Kindja et Melani : le récit de deux mamans “désenfantées”

Par N°238 / p. 26-27 • Avril 2021

Kindja et Melani ont toutes deux perdu la garde de leurs enfants et l’autorité parentale après leur séparation. Elles racontent une spirale de violences et d’humiliations institutionnelles dans laquelle leur parole peine à être entendue. Un article à poursuivre avec, ce mois-ci également, l’interview de Rokia Traoré.

Photo d'illustration CC Beth Tate / Unsplash

Attention

axelle suit de près le sujet des relations entre les femmes et la Justice, en particulier dans le cadre des séparations parentales et des violences conjugales. Nous avons récemment publié une enquête sur le thème douloureux du placement d’enfants par les institutions judiciaires, réalisé parfois de façon abusive, estiment des mères concernées. Dans notre numéro d’avril, trois femmes racisées, Kindja, Melani ainsi que la chanteuse Rokia Traoré, dénoncent des décisions injustes concernant la garde de leurs enfants après une séparation. L’article ci-dessous est donc à lire avec celui-ci. Attention, certains témoignages sont difficiles.

Est-il vrai qu’en cas de séparation les juges favorisent systématiquement les mères au détriment des pères ? Ce n’est pas du tout l’analyse de Fatma Karali, fondatrice du collectif Des Mères Veilleuses, qui apporte du lien et du soutien à de nombreuses mamans solos depuis sa création en 2018. “Nous avons récolté de nombreux témoignages de mamans rappelées à l’ordre par les juges alors que les pères démissionnaires sont laissés tranquilles”, indique-t-elle. Et quand on écoute le récit de plusieurs femmes confrontées à des ex-conjoints violents, on se rend compte également que la réalité est plus nuancée.

“Dans la société patriarcale, la femme et les enfants sont encore considérés comme des propriétés du père”, peut-on lire dans un de nos articles. Laetitia nous confiait : “Les juges veulent à tout prix préserver le lien de paternité, c’est de la folie.” L’ex-compagnon de Laetitia continue à bénéficier d’un droit de visite de leur enfant malgré sa condamnation pour violences aggravées sur la maman…

Égalitaire… pas pour tout le monde

En Belgique, il n’existe pas de chiffres sur la garde des enfants. On estime que 30 % des séparations auraient lieu par consentement mutuel, et il est difficile de savoir ce que décident ces parents concernant la garde des enfants. Quand les parents passent par la Justice, les litiges peuvent aboutir à la décision d’un hébergement principal chez l’un des deux parents, d’un hébergement quasi égalitaire (neuf jours chez l’un, cinq jours chez l’autre) ou d’un hébergement égalitaire, la norme établie par la loi de 2006 qui exige de maintenir le lien avec les deux parents en cas de séparation. Toujours selon les estimations, il existe depuis une tendance claire à la diminution de l’hébergement principal exclusif maternel. Depuis, l’hébergement égalitaire augmente.

Des associations féministes comme Fem&Law (qui rassemble des avocates) et Vie Féminine ont critiqué la loi sur l’hébergement égalitaire car elle ne tient pas compte des violences subies par les mères et les enfants. “Dans des cas de violence conjugale par exemple, [cette loi] peut servir de moyen de pression aux hommes qui veulent garder un contrôle sur leur ex-conjointe au travers des enfants”, souligne pour Alter Échos Oriane Simone, qui a cofondé Fem&Law. Cette réalité, nous l’avons également découverte dans les parcours de Kindja et de Melani, deux mamans qui partagent une histoire douloureusement semblable.

Briser le silence

“Je souhaite briser le silence. Je suis une victime et je me bats pour mes enfants, lance Kindja. Faire ce pas est une prise de risque pour moi. Probablement que Monsieur va l’utiliser contre moi. Jusqu’où serait-il prêt à aller pour me faire peur ou me faire mal ?, poursuit-elle. Je voulais un divorce à l’amiable et surtout pas une bataille juridique. Je n’ai aucun casier, aucun antécédent avec la police, j’ai réussi brillamment mes études supérieures et je suis ingénieure. Mais après la séparation, il a commencé à porter plainte à la police, en disant que j’avais un état mental perturbé, que j’étais en dépression post-partum. Cela n’a absolument pas été diagnostiqué par un médecin, et ni ma famille, ni mes proches ne l’ont constaté. Mais de par sa profession, il sait convaincre, il reste très calme. Dans ses plaintes, il est toujours sa propre preuve, il n’amène aucun élément extérieur.”

“Il se sert des enfants pour continuer à me contrôler”

Il ne s’occupait pratiquement pas des enfants avant. Il avait dédié sa vie à ses entreprises, auxquelles j’ai également contribué. Je sens surtout qu’il ne peut plus me contrôler et qu’il veut se servir des enfants pour continuer à le faire”, explique Kindja.

Outre une répartition des tâches inégalitaire, Kindja témoigne avoir vécu dans son couple de la violence psychologique et du contrôle, c’est-à-dire une surveillance de tous les instants de la part de son ex-conjoint : il lisait ses courriels, regardait ses relevés téléphoniques et surveillait les sites web qu’elle consultait sur la connexion internet de leur domicile – une forme de cyberviolence conjugale.

Kindja raconte que les plaintes abusives continuent à pleuvoir. “Il dit à la police que les enfants sont en danger chez moi. La police appelle mon propriétaire. Monsieur obtient ainsi des informations sur ma situation de confinement.” Selon elle, son ex utilise la police et aussi toutes les institutions qui sont impliquées comme le Service de l’aide à la jeunesse (SAJ) et le Service de la protection de la jeunesse (SPJ) pour continuer à la contrôler. “Il va par exemple essayer de m’empêcher de voyager pour voir ma famille ou des amis en m’accusant de kidnapping.”

L’histoire se serait envenimée autour de l’état de santé de l’un des enfants. La maman dit avoir contacté le SAJ en premier, car elle estimait que son enfant n’était pas soigné chez le père. “J’espérais pouvoir apporter à l’amiable une cohérence dans les soins. Mais il disait que l’enfant n’avait aucun symptôme.” Plusieurs médecins ont confirmé par la suite que l’enfant est bien souffrant et que l’état de santé est chronique… “Il essaie de nous rendre tous fous. Et face à ça, il faut garder son calme. Vous êtes face à de la malveillance mais il faut continuer à sourire. Il ne faut surtout pas montrer sa colère.”

La maman est accusée

La machine s’emballe, l’affaire passe du tribunal de la famille (au civil), au tribunal protectionnel (au pénal) et c’est la maman qui est accusée de “rendre” son enfant malade. Après n’avoir pu voir ses enfants qu’un week-end sur deux, Kindja a perdu une partie de l’autorité parentale sur ses enfants à la mi-janvier 2021, après une nouvelle audience. Une procédure en appel de cette décision a été lancée.

“La partie adverse continue de me présenter comme psychologiquement dérangée à partir des diagnostics qu’elle a fabriqués et qu’elle est apparemment parvenue à faire accepter à diverses personnes et instances. Comment est-ce possible ? Au milieu de tout cela, il y a mon enfant !”

Dites-moi, est-ce que c’est dans l’intérêt de mes enfants de ne plus me voir ?

Fait interpellant : alors que pas moins de six médecins ont attesté du fait que l’état de santé qui touche l’enfant est chronique, le SPJ écrit toujours que la maladie est “créée” par la maman, selon plusieurs sources que nous avons pu consulter. “J’ai juste voulu protéger mes enfants. Aujourd’hui, je les ai perdus. Dites-moi, est-ce que c’est dans l’intérêt de mes enfants de ne plus me voir ?, termine Kindja. Je cumule trois discriminations : d’abord, je suis une femme, et la Justice est patriarcale. J’ai aussi moins d’argent et je vis dans un gîte à la ferme, cela se retourne contre moi en Justice. Il y a enfin de nombreux clichés sur les mamans africaines, comme quoi on porte nos enfants sur nos dos, nous sommes des mères aliénantes, etc. En réalité, mes enfants sont proches de moi, et c’est ça qu’on veut détruire.”

“Je suis intervenu en fin de procédure et ma marge de manœuvre était donc limitée, affirme à propos de ce dossier maître Laurent Levi, avocat familialiste et pénaliste, le nouveau conseil de la maman. De manière regrettable, ma cliente a été privée d’un procès équitable à la suite d’un irrespect des procédures judiciaires. Cette affaire met en évidence des dysfonctionnements dans notre société démocratique et elle représente un cas d’école. J’ai interjeté appel et je suis positif pour la suite. Ayant pu intervenir dès le départ en degré d’appel, j’ai une liberté totale de stratégie et je peux faire valoir tous les arguments utiles pour garantir à ma cliente un procès équitable, qui permettra à la réalité judiciaire de s’écrire sur base de faits objectifs et prouvés.” Contactés, ni le SAJ ni le SPJ n’ont donné suite à nos questions.

Une partie forte et une partie faible

Maître Laurent Levi explique encore : “Nous sommes face à un cas de figure de divorce dans lequel une partie, plus forte que l’autre, a décidé de déconstruire l’édifice bâti ensemble. Il en émerge un conflit dont les enfants sont otages. Dans ce cas-ci, ma cliente représente la partie faible. La pierre angulaire de cette affaire est le désaccord autour de la maladie de l’un de leurs enfants. Les parents ne s’accordent ni sur les causes de son existence ni quant à la manière de la soigner.

Face à ces divergences, et inquiète pour la santé de son enfant, ma cliente a décidé de sa propre initiative de saisir le service de l’aide à la jeunesse [SAJ, ndlr], un moment clé de l’affaire. Cette démarche est courageuse, car il n’est pas rare que le travail réalisé par ce service impacte négativement le parent qui l’a saisi”, observe-t-il. Ce qui fait écho à plusieurs témoignages recueillis récemment dans notre enquête sur la question des placements des enfants.

“Dans le cas présent, continue Laurent Levi, il s’est produit un glissement spectaculaire de la situation [de ma cliente, ndlr]. Elle est passée en période scolaire d’un droit d’hébergement principal à celui d’un hébergement secondaire d’un week-end sur deux. À ce stade de la procédure, elle ne peut plus voir ses enfants que dans un espace protégé, en présence d’une tierce personne observatrice. Ce n’est pas anodin, cette mesure est prévue notamment pour les parents soupçonnés d’attouchements envers leurs enfants ou de violences physiques”, continue Laurent Levi.

Le contentieux familial, un contentieux subjectif

La perception du débat dépendra de la vision des magistrats et des différents services intervenants.

Quelle est son analyse juridique de l’affaire ? “Le contentieux familial, et particulièrement celui de la parentalité, est un contentieux essentiellement subjectif. La perception du débat dépendra de la vision des magistrats et des différents services intervenants. Cette vision aura un impact déterminant sur son issue.” Jusqu’à laisser de la place au sexisme et au racisme ? “Qui dit subjectivité dit place possible aux jugements de valeur”, répond Maître Levi.

Selon lui, cette subjectivité trouve son point culminant dans la notion d’”intérêt supérieur de l’enfant”, qui est cardinale en matière de droit de l’enfant. “Cette notion floue et vague est dénuée de portée précise. Chacun l’interprète à travers le prisme de son propre système de valeurs.” Maître Levi soutient que “du point de vue de la technique juridique, lorsqu’une notion est floue, on tente d’en baliser les contours en analysant la jurisprudence, les décisions des tribunaux. Celle-ci, en la matière, souffle le chaud et le froid et ne permet pas de définir précisément la notion.”

Melani, une maman jugée “aliénante” ?

La menace de ne plus voir ses enfants, qui pèse sur Kindja, Melani la connaît parfaitement. Ces deux dernières années, elle n’a plus vu ses enfants que 4 fois une heure et chaque fois sous supervision. “Je suis sud-africaine et j’ai été mariée avec un homme belge pendant 20 ans. Ça n’a pas été le bonheur… mais quand j’ai appris qu’il avait une relation avec l’institutrice de notre fils, j’ai voulu divorcer. Je ne voulais pas me battre, je voulais qu’on s’arrange entre nous et que cela se passe au mieux pour mes enfants”, se souvient-elle.

Mais les enfants refuseraient de se rendre chez leur père et fuient à plusieurs reprises. La maman est alors accusée de les manipuler, la fameuse “aliénation parentale” lui est reprochée. Cette théorie est très polémique et elle est critiquée par les féministes belges, françaises, italiennes et canadiennes, notamment parce qu’elles avancent que cette théorie ne repose sur aucun fondement scientifique fiable. En France, une récente enquête de Mediapart va encore plus loin et pointe le fait que l’utilisation de cette théorie “entretient le déni de l’inceste”.

L’ex-mari de Melani porte ainsi plainte à de multiples reprises pour “manipulation” et “aliénation parentale”, des plaintes qui serviront plus tard dans la procédure contre la maman. “Je ne voulais absolument pas parler de ces sujets avec mes enfants justement, je leur disais que c’était des sujets d’adultes, je ne cherchais pas à les influencer”, explique Melani.

Je n’ai vu mes enfants que 4h et 15 minutes depuis le 3 novembre 2018.

Sur la base de cette accusation d’”aliénation parentale”, son ex-conjoint obtient la garde exclusive des enfants. “Je n’ai vu mes enfants que 4h et 15 minutes depuis le 3 novembre 2018, calcule la maman. Et pendant une réunion ce 17 décembre, le SPJ m’a annoncé que je ne verrai plus mes enfants. C’est l’enfer.” Elle s’interrompt, puis reprend : “Désolée, c’est très dur pour moi d’en parler.”

“Quand je l’ai suivi en Belgique, on s’est installés dans son village, où il connaît tout le monde. Moi je n’avais personne, j’étais toute seule. À la séparation, je me suis retrouvée avec des avocats pro deo qui me disaient que je devais accepter tout ce qu’il voulait. Certains ne faisaient qu’acte de présence.”

Exclue de la vie de ses enfants

Melani continue : “Il disait tellement de mensonges que je pensais que cela finirait par se voir. J’ai eu l’impression d’être en Afrique du Sud au moment de l’apartheid. La parole de l’homme blanc est plus importante que la mienne. Ils [la Justice, ndlr] ont estimé que j’étais une mauvaise mère et cela a été très dur pour moi car je suis très proche de mes enfants. Pourquoi mes enfants fugueraient-ils pour venir chez moi si j’étais une mauvaise mère ? C’est parce qu’ils se sentent en sécurité avec moi qu’ils veulent rester. 

On m’a aussi accusée de faire du vaudou ou de la sorcellerie.

On m’a aussi accusée de faire du vaudou ou de la sorcellerie. Mon fils voulait une fête d’anniversaire d’Halloween et ils se sont basés sur les photos de cette fête ! Je peux témoigner qu’on ne pratique pas le “vaudou” en Afrique du Sud. Mais Monsieur n’a pas hésité à dire d’autres choses racistes durant la procédure, comme le fait que mes enfants ne sont pas “vraiment” sud-africains. Je suis leur maman, ce sang coule aussi dans leurs veines !

Il a aussi dit que ma famille voulait les enfants pour l’argent. Il a dit aux enfants que les couples mixtes ne devraient pas exister, que ça devrait être contre la loi. Mon fils, qui n’avait que 7 ans à l’époque, m’a alors demandé si ça voulait dire qu’il ne devrait pas exister… On laisse mes enfants avec quelqu’un qui dit ça !”

Melani conclut : “Je ne sais pas quelle relation je pourrai avoir avec mes enfants plus tard. Ils m’ont été arrachés. Je sais qui je suis, je ne suis pas une mauvaise personne, ni une mauvaise mère. Il m’a contrôlée pendant 20 ans mais il ne le fera plus. Et je ne me tairai pas. J’ai promis à mes enfants de me battre et c’est ce que je ferai.

Ma cliente est accusée d’aliénation parentale. Mais c’est elle qui est exclue de la vie de ses enfants.

Quand nous avons comparu devant le tribunal de la jeunesse le 2 janvier 2020, mon avocat a déclaré pendant l’audience : “Je ne comprends pas. Nous sommes ici parce que ma cliente est accusée d’aliénation parentale. Mais ce que je vois est que c’est elle qui est exclue de la vie de ses enfants.” Le tribunal n’a pas tenu compte de son argument. Je crains que 2021 sera encore une année où je n’aurai pas le droit de voir mes enfants.”

Concentration de dysfonctionnements

De nombreuses mères racisées que je rencontre sont seules, sans réseau.

Selon les deux mamans, les comparutions au tribunal et les convocations des services sociaux sont des moments d’humiliation. Kindja raconte : “C’est éprouvant, je vis en continu du harcèlement psychologique, harcèlement financier, harcèlement judiciaire, mais on n’a pas le choix que de faire avec. J’ai eu de la chance, j’ai été entourée et j’ai bénéficié d’un encadrement vital afin de préserver ma santé mentale dans l’intérêt de mes enfants. Mon médecin et ma thérapeute sont deux femmes formidables. Quand je regarde en arrière, mettre fin à l’emprise [de mon ex-conjoint, ndlr] a été la formation la plus intense de ma vie. Je constate que de nombreuses mères racisées que je rencontre sont seules, sans réseau et que leurs problèmes dépassent leurs proches qui sont dans l’incompréhension totale.”

Kindja et Melani se sont rencontrées au sein du collectif Des Mères Veilleuses. Fatma Karali analyse : “Les histoires de Kindja et Melani concentrent tout ce qui peut dysfonctionner dans les procédures judiciaires. Le droit de la famille ne fonctionne pas, et cela permet aux pères d’exercer des violences post-séparation. C’est encore plus vrai si les mères sont d’origine étrangère. Il y a beaucoup de stéréotypes qui entourent ces mamans, elles sont traitées de manière humiliante. Ce qu’on remarque aussi, c’est une inversion des responsabilités : la victime devient bourreau et le bourreau est la victime.”

“C’est parce qu’on ne se laisse pas faire que la réaction du système est si forte contre nous, soutient Kindja. Je veux dire à toutes ces mamans une dernière chose : face à cela, ne restez pas seules.”