de ce moment où ses cris de joie portaient dans le parc Josaphat, annonçant la persévérance avec laquelle elle allait mener sa vie.

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