Le désir sur scène, face aux ados

Alors que les adolescent·es découvrent leur sexualité, des spectacles proposent des corps qui s’embrassent, s’enlacent, questionnent et postillonnent. Une tentative d’offrir une place aux interrogations des jeunes, provoquant des titillements et des troubles. Seulement parfois, la confrontation des jeunes avec le sujet de la sexualité déclenche aussi des réactions violentes à l’encontre des femmes sur le plateau… Contours d’un phénomène interpellant.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

La salle est plongée dans l’obscurité. Des adolescent·es chuchotent encore quelques mots à leur voisin·e malgré les rappels à l’ordre de leurs professeur·es. Un projecteur s’allume, pointé sur la comédienne qui se tient debout sur le plateau. Les yeux des spectateurs/trices se tournent vers elle, attirés par la lumière. Des murmures ébrèchent le silence. Elfée Durşen sait qu’elle est scrutée par tous les regards de la salle. “Je sens que je dois me blinder parce qu’on me regarde, on m’analyse.”

Ça commence par le costume. Des bas opaques pour ne pas trop dévoiler ses jambes, une jupe ni trop courte, ni trop longue, pas de dos nu ou de décolleté. “Même en défendant un spectacle qui traite d’une thématique féministe, je me protège. C’est pour mon confort aussi, pour ne pas penser à mes mouvements”, explique la comédienne, tiraillée entre l’envie de bousculer les normes patriarcales et la volonté d’éviter les foudres du public.

Ovaires bien campés

Cette nécessité de se blinder, Elfée Durşen l’a sentie très tôt. Alors qu’elle va faire partie de la deuxième équipe du spectacle #Vu qui traite du revenge porn, la jeune actrice assiste à une représentation avec des classes d’écoles secondaires. Le sujet du spectacle est important, féministe. L’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes estime que 90 % des victimes de ces diffusions non consenties d’images de nudité ou à caractère sexuel sont des femmes. Des femmes qui vivent ensuite la honte, les insultes et une ostracisation qui peut parfois les pousser au suicide. Elfée Durşen se retrouve donc au cœur d’un public adolescent qui, pendant la représentation, lance des commentaires “vulgaires, gratuits et méchants” à l’encontre de la comédienne sur scène. “Ils ne savaient pas qui j’étais, j’avais l’air jeune, alors ils ne se sont pas méfiés.” En sortant de la représentation, elle est un peu sonnée. “Je me suis dit qu’il fallait avoir des ovaires bien campés pour défendre ce projet.”

Julie Caroll, qui interprétait le rôle principal à la création, en a vu de toutes les couleurs. Avec l’aide du philosophe Gilles Abel, elle s’est formée au débat socratique pour pouvoir animer les discussions après la représentation et se protéger. “Tu as intérêt à être armée pour le débat avec les étudiant·es après la pièce. Surtout parce que, quand tu sors de plateau, que tu as vécu cette histoire pendant cinquante minutes, le premier truc qu’on t’envoie à la gueule, c’est que de toute façon, tu es une pute. Il faut avoir des outils. Tu peux aller avec la fleur au fusil, mais tu as besoin d’un minimum de cartouches dans tes affaires, car sinon tu te sens vite désarmée face aux remarques sexistes et putophobes.”

Planter une graine

Julie Caroll reste toutefois convaincue que la place de l’acteur/trice est de poser des questions et d’ouvrir la porte à des discussions avec les jeunes, en particulier pour les sujets difficiles ou tabous comme le désir, ou l’ostracisation des victimes de revenge porn.

Après trente ans de programmation à l’Eden, le Centre culturel carolo, Pierre Noël partage cette conviction : “Le théâtre est un extraordinaire outil de sensibilisation qui permet de concrétiser les discours parfois plus théoriques des animations des plannings familiaux.” Et les centres d’EVRAS (Éducation à la Vie Relationnelle Affective et Sexuelle) applaudissent ces initiatives. Mais au vu des insultes qui fusent parfois en direction des comédiennes, leur travail en amont ne semble pas toujours suffisant.

Le danger des questions

C’est avec l’ambition de proposer une autre forme d’éducation sexuelle que la metteuse en scène Anne Thuot a imaginé le spectacle Wild (“sauvage”). En tournée dans les classes entre 2015 et 2018, cette performance atypique avait pour volonté de donner une place aux réflexions des adolescent·es. “L’idée n’était pas du tout d’arriver avec un discours, mais de faire une place aux questions des jeunes. Les rassurer sur le fait qu’il n’y a pas de désir normé. À l’adolescence, il me semble que ces interrogations occupent une grande partie du cerveau, voire l’entièreté. Avec Wild, nous voulions proposer autre chose que les animations qui leur sont données habituellement.”

L’idée n’était pas du tout d’arriver avec un discours, mais de faire une place aux questions des jeunes. Les rassurer sur le fait qu’il n’y a pas de désir normé.

Cet “autre chose”, qui lance des pistes sur l’homosexualité, la non-binarité et la dimension sensorielle du désir est très bien accueilli dans les classes qui ont eu l’occasion de voir la pièce, et applaudi par la presse, mais peine à se faire un chemin jusque dans une majorité d’écoles. Plusieurs professeur·es et centres culturels avouent à la metteuse en scène avoir peur de la réaction des parents qui pourraient s’opposer à ce qu’on aborde les thématiques du désir hors du cadre normatif hétérosexuel. Anne Thuot a encore la gorge serrée quand elle évoque ces critiques qu’elle ne comprend toujours pas. “On nous a dit que notre spectacle était dangereux. Il y avait une forme de malaise, oui, mais il y avait un vrai décalage entre ce qui se passait dans les classes et les craintes des professeur·es et programmateurs/trices. Après, effectivement, des questions étaient soulevées.”

Bouillonnement et émotions

La Compagnie 3637 qui a présenté cette année son nouveau spectacle C’est ta vie au festival du Théâtre jeune public de Huy, et qui y a décroché le Prix de la ministre de la Jeunesse et le Coup de cœur de la presse, est également confrontée à l’inquiétude des professeur·es. Alors qu’une institutrice sort convaincue de la salle, elle se demande en même temps comment ses élèves vont réagir. Et c’est vrai que pendant les “scolaires”, la comédienne Sophie Linsmaux voit les jeunes bouillonner dans le gradin. “Ils sont gênés, rouges d’émotions, mais en sortant, ils ont la banane.” Le spectacle les remue, mais sans provoquer de violence à l’égard des comédiennes sur scène. Les adolescent·es sont troublé·es, traversé·es d’émotions. 

Accueillant une petite jauge, le gradin que la compagnie installe pour son spectacle favorise la proximité des adolescent·es avec les comédiennes et permet une certaine intimité. “Sans ce gradin, on les perd, leurs émotions débordent”, explique Sophie Linsmaux. “Le dispositif permet assez peu de se cacher dans le public, ils savent qu’ils sont vus”, ajoute Baptiste Isaia, le metteur en scène. La compagnie nuance tout de même : la proximité du gradin est un choix artistique, pas “protectif”. Si la compagnie traite des questionnements féministes, elle n’a jamais été confrontée à des insultes d’adolescent·es, même quand les comédiennes étaient furtivement nues sur scène pour le spectacle Des illusions.

Le théâtre est un extraordinaire outil de sensibilisation qui permet de concrétiser les discours parfois plus théoriques des animations des plannings familiaux.

Cependant, dans de plus grandes salles, les réactions peuvent parfois être plus explosives. “Les adolescent·es n’ont pas forcément conscience que s’ils voient et entendent ce qui se passe sur le plateau, c’est tout aussi vrai dans l’autre sens, même s’ils sont dans l’ombre”, commente Pierre Noël. Alors, parfois, il arrive que des remarques fendent le silence et attaquent les comédiennes. Une accoutumance aux discours haineux sexistes, racistes, homophobes, transphobes et grossophobes sur les réseaux sociaux ? Une réaction face au malaise que provoquent l’ambiguïté et la proximité de la forme théâtrale ? Le programmateur s’interroge. Et tend l’oreille. Il ne peut pas être à côté des 300 spectateurs/trices, mais il en parle aux professeur·es et passe éventuellement dans les classes.

Et après ?

Après que la lumière est revenue sur le public, alors que les mains applaudissent les personnes sur scène, les échanges de bord de plateau commencent. Ce moment de recueil de la parole et des émotions des spectateurs/trices est important. Depuis la création de #Vu, “j’ai fait des dizaines de câlins après les représentations, se souvient Julie Caroll. Des jeunes filles sont venues me livrer leurs expériences parfois douloureuses, un garçon m’a demandé quand est-ce qu’on savait qu’on était prêt pour faire sa première fois. C’est touchant, mais chaque fois je me demande pourquoi ils viennent se confier à moi. Ne devraient-ils pas avoir d’autres interlocuteurs/trices qui les connaissent mieux ?”

Beaucoup de professeur·es se sentent désarmé·es face aux questions qu’on pose et préfèrent les éviter en ne montrant pas aux jeunes les spectacles qui interrogent les normes.

Si cela ne se passe pas à l’école, où aborder ces sujets délicats que sont le désir et la sexualité ? Pour Sophie Linsmaux et Baptise Isaia, il faut en tout cas qu’il y ait un espace en parallèle du théâtre, pour ouvrir les portes. “Beaucoup de professeur·es se sentent désarmé·es face aux questions qu’on pose et préfèrent les éviter en ne montrant pas aux jeunes les spectacles qui interrogent les normes.” Mais sans invitation à se questionner, la déconstruction prend plus de temps, ou ne se fait pas.