Les étudiant·es de l’ULB alertent : “Des dizaines de femmes sont droguées lors des bals”

Par N°246 / p. WEB • Mai-juin 2022

“Faites attention à votre verre !” C’est bien souvent le seul message des cercles étudiants face à l’utilisation de drogues par des hommes mal intentionnés lors des bals et autres soirées. Nombre de femmes et d’étudiantes sont concernées. Au sein des cercles règne la débrouille. On y dénonce le manque de réactivité et de soutien de l’ULB.

Message du groupe féministe "Collages Féminicides Paris", engagé contre les féminicides et les violences patriarcales dans l’espace public. France, Paris, 22 janvier 2022. © Amaury Cornu / Hans Lucas.

Cet article est le premier volet de notre dossier web du mois de mai, “Violences en milieu festif”. Retrouvez ici le second volet, un reportage dans une boîte de nuit qui a décidé d’accélérer le pas pour lutter contre les violences sexuelles grâce à des “anges”, des personnes dédiées à la prévention de ces actes et à la sécurité des fêtard·es.

C’est une enquête qui commence par un coup de fil. De l’autre côté du combiné, un étudiant de l’Université libre de Bruxelles (ULB) si révolté qu’il lance l’alerte. “Lors des bals étudiants, presque chaque semaine, des femmes sont droguées. Il y a quelques jours avait lieu le bal de la faculté d’architecture : 15 femmes y ont bu du GHB [une substance inodore, incolore, au goût amer, euphorisante et sédative, administrée de façon criminelle ou délictueuse – la “soumission chimique”, ndlr]. Malgré les mouvements #BalanceTonBar et #BalanceTonFolklore, qui dénoncent les violences sexuelles dans le milieu de la nuit et le milieu des cercles étudiants, cela continue”, témoigne Romain (prénom d’emprunt).

Sur la page Instagram @BalanceTonFolklore en effet, une dizaine de témoignages, tous concordants. Une étudiante y raconte : “Je t’écris pour balancer ce qu’il m’est arrivé, ainsi qu’à une amie au bal du Cercle de Kinésithérapie et d’Ostéopathie de l’ULB et du Cercle d’Éducation Physique de l’ULB du 11 mars 2022. On arrive au bal, la sécu ne contrôle personne. […]Lors de la soirée, une membre du comité de l’un des deux cercles prend la parole pour annoncer qu’une fille a été droguée et qu’il fallait faire attention. Pourquoi ne pas directement annuler le bal ? […] Cela ne devrait pas être aux personnes de faire attention. Une heure plus tard, c’était à mon tour, ainsi qu’à une de mes amies, d’être droguée. Plus aucun contrôle de mon corps, une sensation de chute, une vraie marionnette. Je n’arrivais plus à ouvrir les yeux, mes paupières restaient fermées mais j’entendais tout ce qu’il se passait autour de moi. J’avais le son mais pas l’image. J’étais devenue un mollusque.”

Une autre explique : “J’ai été droguée au bal philo ce samedi 26 mars et je sais que je ne suis pas la seule. À l’hôpital, j’ai été traitée comme “la fille qui ne sait pas tenir l’alcool”. Je balance les urgences de Saint-Pierre et les connards qui gâchent nos soirées.” Les jeunes femmes soulignent que grâce à la présence de leurs ami·es, elles n’ont pas été agressées.

  • À lire / Les Liégeoises balancent leur bar. Des femmes et des jeunes filles dénoncent les agressions subies, la drogue mise dans leur verre à leur insu par des inconnus.

“En colère et très frustrées”

Laura Cazier est étudiante à l’ULB et l’une des déléguées du cercle de Philosophie et Sciences Sociales (les délégué·es ont certaines responsabilités dans un cercle, comme la communication ou l’organisation d’événements). “Nous constatons effectivement, depuis le début de la période des bals, une augmentation des cas de drogue dans les verres. Cela fait un certain temps que des femmes s’en plaignent, mais cette fois-ci, nous parlons de dizaines de jeunes filles qui sont à chaque fois admises aux urgences ou qui témoignent le lendemain des soirées estudiantines”, nous indique-t-elle.

On met des bouts de gros papier collant sur nos verres. Il n’y a que des solutions de fortune, rudimentaires.

Selon nos informations, face à ces situations, des déléguées en charge de la diversité ou de l’inclusivité et des groupes de travail ont été créés au sein de certains cercles pour avancer sur ces questions et recueillir la parole des victimes. Pour Laura Cazier, “C’est très compliqué de lutter contre ces agressions. Ce sont des discussions que nous avons au sein des cercles pour essayer de garantir la sécurité des femmes, certains cercles sont plus en avance. Il n’y a pas vraiment de solutions concrètes mises en place. Nous n’avons pas reçu de la part de l’ULB de protections à poser sur nos verres. Alors, nous, on bricole. On met des bouts de gros papier collant sur nos verres. Il n’y a que des solutions de fortune, rudimentaires.”

Cette menace, c’est le quotidien de toutes les étudiantes, elle est constamment sur nos épaules, également dans notre cercle.

En colère et très frustrées. C’est de cette manière que se décrivent deux étudiantes de l’ULB contactées par axelle et qui souhaitent rester anonymes. “Cette menace, c’est le quotidien de toutes les étudiantes, elle est constamment sur nos épaules, également dans notre cercle. Nous recueillons des témoignages de victimes de violences sexuelles, sans aucun soutien de l’ULB. Nous sommes en détresse. Cela fait plus d’un an que le mouvement #BalanceTonFolklore a démarré, il y a eu beaucoup de témoignages, des choses ont été mises en place au sein de l’université mais ce n’est pas suffisant”, regrettent Maria et Sarah (prénoms d’emprunt).

Une lettre écrite par des étudiantes a été envoyée aux autorités de l’ULB le 8 mars 2022. La lettre souligne que les déléguées sont livrées à elles-mêmes dans les cercles et ne reçoivent pas de moyens financiers, ni de formation. Les étudiantes fustigent aussi le manque de formation des gardiens présents sur le campus, le manque de transparence de la commission créée pour lutter contre les violences sexuelles ainsi que “les discours culpabilisants” et les “procédures douteuses” de la cellule Cash.e qui accompagne les étudiantes victimes de harcèlement et de violences sexuelles (voir  aussi axelle n° 243).

Méfiance envers Cash.e

C’est bien simple : aucun·e étudiant·es auxquel·les nous avons parlé (victimes directes ne se connaissant pas toutes entre elles et témoins) ne fait confiance à cette cellule. “Personne n’y croit, explique Romain. Cash.e promeut cette notion bizarre de “rupture de confiance” quand une femme parle de son agression et explique qu’il faut rétablir cette confiance. C’est comme si la victime devenait coupable de quelque chose !”, poursuit-il. Laura Cazier précise : “Cette cellule est orientée vers la réinsertion des auteurs, plus que dans l’accompagnement des victimes.” Quant à Sarah, elle s’interroge : “Si tu es violée, est-ce que tu vas faire confiance à la même cellule que celle qui va prendre en charge ton violeur ?”

Si tu es violée, est-ce que tu vas faire confiance à la même cellule que celle qui va prendre en charge ton violeur ?

Nous nous sommes procuré le protocole de prise en charge des signalements de violences sexuelles par Cash.e au sein des associations étudiantes. On peut notamment y lire : “Nous partons du principe que tout·e membre d’une association étudiante jouit d’emblée de la confiance de l’association et de chacun·e de ses membres. Lorsqu’une accusation de fait de violences sexuelles touche l’un·e de ses membres, la confiance de l’association et des autres membres envers lui ou elle est immanquablement perturbée. Il s’agit dès lors d’évaluer si cette confiance peut être rétablie de part et d’autre et à quelles conditions. Nous veillons au respect de la dignité de toutes les parties.”

Après une phase de préparation, une phase de conciliation est prévue qui met face à face les victimes et les personnes qu’elles accusent d’agression sexuelle. Chacun·e doit “donner son point de vue” (sic) puis la cellule Cash.e “aide à la recherche de solutions”. À la fin de cette procédure, “soit la confiance est rétablie, la clôture se fait avec accord des trois parties, soit la confiance ne l’est pas et il est envisagé avec l’association étudiante le relais adapté le plus pertinent : institutionnel, judiciaire, autre ?”

Il faut savoir aussi que nous ne sommes pas la Justice, nous ne pouvons pas condamner les faits juridiquement, nous sommes dans une position délicate.

Est-ce qu’on règle les agressions sexuelles et les viols en interne d’abord à l’ULB, puis on se tourne vers la Justice dans un deuxième temps ? “Pas du tout”, répond Sylvie Boët, responsable de Cash.e. “Nous sommes à l’écoute des victimes et certaines d’entre elles ne souhaitent pas porter plainte. Nous écoutons leurs besoins et nous essayons d’y répondre. Il faut savoir aussi que nous ne sommes pas la Justice, nous ne pouvons pas condamner les faits juridiquement, nous sommes dans une position délicate.”

À ce sujet, Maria, qui recueille la parole des victimes dans son cercle, réagit : “Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas une juriste au sein de Cash.e qui pourrait rassurer et conseiller les victimes afin qu’elles aient moins peur de porter plainte ?”

Sylvie Boët explique également que des “safe zones” ont été mises en place lors de certains “TD”, des fêtes estudiantines qui se déroulent au sein de la Jefke, un bâtiment de l’ULB. “Le risque zéro n’existe pas et semble bien ambitieux. Nous constatons, comme partout ailleurs, l’usage de drogues et des agressions sexuelles lors des soirées étudiantes. Quand des étudiantes se sentent en danger ou menacées, elles peuvent se rendre dans cette safe zone pour y recevoir de l’aide. Ce dispositif est encore en phase de test et n’a pas été généralisé aux bals étudiants, mais j’espère que cela sera le cas”, indique-t-elle. Quant à la méfiance à laquelle la cellule Cash.e doit faire face, Sylvie Boët “la comprend”. “La cellule est encore associée aux autorités de l’ULB, même si elle est indépendante. Et elle est toute jeune ! La confiance, cela se gagne. Cela ne vient pas d’emblée”, assure la responsable. Et même si Cash.e est une cellule d’accompagnement des victimes qui intervient donc lorsqu’une violence s’est produite, Sylvie Boët soutient “réfléchir à des mesures de prévention”.

“L’ULB arrose le monde étudiant d’alcool”

Du côté des autorités de l’ULB, le vice-recteur Alain Leveque tient à distinguer deux types de soirées étudiantes : “Il y a celles qui se passent à l’intérieur de la Jefke, notre salle des fêtes, et qui sont de notre ressort. Mais les bals étudiants se déroulent dans des lieux privés et leur sécurité tombe sous la responsabilité des cercles étudiants de A à Z.”

Il faut bien dire que nous sommes désarmés devant cette situation. À part dire aux femmes qu’elles doivent faire attention à leur verre, ce qui revient à les culpabiliser…

En ce qui concerne les soirées dans la Jefke, il confirme : “Il y a bien des étudiantes qui sont droguées lors de ces soirées et qui sont amenées à l’hôpital le plus proche, l’hôpital Delta. Nous voudrions discuter avec cet hôpital pour que les étudiantes y reçoivent une prise en charge optimale. Les cas augmentent depuis la fin de l’année 2021. Il faut bien dire que nous sommes désarmés devant cette situation. À part dire aux femmes qu’elles doivent faire attention à leur verre, ce qui revient à les culpabiliser… Nous avions mis en place des fouilles systématiques à l’entrée mais elles n’ont rien donné, nous avons donc arrêté.” Le vice-recteur indique également qu’il va rencontrer les étudiantes à l’origine de la lettre envoyée le 8 mars : “Chacun est libre de ses opinions mais il y a des choses qui ne sont pas vraies dans cette lettre. Nous allons en discuter.” 

Un élément supplémentaire à prendre en compte est le fait que l’ULB “arrose le monde étudiant d’alcool, explique Romain. Il y a un contrat qui a été passé avec ABInBev pour que les cercles achètent de l’alcool à un prix avantageux. Beaucoup de cercles vivent de la vente de ces bières, et donc poussent quelque part à une certaine consommation d’alcool.”

Effectivement, l’alcool fait partie des paramètres qui influencent ce que vivent les femmes sur les lieux de fête, nous en sommes conscients.

Alain Leveque confirme l’existence de ce contrat : “À la demande des cercles qui voulaient se rassembler, nous avons lancé un marché public qui a été remporté par ABInBev et qui arrive d’ailleurs à son terme, nous allons lancer un nouveau marché public. Il a permis de bénéficier d’un prix défiant toute concurrence. À côté de cela, nous avons également négocié pour y intégrer des bières à moins forte teneur d’alcool et des bières sans alcool. Et nous accompagnons les cercles avec une charte sur la consommation d’alcool écrite avec ULB Santé, qui veille au bien-être étudiant. Mais effectivement, l’alcool fait partie des paramètres qui influencent ce que vivent les femmes sur les lieux de fête, nous en sommes conscients.”

Les cercles étudiants, des lieux propices à l’omerta ?

Toutefois, pour Romain, l’alcool n’explique pas tout. Il estime que l’organisation même des cercles étudiants favorise “l’omerta”. Il précise : “Il y a cette idée que ce sont tes potes et qu’il faut les protéger. C’est un monde très opaque et je pense que même pour les autorités de l’ULB, il est difficile de mettre son nez là-dedans ! Il y a un effet de groupe, des relations de pouvoir.”

Il y a des noms qui ont été balancés, on sait qui ils sont et ces hommes continuent de venir aux soirées, comme si de rien n’était.

Laura Cazier poursuit : “Oui, c’est intéressant d’analyser avec ce regard-là. Le grand public ne sait pas quels liens se créent dans les cercles. Il y a aussi une culture de l’alcoolisme, ce sont des gens qui font la fête ensemble 5 jours par semaine. Ce n’est pas forcément un cadre favorable pour des relations saines. Le monde du folklore est un monde très petit dans lequel les gens défendent leurs intérêts. J’étais contente de voir le mouvement de témoignages via #BalanceTonFolklore mais, d’un autre côté, ce mouvement a aussi mis en avant l’impunité des agresseurs passés et futurs. Il y a des noms qui ont été balancés, on sait qui ils sont et ces hommes continuent de venir aux soirées, comme si de rien n’était.”

Comment fait-elle en soirée ? “Honnêtement, c’est très compliqué. C’est presque comme notre famille ! On pense être dans un cadre sécurisé, avec nos ami·es, des gens baptisés comme nous, et on pense pouvoir nous amuser tranquillement mais le lendemain, on apprend qu’il y a eu des agressions sexuelles… Moi, je suis juste plus vigilante, je ne laisse pas traîner mon verre au bar mais je crois que, si un jour, je bois du GHB, mon comportement ne sera plus le même”, affirme la déléguée.

“Il y a encore autre chose, reprend Romain. Nous sommes à l’ULB et on sait que des cercles sont des lieux d’entrée dans les loges de francs-maçons, où on retrouve un peu la même logique : créer des liens et se protéger, se soutenir. Ils se cachent un peu mais pas tellement. Avant d’arriver dans les loges, les plus jeunes rejoignent des ordres et certains ordres sont exclusivement masculins et très sexuels, j’en connais plusieurs. Il y a des personnes accusées de violence à l’intérieur. Il y a un côté conservateur dans la franc-maçonnerie. Il s’agit d’une société secrète et hiérarchique bien organisée qui bloque beaucoup d’avancées et nombre de professeurs et de recteurs s’y rencontrent. Ce qu’il se passe dans les cercles étudiants n’est que la face immergée de l’iceberg.”

Après la drogue et les piqûres, le spectre des “AirTag”

Les techniques pour faciliter les agressions ne semblent plus avoir vraiment de limites. Après la drogue dans les verres ou encore les piqûres en soirée, certaines femmes témoignent avoir été suivies à l’aide d’un AirTag. Il s’agit d’un petit capteur qui se glisse dans un sac, dans un porte-monnaie ou se colle sur un vélo, normalement pour pouvoir localiser ses (propres) objets et les retrouver en cas de perte. Sauf que des hommes mal intentionnés ont détourné ce capteur de son utilisation. Une femme a par exemple été suivie par son ancien compagnon qui avait placé un AirTag sous le pare-chocs de la voiture. D’autres femmes s’en sont rendu compte en retrouvant un AirTag sur elles ou grâce à un système de protection : si un AirTag dont vous n’êtes pas propriétaire suit vos déplacements, une alerte apparaît sur l’écran de votre téléphone. Vous pouvez alors localiser l’AirTag en question, en le faisant sonner. C’est ce qui est arrivé à plusieurs étudiantes de l’ULB. Au début, Apple, qui commercialise l’AirTag, a mentionné un simple bug, mais la multiplication des signalements de comportements harcelants a amené l’entreprise à modifier la sécurité autour de cet objet.

C’est toute la culture du viol qui doit être remise en question. Il faut une réponse structurelle à ce problème structurel.

Sarah conclut : “L’ULB accueille des dizaines de milliers d’étudiant·es chaque année, leur réaction face à ces menaces n’est pas adaptée. Il n’y a pas de vision à long terme, ni systémique. C’est toute la culture du viol qui doit être remise en question. Il faut une réponse structurelle à ce problème structurel. Les étudiant·es de psychologie ou de médecine n’ont pas de cours sur la culture du viol, nous ne sommes pas formé·es sur ces questions. Vous savez, les examens vont arriver et nous avons reçu un mail expliquant qu’il est interdit de tricher, que c’est sanctionné. Nous n’avons jamais reçu un tel mail concernant les agressions sexuelles. C’est choquant.”