Le cancer du sein, une maladie professionnelle méconnue

Première cause de mortalité par cancer chez les femmes, le cancer du sein ne s’explique pas seulement par le tabac, le “surpoids” ou le patrimoine génétique. L’environnement et notamment le travail peuvent aussi être à l’origine de cette maladie. La plupart des femmes l’ignorent et n’obtiennent pas de réparation. Enquête franco-belge.

© Diane Delafontaine, pour axelle magazine

Savez-vous que le risque de survenue du cancer du sein augmente de 30 % chez les femmes ayant travaillé de nuit ? Connaissez-vous la – terrible – histoire de toutes ces infirmières de cancérologie attaquées par “le crabe” à cause de la manipulation de produits de chimiothérapie, qui s’avèrent être eux-mêmes cancérogènes ? Non ? Vous n’êtes pas les seules. La plupart des gens ignorent que les conditions de travail peuvent jouer un rôle dans la survenue de cancers du sein. Mais nombre de soignant·es semblent partager leur ignorance.

Des femmes sont soignées pour un cancer du sein sans que leur oncologue ne connaisse leur profession.

“Alors même que c’est un cancer très présent [2,2 millions de cas de cancers du sein ont été recensés dans le monde en 2020, ndlr], on ne parle jamais des facteurs professionnels possibles, remarque Laurent Vogel, juriste retraité de l’Institut syndical européen (Etui), et à l’origine d’un gros travail de visibilisation des cancers professionnels féminins. Il est tout à fait possible, et même très courant à vrai dire, que des femmes soient soignées pour un cancer du sein sans que leur oncologue ne connaisse leur profession.”

Marie-Jane, ancienne infirmière française en cancérologie, en sait quelque chose. Tombée malade en 2000, elle a dû attendre vingt ans pour entendre parler d’une possible origine professionnelle à sa maladie, qui a été officiellement reconnue comme telle en 2021. Et ce ne sont pas des soignant·es qui l’ont alertée, mais une ancienne collègue, inquiète de voir tant de salariées contracter des cancers – du sein, mais aussi des poumons, de la vessie, ou des ovaires.

La préparation des chimiothérapies à l’origine de cancers professionnels

Il s’avère que les médicaments administrés dans le cadre des chimiothérapies, que l’on appelle les médicaments cytotoxiques, c’est-à-dire toxiques pour les cellules, s’attaquent aux cellules cancéreuses, mais également aux cellules saines. Résultat : nombre d’entre eux sont cancérogènes (ainsi que mutagènes et/ou reprotoxiques ; pour aller plus loin, scrollez jusqu’en bas de l’article). 

Ma méconnaissance des risques, quand je manipulais les produits de chimiothérapie, était totale.

Mais peu de personnes le savent, y compris au sein des directions d’établissements anticancéreux. Les salariées ne sont pas informées, et la prévention des risques est minime, quand elle n’est pas carrément inexistante. “Jamais je n’avais pensé que ma maladie puisse venir de mon travail, explique Marie-Jane. Ma méconnaissance des risques, quand je manipulais les produits de chimiothérapie, était totale. Nous n’avions aucune protection.”

Même scénario pour Dominique, ancienne technicienne chez France Télécom/Orange. Elle a manipulé des matériaux radioactifs pendant plus de trente ans, à mains nues, sans n’en rien savoir. Quand on lui a découvert un cancer du sein, elle n’a évidemment jamais soupçonné son travail. “C’est un collègue qui m’a, des années plus tard, envoyé la liste de tous les produits radioactifs avec lesquels on avait été en contact, retrace-t-elle. J’ai fait le rapprochement tout de suite.” Dominique a demandé – et obtenu – la reconnaissance du caractère professionnel de son cancer du sein au début des années 2000.

Ce silence des médecins est étonnant car, comme le précise Henri Bastos, expert à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses, France), “il est admis que le développement du dépistage et le vieillissement de la population ne justifient pas à eux seuls l’augmentation importante de l’incidence du cancer du sein.” Et moins de 50 % des cas sont expliqués par les facteurs de risques connus : âge, antécédents personnels de maladie, antécédents familiaux, prédispositions génétiques, comportements individuels liés au mode de vie. L’environnement et notamment le cadre professionnel devraient donc être examinés avec davantage d’attention. 

Le travail de nuit, un risque documenté

“Il faudrait que les oncologues posent systématiquement la question du parcours professionnel aux femmes atteintes d’un cancer du sein, et notamment à toutes celles qui sont en horaires de nuit : hôtesses de l’air, aides-soignantes, infirmières”, pense Gaëlle Demez, responsable nationale Femmes à la CSC. Pour le moment, le travail de nuit reste le facteur de risque professionnel le plus connu pour le cancer du sein. Il a été classé “cancérogène probable” en 2007 par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ).

En France, une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) menée entre 2005 et 2008 a démontré que le travail de nuit des femmes augmente le risque de cancer du sein de 30 %. Si cette période de travail de nuit a duré plus de 4 ans et demi, le risque est accru de 40 %. Et si ces périodes de travail de nuit interviennent avant la première grossesse, le risque est encore plus élevé. Une autre étude menée par l’Inserm en 2018 documente que “parmi les femmes non ménopausées, le travail de nuit (défini comme un travail d’au moins trois heures entre minuit et 5h du matin) augmente de 26 % le risque de cancer du sein”.

Ces données sont pour le moment sans effet sur les politiques publiques européennes.

Plusieurs mécanismes peuvent expliquer cette association entre cancer et travail de nuit : l’exposition à la lumière pendant la nuit modifie la production de mélatonine, hormone aux effets anticancérogènes. A contrario, le fait d’être moins exposée à la lumière du jour peut entraîner des carences en vitamine D, autre substance anticancérogène. Le travail de nuit entraîne en plus des troubles du sommeil, susceptibles d’accroître le stress qui peut perturber le fonctionnement du système immunitaire.

Malheureusement, ces données sont pour le moment sans effet sur les politiques publiques européennes. Seul le Danemark reconnaît de manière officielle le travail de nuit comme un risque professionnel, depuis 2007, à plusieurs conditions : il faut avoir travaillé de nuit pendant plus de 25 ans et plus d’une fois par semaine et ne pas présenter d’autres facteurs de risques (tabac, alcool, “surpoids”, génétique). Entre 2009 et 2017, 140 Danoises ont obtenu la reconnaissance, 218 ont vu leurs demandes rejetées.

Des milliers de travailleuses en danger

“De nombreuses substances chimiques (au moins 216) ont été identifiées comme pouvant causer le cancer du sein, parmi lesquelles une longue liste de produits chimiques industriels, de pesticides, médicaments et produits de combustion ou encore d’hormones”, remarquent les chercheur·es James T. Brophy, Margaret M. Keith et Jane E. McArthur dans le rapport 143 de l’Etui consacré au “Genre, conditions de travail et santé”.

Beaucoup des professions qui comptent une majorité de femmes sont concernées par ce risque de cancers professionnels du sein. 

Autre danger : les rayonnements ionisants (rayons X, rayons gamma, rayonnements en haute altitude subis lors de voyages en avion), qui menacent notamment le personnel des services de radiologie, les hôtesses de l’air et les travailleuses du nucléaire. “Beaucoup des professions qui comptent une majorité de femmes sont concernées par ce risque de cancers professionnels du sein”, s’inquiète Tony Musu, expert à l’Etui. Il cite l’exemple des coiffeuses et des femmes travaillant dans le secteur des cosmétiques ou du nettoyage qui manipulent quotidiennement de nombreux produits classés cancérogènes. “Souvent, les femmes côtoient plusieurs facteurs de risques, précise Tony Musu. Rayonnements ionisants et travail de nuit pour les hôtesses de l’air ; médicaments dangereux et horaires décalés pour les infirmières”, en tête des professions touchées par les cancers du sein. Selon l’ONG américaine Breast Cancer Fund, les infirmières présentent un risque de développer un cancer du sein jusqu’à 50 % plus élevé que celui de la population générale.

© Diane Delafontaine, pour axelle magazine

Un risque méconnu

Comment se fait-il que, en dépit de ces chiffres alarmants, les risques de cancers professionnels du sein soient si peu connus ? “Historiquement, les femmes ont toujours été exclues des études professionnelles, ce qui signifie que les questions de santé qui les touchent principalement, notamment le cancer du sein, ont été sous-étudiées, voire ignorées”, rapporte Henri Bastos, expert à l’Anses, dans un article du magazine français Santé et travail (2018).  “Les activités professionnelles des femmes ne sont généralement pas considérées comme des métiers à risques”, ajoute Sylvie Platel, docteure en santé publique et responsable plaidoyer santé environnement au sein de l’ONG Women Engage for a Common Future (WECF).

Historiquement, les femmes ont toujours été exclues des études professionnelles.

S’ensuit un cercle vicieux d’ignorance : moins étudiées, les maladies des femmes sont moins visibles, et elles suscitent peu de projets de recherche. “Trop souvent, la santé des femmes au travail est prise au sérieux seulement quand elles sont enceintes, constate Gaëlle Demez. Il y a alors comme une sacralisation et elles peuvent plus facilement obtenir d’être protégées.”

Ce déficit de recherches a des conséquences très concrètes pour les femmes qui tombent malades. Car il fournit aux employeurs et aux régimes de réparation, qui doivent prendre en charge le versement d’indemnités censées compenser les préjudices, “une raison de refuser d’indemniser les femmes atteintes d’un cancer du sein après avoir travaillé dans un environnement cancérogène”, relèvent James T. Brophy, Margaret M. Keith et Jane E. McArthur. Au Royaume-Uni, par exemple, l’autorité d’inspection du travail estime que 2.000 femmes sont touchées chaque année par un cancer du sein causé par le travail… sans qu’aucune n’ait jamais été indemnisée.

Celles qui osent se lancer dans les démarches s’exposent à des moments très pénibles. Dominique se souvient ainsi avoir rencontré un expert chargé d’évaluer le montant de sa rente et qui ne voulait pas entendre parler de cancers du sein professionnels. “J’ai été très mal reçue, raconte-t-elle. J’avais l’impression de ne pas être légitime. Sans le soutien de mon entourage, je n’aurais jamais tenu le coup.” L’ancienne technicienne a dû batailler pendant dix ans pour obtenir une réparation.

Un système basé sur le travail masculin

Le travail des femmes n’entre pas dans les tableaux qui listent les maladies susceptibles d’être reconnues comme professionnelles. 

Au-delà du manque de recherches, ce sont les mécanismes de reconnaissance eux-mêmes qui sont biaisés, estiment les spécialistes. “Ils sont basés sur un modèle masculin, remarque Sylvie Platel : un homme, une exposition, une carrière. Dans ce modèle-là, les femmes sont invisibles.” “Le travail des femmes n’entre pas dans les tableaux qui listent les maladies susceptibles d’être reconnues comme professionnelles, ajoute Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm. Ces tableaux sont vraiment organisés en fonction du travail masculin, seul à être considéré comme dangereux.”

Annie Thébaud-Mony cite un exemple éloquent : celui d’une femme secrétaire dans une usine fabriquant des joints en amiante.“Elle était chargée d’ouvrir des centaines de cartons de joints pour confectionner des petits sachets qui étaient ensuite utilisés par les commerciaux. Sur son bureau, elle avait même un joint en amiante comme pot à crayons. On n’a jamais pu obtenir la reconnaissance en maladie professionnelle de son mésothéliome [cancer de la plèvre, clairement lié à l’exposition à l’amiante, ndlr]. La liste des travaux du tableau officiel ne comprenait pas les activités de secrétariat.” Même chose du côté du travail agricole, où l’exposition aux pesticides des conducteurs d’engins est plus facile à faire reconnaître que celle des femmes qui s’occupent du conditionnement des fruits et légumes. 

“Dans tous les pays, c’est la bataille pour faire reconnaître les cancers professionnels même quand les liens sont clairs”, intervient Tony Musu. Travaillant au sein du Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (Giscop), la sociologue Michèle Paiva remarque que “si le processus de mise en visibilité des expositions aux cancérogènes dans les parcours professionnels des hommes et des femmes prend la forme d’un entonnoir, c’est indiscutablement pour les femmes que le passage d’un côté à l’autre se resserre le plus : 33 % des hommes ayant eu des expositions identifiées dans leur parcours de travail ont obtenu la reconnaissance de l’origine professionnelle de leur cancer contre seulement 7 % des femmes.”

Même chose de l’autre côté de l’Atlantique : sur 300 jugements rendus entre 1985 et 2014 par les tribunaux administratifs québécois, seulement huit concernaient des femmes. Et sur ces huit jugements, trois seulement ont connu une issue favorable à la demanderesse. Parmi ceux qui ont été refusés : deux cancers du sein.

En Belgique, aucune femme ayant contracté un cancer du sein n’a été reconnue comme malade professionnelle. 

“La Belgique ne fait pas mieux que les autres”, ajoute Tony Musu. Elle fait même plutôt partie des mauvais élèves puisque, à ce jour, aucune femme ayant contracté un cancer du sein n’a été reconnue comme malade professionnelle. Il y a pourtant des hôtesses de l’air et des infirmières, en Belgique. “Les reconnaissances de maladies professionnelles sont très faibles chez nous, confirme Laurent Vogel. Sur 100 demandes, il y en a peut-être une qui sera acceptée. Et il n’y a pas de recours possible. Si ce n’est en Justice, devant le tribunal du travail. On ne peut pas exclure qu’il y ait un jour un recours judiciaire pour une reconnaissance de cancer du sein professionnel. Cela a déjà fonctionné pour d’autres cancers professionnels.” Mais en Belgique comme ailleurs en Europe, il faudrait une demande sociale forte pour faire avancer ces dossiers.

© Diane Delafontaine, pour axelle magazine

Agir collectivement, renforcer la mobilisation syndicale

“Le rapport de force entre partenaires sociaux, syndicats et employeurs, est déterminant, pense Émilie Counil, chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (Ined) en santé des populations. C’est grâce à un rapport de force favorable que la situation a évolué au Danemark.” Menées collectivement, les luttes ont plus de chances d’être victorieuses. C’est ce qui s’est passé autour des médicaments cytotoxiques qui, après d’importantes pressions syndicales européennes, ont fini par être intégrés à la directive qui encadre l’usage des produits cancérogènes.

“La nouvelle directive intègre aussi les reprotoxiques, précise Tony Musu. Or, beaucoup de perturbateurs endocriniens sont reprotoxiques [et peuvent provoquer divers désordres, dont des cancers, ndlr]. Les États ont deux ans pour intégrer à leurs codes du travail l’obligation de renforcer la prévention sur les perturbateurs endocriniens. On peut donc espérer voir moins de cancers hormonaux féminins – dont le cancer du sein – dans les prochaines années.”

Il faut que les féministes s’intéressent au travail des femmes, et notamment à celui des ouvrières. 

“Pour que le sujet des cancers professionnels féminins sorte de l’invisibilité, il faut que les féministes s’intéressent au travail des femmes, et notamment à celui des ouvrières, ajoute Annie Thébaud-Mony. Une grande partie des cancers du sein sont probablement liés au travail. Or, en Europe, c’est un angle mort du côté féministe et syndical. Il faut que cela évolue.”

“Les syndicats européens sont vraiment très mous sur ce sujet, renchérit Laurent Vogel qui regarde avec envie du côté des États-Unis. Là-bas, il y a un mouvement féministe populaire qui s’est développé autour des cancers professionnels, notamment parmi les travailleuses agricoles. Ce mouvement s’attaque aux violences médicales que subissent les femmes malades mais il remonte aussi aux causes de ces maladies. En Europe, ce sont des débats qui n’émergent pas.”

“On doit avancer syndicalement là-dessus, concède Gaëlle Demez. Nous ne sommes pas suffisamment armées sur ces questions. Nous devons faire de la sensibilisation, avoir plus de chiffres, recueillir des témoignages…” Ce travail de terrain est d’autant plus important que les secteurs professionnels féminins sont souvent moins structurés syndicalement (citons par exemple le nettoyage, les aides à domicile, ou les coiffeuses).

La recherche-action menée dans l’Est de la France par la CFDT (Confédération française démocratique du travail, premier syndicat hexagonal) pourrait inspirer ses collègues en Europe. Fort·es de l’expérience acquise auprès des mineurs, des syndicalistes de cet ancien bassin minier ont décidé de réinvestir leur savoir-faire pour obtenir la visibilisation, la réparation et une meilleure prévention des cancers du sein d’origine professionnelle. “Les autorités sanitaires ne doivent plus centrer les campagnes de prévention sur les seuls facteurs individuels, revendique la CFDT. Les facteurs de risques liés au mode de vie comme l’obésité, la consommation excessive d’alcool et le tabagisme doivent faire l’objet d’une prévention efficace. Mais surtout, nous devons mettre en avant la prévention des facteurs de risques professionnels, car pratiquement aucune campagne d’information n’aborde cette question.”

Pour Gaëlle Demez, “cela vaudrait la peine d’avoir une coordination européenne là-dessus”. Ces mobilisations sont d’autant plus importantes que les travailleuses sont des “vigies”. Les substances auxquelles elles sont confrontées au travail se retrouvent ensuite dans nos environnements et biens de consommation. Prévenir leurs cancers, c’est en fait protéger l’ensemble des femmes et de la population. 
Pour aller plus loin

CMR, késaco ? / Les produits classés comme CMR (cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques) sont particulièrement dangereux. Les cancérogènes peuvent provoquer des cancers, les mutagènes peuvent modifier le patrimoine génétique (et entraîner par exemple des malformations), les reprotoxiques affectent tout le cycle de la reproduction et peuvent notamment entraîner une stérilité.

État des lieux en chiffres / “Une femme sur huit, tôt ou tard, développera un cancer du sein”, rappelle le docteur Awada, oncologue à l’institut Jules Bordet, à Bruxelles. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 2,2 millions de cas de cancers du sein ont été comptabilisés dans le monde en 2020, ce qui en fait le cancer le plus courant. 685.000 femmes en sont mortes cette année-là.

En Belgique, le cancer du sein est la forme de cancer la plus répandue chez les femmes. C’est aussi le cancer le plus fréquent dans le pays. D’après la Fondation contre le cancer, 10.962 cas y ont été recensés en 2019 sur un total de 71.651 cas de cancers, et 2.075 personnes en sont décédées.

Le cancer, une maladie de femmes ? / Selon l’historienne des sciences et féministe Ilana Löwy, “le sein, en tant qu’organe externe, porte une implication directe sur l’origine même de toutes connaissances sur les “carcinos” [c’est à dire les cancers, ndlr]. Cela parce que, dans une période où on ne disposait pas des technologies d’imagerie permettant de diagnostiquer des cancers internes, l’infiltration de la tumeur sur la superficie du sein était bien visible à l’œil nu, tout comme d’autres symptômes externes (règles, sécrétions) laissaient voir les dysfonctionnements au niveau de l’appareil génital féminin.”

Le crabe serait ainsi demeuré une maladie de femmes jusqu’au milieu du 20e siècle, jusqu’à ce que les ressources techniques rendent possible le diagnostic des cancers dans les organes internes, dont notamment le poumon, déjà en progression auprès des hommes à ce moment-là.

Cette visibilité aurait donc participé de l’association du cancer à une maladie de femmes, ce qui implique que les explications envisagées par les médecins aient été tout d’abord pensées en tant que maladie spécifique aux femmes. D’après Ilana Löwy, même si les recherches en oncologie ont contribué à défaire une partie de ces croyances, elles n’ont pas été sans conséquence sur les politiques de prévention élaborées au fil du temps, dans différents pays et jusqu’à nos jours.”

Extrait de la thèse de doctorat de la sociologue Michèle Paiva, De l’invisibilité des cancers d’origine professionnelle à l’invisibilisation des risques cancérogènes dans le travail des femmes, Université de Paris 8, 2016.

Des modèles de recherche inspirants / “Ce qui nous manque sur cette question du cancer du sein, ce sont davantage de recherches-actions telles que celle menée par le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (Giscop), avance Tony Musu. Leur démarche consiste à aller à la rencontre des patients cancéreux dans les hôpitaux pour les interroger sur leurs carrières professionnelles. Ils leur posent des questions et font le lien entre leurs activités, les substances utilisées et leurs maladies. Ce sont des démarches que les patients ne peuvent pas faire sans le soutien de chercheurs activistes.”

Autre projet intéressant, selon Laurent Vogel et Tony Musu : le projet Nocca (pour Nordic Occupational Cancer Study). Cet outil statistique, développé dans cinq pays nordiques (Danemark, Finlande, Suède, Islande, Norvège) permet de lier pathologies et conditions de travail. “Ils font des croisements entre les registres des cancers et les données de la sécurité sociale où sont indiquées les professions des personnes. On peut ainsi connaître les professions à risques.”

À lire, à écouter / 

Le deuxième corps. Femmes au travail, de la honte à la solidarité, de Karen Messing (Éditions Écosociété 2021). Spécialiste de la santé des femmes au travail mondialement reconnue, généticienne et ergonome, Karen Messing signe là un livre nécessaire pour qui veut comprendre ce que les femmes engagent de leur santé quand elles sont au travail.

La vie des seins, un podcast de Charlotte Bienaimé. En mélangeant ses expériences avec celles de plusieurs témoins, Charlotte Bienaimé propose une exploration des rapports que les femmes entretiennent avec leurs seins. Plusieurs femmes atteintes d’un cancer témoignent de ce qu’elles ont vécu et traversé au fil de leur maladie.