Les amours obliques

Par N°251 / p. 14-18 • Mars-avril 2023

Ce qu’on vous propose dans cet article, c’est un voyage sans destination ni fin, celui d’une vie, en marge de l’autoroute toute tracée des assignations hétéronormées de l’amour. Une épopée qui n’aura pas pour protagonistes Ève et Adam, mais des Lilith, du nom de ce personnage mythique, déesse mésopotamienne présentée comme la première femme d’Adam et née de la même argile, qui échappera à son autorité pour vivre sa vie comme elle l’entend. Un long bal durant lequel le prince ou la princesse ne viendra pas. Mais ce sera karaoké au château pour tout le monde. Nous allons donc prendre la tangente par rapport à la ligne droite de l’ordre dominant, qui peut rendre l’amour de soi et des autres difficile, voire impossible. À bord de cette traversée, sur fleuve tranquille ou mer agitée, nous avons pour équipage Axelle et Laila, cogérantes de The Crazy Circle, bar lesbien, féministe et queer situé à Bruxelles ; Marie Darah, slameureuse, artiste multidisciplinaire de genre fluide ; et Marie Vermeiren, qui évolue dans le milieu artistique et du cinéma et participe à la visibilisation des femmes réalisatrices (via le festival Elles Tournent). Des arpenteuses d’autres amours heureuses.

© Jeanne Saboureault, pour axelle magazine

Prendre le large

Dans une société patriarcale, quitter le système hétérosexuel, c’est prendre un chemin de traverse. Cet exode, au sens propre et figuré, peut se révéler très coûteux. Les personnes LGBTQIA+ courent davantage le risque de se retrouver en grande précarité. La rupture n’est pas toujours extrême, mais c’est une situation qui se révèle encore difficile et génère des souffrances, dans un monde où les discriminations à l’égard des personnes LGBTQIA+ subsistent, et dans tous les pans de l’existence. Comment l’avez-vous vécue ?

Marie Darah : “C’est très coûteux. Si on arrive à ce moment de rupture, c’est qu’on n’est pas accepté·e là où on est. On ne “choisit” pas d’être hors normes. Ça coûte de devoir laisser des gens derrière nous, d’ouvrir des voies qui n’ont jamais été ouvertes, ça coûte d’avoir peur, de s’entendre dire que c’est un suicide social… Mais ça procure du bien-être d’être soi, d’aller là où personne n’est jamais allé. Là-bas, je serai seul·e peut-être, mais je serai moi chez moi. Cette liberté demande tellement de courage. C’est le risque de la “hors-normité”.”

Marie Vermeiren : “Pour moi, c’était un acte de résistance. J’ai vécu cette sortie d’autoroute comme une porte qui s’ouvre vers une forêt magnifique, un nouveau monde qu’on découvre tous les jours.”

Moi, je n’ai jamais fait de coming out. Ça m’a toujours paru évident, même si j’ai fait un crochet par “hétéroland” pour ne pas mourir bête.

Axelle : “Ce nouveau monde me semblait caché et souterrain, et puis, quand on y entre, on se rend compte qu’on n’est pas toute seule. C’est très excitant. Mais en effet, cela coûte. J’ai laissé les contacts là où ils étaient. J’ai quitté une commune plus âgée, plus catholique. Ça m’aurait trop coûté d’expliquer tout, à chaque personne. J’ai laissé une partie de ma vie derrière, j’ai créé de nouveaux contacts. Ce qui est difficile, encore aujourd’hui, c’est de répéter le coming out plusieurs fois : chez le médecin, quand j’annonce que je pars en vacances avec ma copine, etc.”

Laila : “Moi, je n’ai jamais fait de coming out. Ça m’a toujours paru évident, même si j’ai fait un crochet par “hétéroland” pour ne pas mourir bête. Ça n’empêche que ça coûte de l’énergie, de faire des efforts, de ne plus avoir de relations privilégiées avec des personnes que tu aimes, de rester en superficie avec des personnes qui savent, mais font semblant qu’elles ne savent pas. Mais ça vaut la peine, puisque c’est pour être là où on veut être.”

Le havre

C’est au The Crazy Circle que nous nous sommes retrouvées pour embrasser ce vaste sujet. Un bar lesbien, féministe, queer, lieu de résistance, mais aussi d’amour…

Axelle : “Pas mal de couples se sont créés ici, et beaucoup d’amitiés. Ici, peut-être plus qu’ailleurs, les couples de même sexe osent se toucher, se montrer des signes d’affection, alors que dans d’autres lieux, on doit être plus discrètes. Dans les bars gays, on ne se sent pas vraiment à l’aise, on est vraiment en minorité en tant que femmes. Quand je me suis rendu compte de mon orientation, assez tardivement, j’ai cherché des lieux où je pouvais rencontrer une femme : c’était pas évident. Je voulais un endroit où voir des lesbiennes, en vrai, où apprendre à rencontrer des personnes sans que ce soit directement connecté à une relation.”

Laila : “Ce projet est né d’une histoire d’amour à la base, puisqu’on est cogérantes et amoureuses.”

J’ai vécu cette sortie d’autoroute comme une porte qui s’ouvre vers une forêt magnifique, un nouveau monde qu’on découvre tous les jours.

Marie V. : “Les endroits sympas où on peut se sentir en sécurité, il n’y en a plus des masses à Bruxelles, comparé à avant. Ça pose problème que des femmes ouvrent des lieux où elles ont la première place. Il y a pas mal de temps, je faisais partie d’un collectif qui avait ouvert, à Bruxelles, un café où les femmes avaient la priorité, c’était le Lilith, un espace où se sentir bien et parler avec n’importe qui, faire des liens.”

Marie D. : “J’étais justement ici il y a deux jours ! J’aime bien venir, pour les scènes ouvertes, les “Femme Jam” [soirées 100 % femmes, ndlr], d’autant que j’ai du mal à aller dans les bars depuis que je ne bois plus. Dans ma jeunesse, à Charleroi, je n’ai pas trouvé beaucoup d’endroits “secure” comme ici. Il y avait peut-être plus de lieux LGBT, mais ils étaient, selon moi, trop orientés sur le combat, sur le rejet de l’hétérosexualité, je ne m’y retrouvais pas.”

Est-ce que vous avez rencontré des résistances pour l’ouvrir et aujourd’hui encore, devez-vous faire face à des difficultés ou menaces ?

Laila : “Ça ne plaît pas à tout le monde qu’à certaines soirées, on filtre les entrées. Lors des “Femme Jam”, il y aura toujours un homme qui nous dira qu’on fait de la discrimination. On passe beaucoup de temps à faire de la pédagogie.”

Axelle : “Quelques voisins au début se sont demandé ce qu’on ouvrait. Ils pensaient que c’était un club échangiste. Je ne parlerais pas de menaces, plutôt de jalousie. On fait de la musique, du karaoké, c’est safe, tu peux laisser ton sac traîner, les boissons ne sont pas à un prix fou… Ça donne envie, c’est un lieu de joie. Mais cette bonne ambiance, le fait que ce soit un lieu communautaire où nous ne devons pas être sur nos gardes, c’est garanti aussi par le fait que ce n’est pas ouvert à tout le monde.”

Dans ces nouveaux lieux, on ne se sent jamais hors normes puisque tout le monde l’est… On est ensemble, avec nos singularités, et ça crée de la joie.

Marie D. : “Mais il ne s’agit pas d’un entre-soi. Il y a beaucoup de diversité dans ces lieux hors normes, et je pense que c’est pour cela que je ne me sens pas exclu·e, par rapport aux lieux d’avant que je trouvais cloisonnés. Dans ces nouveaux lieux, on ne se sent jamais hors normes puisque tout le monde l’est… On est ensemble, avec nos singularités, et ça crée de la joie.”

 

© Jeanne Saboureault, pour axelle magazine

Faire équipe

Les personnes LGBTQIA+ ont une chose en commun : ne pas être dans la norme. Mais elles n’échappent pas aux divisions. Comment gérer les tensions, ne pas reproduire de nouvelles dominations ? Comment être ensemble dans cette diversité “hors normée” ?

Axelle : “On espère toujours que le lieu soit suffisamment accueillant, pas uniquement pour les personnes lesbiennes mais aussi pour les personnes bi, transgenres, gender fluid [au genre fluide, ndlr], etc. Ce n’est pas facile parce qu’au sein de la communauté LGBT, il y a des biphobes, des transphobes. On essaye de travailler à ces divisions pour avoir un lieu vraiment safe là-dessus, mais c’est un grand défi.”

Marie D. : “On n’arrivera jamais à un “safe space”, c’est impossible, mais on doit tendre vers un “safer space” [un espace “plus sécurisé”, ndlr]. Il faut réapprendre qu’on n’est pas obligé·e d’être d’accord.”

Marie V. : “Je renvoie au livre de Sarah Schulman, américaine, féministe, fondatrice d’ACT-UP [association historique de lutte contre le VIH/sida issue de la communauté homosexuelle, ndlr]. Dans Le conflit n’est pas une agression, elle explique que ce n’est pas parce qu’on n’est pas d’accord qu’on doit rejeter l’autre. Et qu’à l’inverse, ce n’est pas parce que la personne en face n’est pas d’accord qu’on doit prendre ça pour une agression. C’est comme ça qu’on grandit ensemble.”

Axelle : “Au Crazy, on a deux mots : bienveillance et respect ! Notre approche par rapport à d’autres lieux queers se situe dans l’éducation et le dialogue. Laila fait un gros boulot pour “éduquer”. On ne chasse pas à coups de balai celles qui sont un peu à côté de la plaque et on pense – surtout quand il s’agit de jeunes – que ces personnes peuvent changer. C’est un défi… J’ai 38 ans, Laila 48, et j’ai l’impression que c’est parfois plus tendu chez les jeunes que dans “notre” génération, que la discussion est plus vite tranchée. Leur seuil d’acceptation est peut-être plus bas, ça nous bouscule.”

Une nouvelle carte amoureuse*

En s’affranchissant du régime hétérosexuel, c’est un monde de possibles qui s’ouvre. Il est donc nécessaire de dessiner des voies à partir d’une page blanche, mais aussi de créer un nouveau vocabulaire pour se libérer du glossaire dominant. Comment se nommer pour exister ? Et comment se nommer sans s’enfermer ?

Marie D. : “Des nouveaux mots voient le jour, et c’est chouette. Mais parfois, cela engendre la production de nouvelles cases. Par exemple, je n’emploie plus le terme de “non-binarité”, car il crée une catégorie en miroir de la binarité. Je me définis comme “gender fluid” car je défends un droit à ne pas être fixe, à me redéfinir constamment, à être en mouvement. On accepte aujourd’hui que des gens refusent des normes et des assignations, mais accepte-t-on les personnes qui veulent rester en mouvement, qui ne veulent pas s’installer de façon permanente dans une case ?”

Marie V. : “À propos de la non-binarité, ça me bloque aussi de me définir en négatif. Je suis plein de choses, je n’ai pas besoin de cachet. Il nous faut trouver d’autres mots, mettre en commun nos significations du même mot, créer des idéogrammes.”

Comment avez-vous construit ou nourri votre imaginaire amoureux alors que les productions culturelles, médiatiques et sociales, en grande majorité, reproduisent la norme dominante ?

Laila : “On ne choisit pas vraiment d’être hétéro ou homo. Des personnes disent encore qu’il ne faut pas parler de ces choses aux enfants, ne pas ouvrir leur imaginaire à cela, pour ne pas qu’ils choisissent cette orientation sexuelle. J’ai grandi à Casablanca, sans avoir jamais vu une lesbienne, sans avoir vu un film lesbien. Mais je suis lesbienne, j’ai toujours été comme ça. Je n’ai pas d’explications, si ce n’est quelque chose d’ordre instinctif.”

Marie V. : “Les grandes réalisatrices du passé, très connues à leur époque, ont été gommées par l’histoire et nombre d’entre elles étaient lesbiennes. J’ai remarqué que j’étais fascinée par des livres, des films, etc., sans savoir que c’était l’œuvre de lesbiennes. Il doit y avoir du sous-texte !”

Marie D. : “Et des projections ! Même devant les Disney ! J’ai recréé tous les Disney dans ma tête, j’ai trouvé leur sous-texte LGBTQIA+. Mais ça évolue… J’ai pleuré récemment devant une série où une fille demande à une autre son consentement avant de l’embrasser. C’était la première fois que je voyais une scène romantique comme ça !”

J’avais peur de ne pas passer au-dessus des stéréotypes inculqués dans mon enfance. Mais quand j’ai vécu cette relation, tout s’est effacé et c’était magnifique.

Axelle : “C’était une de mes craintes dans ma première relation. J’avais peur de ne pas passer au-dessus des stéréotypes inculqués dans mon enfance. Mais quand je l’ai vécue, tout s’est effacé et c’était magnifique.”

Marie D. : “Ça reste difficile d’envisager une sexualité nouvelle, surtout quand on a beaucoup de traumas. Je cherche encore à trouver comment construire une relation qui, au-delà du prisme hétérosexuel, n’est pas dans un prisme de domination. Je n’arrive pas trop à sortir des clichés généraux homos ou hétérosexuels. Par exemple, je n’ai jamais voulu d’enfant, je n’ai pas ce désir, mais je suis très maternel·le. La société est en train de déconstruire la famille nucléaire et rend possible une redéfinition de la maternité. J’ai des amies qui considèrent “leurs” enfants comme des enfants de la communauté et, avec elles, je peux assouvir mon envie de materner en dehors du couple. Je pense que nous avons à construire des communautés, et des communautés amicales.”

L’horizon

“Franchir le pas qui consiste à mettre en question l’hétérosexualité en tant que “préférence” ou “choix” pour les femmes – et fournir l’effort intellectuel et affectif qui va avec – demandera un courage particulier chez les féministes hétérosexuellement-identifiées, mais je pense que la récompense en sera grande : une libération de la pensée, de nouveaux chemins à explorer, l’ébranlement d’une nouvelle région de silence, une nouvelle clarté dans les rapports personnels”, écrit Adrienne Rich (1929-2012), féministe américaine lesbienne qui a travaillé à dénaturaliser l’hétérosexualité. Quelles sont vos pistes pour que l’hétérosexualité ne soit plus un outil de domination patriarcale ?**

Axelle : “Mon passage de l’hétéroland aux relations lesbiennes m’a permis de penser au-delà de la binarité de genre, de découvrir qu’il n’y avait pas d’image figée, qu’un autre monde en dehors de la famille hétérosexuelle était possible. J’aimerais qu’on supprime les rôles tout faits, attendus des hommes et des femmes, qui sont très puissants dans le monde hétéro, même s’ils peuvent être confortables et rassurants.”

Laila : “Quand quelqu’un décède, on réagit différemment, que l’on soit croyant ou non. Quand on a des croyances, on peut s’accrocher à quelque chose. C’est pareil pour l’amour. Quand on n’est pas dans le régime hétérosexuel, on ne sait pas s’accrocher à quelque chose, on ne sait pas se rassurer.”

Marie D. : “Il faut retravailler la notion de consentement. C’est l’abus de pouvoir le problème, la structure sociale verticale. Il faut aussi oser aller à la découverte de soi, connaître les différentes possibilités pour avoir le choix de les explorer… Ça fait peur, mais c’est une peur saine qu’il faut se réapproprier, qu’on soit cis-hétéro, de genre fluide… Prendre des risques, c’est aussi avoir des responsabilités.”

Marie V. : “Le problème n’est pas l’hétérosexualité, c’est le patriarcat ! Et le patriarcat a mis comme schéma principal une certaine forme d’hétérosexualité, qu’on pourrait qualifier d’hétéronormativité. C’est à cette structure sociale qu’il faut s’attaquer.”

* Titre inspiré par la “carte du patriarcat culturel” réalisée par Marie Vermeiren dans la revue féministe belge Scumgrrrls n° 11, printemps 2007. Cette carte comptait par exemple la pointe Nouvelle Vague, la rivière Freud, mais aussi le gouffre des femmes battues, d’une profondeur inconnue.
** Question empruntée à Charlotte Bienaimé dans “Nos désirs font désordre”, Un podcast à soi, Arte Radio. Cet épisode se penche sur les expériences de femmes devenues lesbiennes après de longs parcours hétérosexuels.