Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer le rôle du mouvement ATD Quart Monde ?
“Le mouvement ATD – Agir Tous pour la Dignité – est un mouvement international qui lutte contre la misère et toutes les inégalités du système qui l’engendre. Il considère que, pour lutter au mieux contre la pauvreté, il faut la connaître. C’est pourquoi il travaille directement avec les personnes qui vivent ou ont vécu dans la pauvreté. Celles-ci sont impliquées dans la préparation et la réalisation des actions ainsi que dans la gouvernance de l’organisation. Les personnes possédant le vécu de la misère ont une connaissance et une expérience unique indispensables pour avancer vers l’éradication de la pauvreté. Personnellement, les inégalités sociales m’ont toujours interpellée. Ce sont des rencontres avec des personnes de milieux très défavorisés qui m’ont poussée à m’investir dans le combat pour mettre fin à ces injustices sociales.”
J’ai appris – et apprends encore toujours – à voir comment les femmes précaires se démènent pour mener une vie digne malgré les conditions indignes dans lesquelles elles se trouvent et malgré les moments de découragement.
Que vous a appris toute cette expérience accumulée à propos de la précarité au féminin ?
“La pauvreté touche les hommes et les femmes. Les statistiques indiquent cependant que ces dernières sont plus nombreuses à vivre sous le seuil de risque de pauvreté. J’ai appris – et apprends encore toujours – à voir comment elles se démènent pour mener une vie digne malgré les conditions indignes dans lesquelles elles se trouvent et malgré les moments de découragement. J’ai appris avec elles à entrer dans la compréhension de leurs logiques d’action, souvent méconnues par les intervenants extérieurs et erronément interprétées. Les personnes pauvres disent : “Réfléchissez et agissez avec nous, pas pour nous”.”
Comment définiriez-vous, dans les grandes lignes, les violences institutionnelles ?
“La violence institutionnelle, c’est la façon dont l’État et les institutions traitent certaines personnes, certains groupes de personnes vulnérables. La relation entre ces dernières et les institutions se caractérise par une grande inégalité de position entre la personne qui s’adresse à l’institution et celle-ci. D’un côté, la personne cherche une aide qui lui est absolument nécessaire et de l’autre côté, il y a un professionnel qui a le pouvoir de l’accorder ou non. La violence institutionnelle est fortement ressentie par celle qui n’a pas d’autre choix que de s’adresser à une institution et d’accepter les conditions liées à l’octroi de l’aide, elle ne se perçoit plus du tout comme un sujet de droits, elle se sent humiliée. C’est encore plus vrai lorsque la personne cumule les vulnérabilités, lorsqu’elle est victime de discriminations liées à la prétendue race ou à l’âge, par exemple. D’un autre côté, la violence institutionnelle est ressentie aussi par beaucoup de professionnels qui dénoncent le manque de moyens pour accompagner correctement les personnes qui s’adressent à eux et la tension entre leur rôle d’accompagnement et de contrôle.”
La violence institutionnelle est fortement ressentie par la personne qui n’a pas d’autre choix que de s’adresser à une institution et d’accepter les conditions liées à l’octroi de l’aide, elle ne se perçoit plus du tout comme un sujet de droits, elle se sent humiliée.
À quels types d’institutions les femmes sont confrontées dans le secteur de la lutte contre la précarité ?
“La grande pauvreté atteint tous les domaines de la vie. Deux institutions avec lesquelles les femmes sont fréquemment en contact sont l’école et les services de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse. À l’école par exemple, ce sont elles et leurs enfants qui subissent en première ligne les humiliations liées au fait qu’elles n’arrivent pas à payer toutes les factures scolaires. En ce qui concerne les institutions de l’aide à la jeunesse, on sait qu’il y a un risque statistiquement significatif plus élevé de placement d’enfants lorsqu’ils sont issus de familles défavorisées. Le placement est en principe conçu comme une mesure de soutien temporaire dont la durée doit être la plus courte possible. Mais les parents concernés vivent souvent les interventions comme de la maltraitance institutionnelle parce que le manque d’investissement des services dans le maintien du lien, durant le temps de la séparation, affaiblit les liens familiaux, allonge la durée du placement et rend parfois impossible un retour en famille. Une violence institutionnelle particulièrement grave vu son impact sur l’avenir de l’enfant.”
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Les CPAS interviennent également pour lutter contre la précarité. Est-ce que ce sont des lieux où les femmes sont respectées, selon vous ?
“La mission légale des CPAS est de “permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine”. C’est donc a priori un lieu où les personnes sont respectées. Mais l’écart entre le texte de loi et les pratiques est encore grand. Le fait même de devoir se rendre au CPAS est difficile, on doit y “déballer” sa vie pour justifier la demande d’aide. Dans une société où la pauvreté est trop souvent considérée comme relevant de la responsabilité individuelle, devoir se présenter au CPAS provoque un sentiment de honte. Un recours contre les décisions du CPAS peut être introduit, mais cela ne se fait que rarement par manque de moyens, mais aussi par crainte des réactions du CPAS, auquel la personne aura encore probablement affaire, sauf si elle déménage. Certaines personnes changent de commune pour avoir accès à un autre CPAS et être mieux traitées. De nombreux professionnels au sein des CPAS vivent mal leur double rôle, accompagner les personnes et en même temps contrôler si elles ont droit au revenu d’intégration ou à une aide sociale. De même, ils vivent mal le manque de moyens pour faire face aux demandes croissantes.”
Cela fait plusieurs fois que vous utilisez des mots comme “honte”, “humiliation” dans cet entretien…
“La honte est un sentiment fortement ressenti par les femmes et les hommes qui vivent dans la pauvreté. Elle est nourrie par le regard souvent négatif de la société sur les pauvres et par les maltraitances institutionnelles. La maltraitance institutionnelle est un facteur qui alimente le non-recours aux droits. Elle atteint la personne dans sa dignité. La personne reportera donc le plus longtemps possible ses contacts avec une institution susceptible pourtant de contribuer à améliorer la situation, voire renoncera à s’y adresser. A contrario, on constate que les personnes qui participent à des groupes de réflexion ou d’action au sein d’ATD perçoivent le regard positif porté sur elles. Petit à petit, leur capacité d’agir, freinée par le regard négatif de certaines institutions, augmente.”
La honte est un sentiment fortement ressenti par les femmes et les hommes qui vivent dans la pauvreté. Elle est nourrie par le regard souvent négatif de la société sur les pauvres et par les maltraitances institutionnelles.
C’est donc aussi le regard, plus général, que la société tout entière porte sur la précarité qu’il faut changer ?
“Les violences institutionnelles reflètent en effet une méconnaissance de ce que cela signifie de vivre dans la pauvreté. Au-delà des aspects les plus visibles comme le manque de revenus, il y a une série de dimensions encore largement ignorées. Une récente recherche participative menée en partenariat par l’Université d’Oxford et ATD Quart Monde International dans 6 pays [Bangladesh, Bolivie, France, Tanzanie, Royaume-Uni et États-Unis, ndlr] a identifié des “dimensions cachées” de la pauvreté, présentes dans ces pays, la maltraitance institutionnelle en fait partie. Il faut continuer à faire connaître ce sujet. Cela contribuera à l’élaboration de meilleures politiques de lutte contre la pauvreté des femmes, des hommes et des enfants, et donc à l’éradication de la pauvreté.”
Selon vous, pourquoi les institutions sont violentes ou deviennent violentes ?
“Il y a plusieurs facteurs qui entrent en jeu. Je voudrais insister sur le fait que les services publics travaillent dans le cadre d’une mission légale. Or certains textes législatifs contiennent les germes de la violence institutionnelle, notamment parce qu’ils partent de l’idée que la personne défavorisée est responsable, voire coupable de sa situation en ignorant la responsabilité des autorités par rapport aux conditions indignes dans lesquelles vivent ces personnes. Les autorités ne semblent pas être suffisamment conscientes du fait que les violences institutionnelles provoquent le non-recours aux droits et aux services chargés de les mettre en œuvre et qu’elles questionnent donc l’efficience de ces services, outre la souffrance humaine liée à la maltraitance institutionnelle.”
Les autorités semblent ne pas être suffisamment conscientes du fait que les violences institutionnelles provoquent le non-recours aux droits et aux services chargés de les mettre en œuvre…
Vous l’avez déjà mentionné, mais est-ce que les personnes qui travaillent dans les institutions subissent des violences elles aussi ?
“Oui, les professionnels qui travaillent dans les institutions subissent également des violences institutionnelles lorsqu’elles ne sont pas en accord avec les façons de faire de l’institution mais qu’elles ne sont pas libres de faire autrement ou quand elles n’ont pas les moyens de faire leur travail correctement. Je pense par exemple au moment où la loi sur la dégressivité des allocations de chômage a été adoptée. Il a fallu la mettre en œuvre dans les institutions et la faire respecter, “peu importe” ce que les professionnels en pensaient finalement.”
Comment créer des solidarités avec celles et ceux qui travaillent dans une institution et qui veulent faire changer les choses ?
“Mobiliser le plus largement possible sur la thématique de la maltraitance institutionnelle constitue probablement un précieux soutien aux professionnels dans les institutions. Leur faire connaître des initiatives intéressantes est aussi une façon de les encourager dans leur volonté de faire changer les choses.”
Justement, pourriez-vous pointer des initiatives que vous trouvez inspirantes, dont des institutions pourraient s’emparer pour évoluer ?
“J’ai deux exemples en tête, d’abord la démarche “Agora” : depuis plus de 20 ans maintenant, des parents en situation de pauvreté qui ont ou ont eu affaire avec l’aide ou la protection de la jeunesse rencontrent des professionnels du secteur – 10 réunions par an. Ce dialogue, sur un sujet extrêmement sensible, permet aux professionnels de mieux comprendre les parents qui vivent dans la pauvreté et à ceux-ci de prendre conscience des contraintes des professionnels. Ce dialogue est lent mais engrange des avancées sur le plan de la qualité des échanges et de pratiques des services sur le terrain ainsi que sur le plan législatif.
Un agent de l’Onem a reconnu que l’administration ne prend sans doute pas encore suffisamment en compte ces aspects humains impossibles à quantifier.
Plus récemment, une équipe de l’Onem a interpellé le mouvement ATD à propos du non-recours aux droits. Cette équipe souhaitait rencontrer des personnes qui vivent ces situations. Face à leurs récits et analyses, les employés de l’Onem se disent frappés par la “montagne de difficultés” rencontrées dans les parcours de demandes d’aides, par l’enchaînement et “l’effet cumulatif” des problèmes. Un agent a reconnu à cet égard que l’administration ne prend sans doute pas encore suffisamment en compte ces aspects humains impossibles à quantifier. L’importance de répondre par des moyens humains et personnalisés à des situations humaines est une des conclusions de cette première rencontre. Ce sont des initiatives à suivre.”