Quand la pandémie révèle les réflexes conservateurs de la société allemande

Par N°237 / p. WEB • Mars 2021

En Allemagne, à mesure que le confinement s’allonge, la gestion de la pandémie s’appuie toujours plus sur les femmes. Angela Merkel, la chancelière, n’est pas pressée de rouvrir les écoles. Sa politique semble encore nourrie par les représentations traditionnelles de la famille et du rôle central que doivent tenir les mères.

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Les crises sont rarement des périodes favorables aux femmes et aux populations vulnérables. Ce constat bien connu des féministes s’est maintes fois vérifié depuis le début de la pandémie au printemps 2020. Hausse des violences conjugales, IVG restreintes, chômagesurcharge de travail domestique…, de nombreux rapports – et de nombreux articles d’axelle – ont décrit les effets collatéraux de la crise sanitaire.

Ce qui est moins visible et pourtant tout aussi préjudiciable sur le long terme, sont les forces conservatrices à l’œuvre dans la gestion de la pandémie. L’Allemagne en fournit un exemple éclatant. À mesure que le confinement s’allonge – il doit durer jusqu’au 7 mars –, le pays prolonge sans état d’âme la fermeture de la majeure partie des établissements scolaires. Au détriment des enfants, des adolescent·es et de leurs parents, surtout les mères, pour qui cela entraîne une charge quotidienne supplémentaire.

La chancelière contre la réouverture des écoles

Le pays avait été plutôt épargné par la pandémie lors de la première vague au printemps dernier. Mais l’Allemagne a été durement frappée lors de la seconde vague : 70.105 personnes sont décédées depuis le début de la pandémie (selon les chiffres officiels du 1er mars). Les responsables politiques ont fermé les centres culturels, salles de sport, bars et restaurants, au mois de novembre, puis les commerces dit “non essentiels” et enfin, les écoles, le 16 décembre dernier.

D’autres pays proches, comme la France, la Suisse, l’Espagne ou la Belgique, qui ont aussi vu le nombre d’infections et d’hospitalisations grimper à grande vitesse à l’automne, et dont le taux d’incidence est actuellement plus élevé qu’en Allemagne, ont néanmoins fait le choix de maintenir les écoles ouvertes. Pour ne pas menacer davantage l’égalité des chances (nombre d’enseignant·es ont perdu le contact avec les élèves lors du premier confinement au printemps 2020). Mais aussi pour permettre aux parents de continuer à exercer leur activité. Même si les données scientifiques restent encore incomplètes, des études ont montré que les enfants, surtout les plus jeunes, s’infectaient moins que les adultes et transportaient une charge virale moins élevée.

Angela Merkel semble bien peu pressée de rouvrir toutes les écoles.

La chancelière chrétienne-démocrate Angela Merkel a choisi un autre arbitrage. Elle semble bien peu pressée de rouvrir toutes les écoles, alors même que la situation sanitaire s’est considérablement améliorée. Lundi 1er mars, le taux d’incidence atteignait 65,8/100.000 personnes, soit le niveau du mois d’octobre. La part de patient·es atteint·es du Covid-19 dans les services de soins intensifs oscillait entre 9,3 et 19,8 % au maximum selon les régions.

Seule une partie des écolier·ères (selon notre équivalent, les classes de 1ère jusqu’à la 4e primaire) et des enfants en crèche a pu retourner par petits groupes dans les établissements scolaires depuis le 22 février dans la plupart des régions allemandes. Aucune autre date n’a été évoquée pour les classes supérieures de primaire et de secondaire.

Une position partagée largement

Pour Angela Merkel, ce petit pas vers un retour à la continuité pédagogique était pourtant prématuré. Elle a pesé de tout son poids, en vain, pour retarder l’échéance, justifiant sa prudence par la menace posée par les variants du virus et la lenteur prise par le programme de vaccination.

Sa position est partagée par une grande partie de la population allemande, qui affiche une certaine indifférence face à la fermeture des établissements scolaires. Un sondage publié le 1er mars a montré que seul·es 32 % des Allemand·es souhaitent que les établissements scolaires rouvrent, alors qu’elles/ils sont 49 % à souhaiter la réouverture des commerces.

L’annonce du retour partiel à l’école d’une partie des enfants au 22 février a d’ailleurs été accompagnée d’une salve de critiques, venant aussi bien des parents que des représentant·es des enseignant·es. Les mises en garde des pédiatres, des psychologues et des travailleurs/euses sociaux/ales sur les retombées à long terme de cette rupture éducative, notamment pour les enfants et jeunes issu·es de familles défavorisées, ne sont pas vraiment prises au sérieux. Une nouvelle étude présentée le 10 février avait pourtant souligné que l’état psychique des enfants et des adolescent·es s’est fortement dégradé par rapport au premier confinement du printemps 2020.

Une politique traditionnelle

Cette politique presque uniquement fondée sur les recommandations des virologues et épidémiologistes et axée sur les populations à risque n’est guère surprenante quand on regarde la pyramide des âges en Allemagne. La part des plus de 67 ans représente 19 % de la population, soit un peu plus que les moins de 20 ans qui atteignent 18 % (chiffres de 2019).

Les mères qui travaillaient étaient qualifiées de “Rabenmutter”, mère corbeau.

Cette politique s’appuie en outre sur une représentation encore traditionnelle de la famille et du rôle que doivent y tenir les mères. L’école ouverte toute la journée (“Ganztagschule”) et le fait qu’une mère puisse retourner travailler constituent des phénomènes encore assez récents en Allemagne. Jusqu’à il y a peu, surtout à l’Ouest, les établissements scolaires n’accueillant les enfants que le matin étaient la norme ; les mères qui travaillaient étaient qualifiées du terme péjoratif de “Rabenmutter”, “mère corbeau”.

Ce n’est qu’à partir de 2005, après l’élection d’Angela Merkel à la chancellerie fédérale, que le pays a commencé à dépoussiérer sa politique familiale, votant une série de mesures (salaire parental, développement des crèches et des écoles ouvertes toute la journée) pour faciliter la conciliation entre la vie de famille et le travail. Mais on ne change pas aussi vite les mentalités.

Beaucoup d’Allemand·es considèrent encore avec méfiance les dispositifs de garde des moins de trois ans. L’emploi du terme “Fremdbetreuung”, soit la garde confiée à une “personne étrangère”, en dit long sur les connotations négatives autour de la prise en charge des petit·es par des professionnel·les de la petite enfance. L’idée que l’État via l’école assure un rôle d’éducateur au même titre que la famille semble encore incongrue.

Le long chemin vers l’égalité

Cette image datée de la mère a des répercussions concrètes sur le marché du travail. Les mères de famille travaillent le plus souvent à temps partiel. Elles sont 55 % lorsqu’elles vivent en couple avec des enfants âgé·es de plus six ans ; les disparités salariales entre hommes et femmes ( 19 % en 2019) placent l’Allemagne dans le peloton de queue en Europe.

La présence d’une femme au sommet de l’État n’est pas une garantie.

Dans ce contexte, beaucoup de mères n’ont pas osé remettre en question les charges supplémentaires liées à l’école à la maison ; elles étaient déjà nombreuses à avoir tout simplement réduit leur activité professionnelle au printemps 2020. Une enquête d’opinion de la fondation Hans Böckler en mai 2020 avait montré que 27 % des mères, contre 16 % des pères, avaient diminué leur temps de travail pour s’occuper des enfants.

Les dernières mesures prises par le gouvernement fédéral les y incitent encore plus, avec le versement d’une prime unique de 150 euros par enfant et la possibilité pour les salarié·es de prendre dix jours de congé pour garder leurs enfants. Dans une étude publiée le 1er mars, les experts de la fondation Hans Böckler s’inquiètent des conséquences à long terme de la fermeture des crèches et écoles sur le temps de travail des femmes.

Cette crise révèle donc le chemin qu’il reste encore à parcourir en Allemagne en matière d’égalité professionnelle. Elle atteste aussi que la présence d’une femme au sommet de l’État n’est jamais une garantie pour une politique en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Si l’action d’Angela Merkel a pu forcer l’admiration sur un certain nombre de dossiers tels que l’accueil des réfugié·es en 2015, la chancelière ne rentrera certainement pas dans les livres d’histoire pour son combat en faveur des droits des femmes et des minorités. On verra bien ce qu’en penseront les Allemand·es en septembre, lors des prochaines élections législatives…