Les “Futur·es” désirables de Lauren Bastide

Par N°250 / p. 56-57 • Janvier-février 2023

Il y a quelques semaines, l’autrice Lauren Bastide était de passage à Bruxelles pour présenter son dernier ouvrage, Futur·es. Comment le féminisme peut sauver le monde. Actrice incontournable du féminisme, elle est notamment la créatrice du podcast  La Poudre. Après une soirée riche en émotions dans le cadre du festival “Féministe toi-même !”, nous avons eu la chance de la rencontrer pour lui poser la question : oui, comment le féminisme peut-il sauver le monde ?

© Marie Rouge

Avec Futur·es, Lauren Bastide nous invite dans une grande “Spiral Dance” que ne renierait pas Starhawk. Elle convoque tour à tour les penseur·euses Judith Butler, Gwenola Ricordeau, Christine Delphy ou encore Fatima Ouassak à se joindre à la ronde pour réfléchir ensemble à un espace qui ne soit ni féminin ni masculin, ou bien les deux à la fois, et selon ses vœux, “ce sera doux et joyeux, parce qu’on pourra être soi”. Car c’est bien de cela qu’il est question dans cet ouvrage : de la fin de ce vieux monde binaire.

Lauren Bastide déroule le fil d’une pensée construite, réfléchie et pleine de sens. Dans les deux premières parties, elle pose le cadre de ce monde patriarcal hétéronormé dans lequel nous devons constamment “conformer nos corps, nos vêtements, nos attitudes et notre pensée au moule du genre, ces codes non écrits, ce rituel social si préétabli qu’on le pense “naturel”“.

La troisième partie est le moment de bascule où l’on passe de la colère à l’apaisement, de la critique du système pénal répressif et du sexe contraint à la justice réparatrice et au care. Il est question de l’échec du système carcéral et de la prise de conscience du caractère systémique des oppressions pour élargir le cercle. Ainsi, chacun·e pourra comprendre ce qui relève du système dans nos comportements, pour nous améliorer et bâtir ensemble un avenir meilleur où personne ne sera exclu.

Allary Éditions 2022, 308 p., 19,90 eur.

“Parce que le patriarcat s’est assuré de rejeter tout cela [les savoirs ancestraux, ndlr] du côté des “croyances”, de la “spiritualité”, en opposition à la science. Les écoféministes ne proposent pas d’élever ces savoirs au rang de science, mais de raviver la possibilité d’une spiritualité vivant conjointement à la science. Les écoféminismes ne proposent pas de rejeter ce que la science moderne a apporté à notre perception du monde, mais de permettre à d’autres savoirs de continuer de cohabiter sans être dépréciés ou annihilés. […] L’écoféminisme m’a fait comprendre le féminisme comme un embrassement complet du vivant, une lutte totale pour la justice et une restructuration complète de la narration. Ainsi passé au crible écoféministe, le féminisme n’est plus ni une mouvance politique ni un courant de pensée. Il est un geste accompli pour le vivant tout entier.”

On sent que ta colère se dissout au fil des pages. L’écoféminisme, que tu abordes dans la dernière partie, c’est aussi la joie, retrouver les plaisirs simples… As-tu ressenti cet apaisement au fil de l’écriture ?

“Je pense que ça correspond aussi à la manière dont j’ai écrit le livre. J’ai mis plus d’un an à l’écrire. Je pense que l’état dans lequel j’étais quand j’ai écrit les deux premiers chapitres n’est pas du tout le même que celui du dernier.

Au moment de la prise de conscience féministe, la première chose qui germe, c’est de la colère. C’est une envie de tout cramer. On se transforme toutes en Valerie Solanas en puissance. Quand d’un seul coup, on chausse ces lunettes du genre et qu’on voit à quel point rien ne va et que tout est “écrasement systémique”, on est en rage. Et j’ai été en rage, pendant des années. Mais je crois que concrètement, on ne peut pas tenir cette rage sur une vie entière. Sinon, on s’épuise, on meurt. Donc on est obligée, presque par survie, à un moment donné, de transformer la rage en apaisement et de développer une réflexion non-violente.”

Quand tu parles du féminisme, tu vas plus loin que la destruction du monde binaire. Tu vas jusqu’à dire que le problème, c’est le fascisme…

“Si demain l’extrême droite arrivait au pouvoir, je pense qu’on comprendrait très bien de quoi je parle quand je dis ça. La mise en place d’un régime d’extrême droite, d’un régime fasciste – on a malheureusement eu un exemple grandeur réelle aux États-Unis avec Donald Trump, en Italie cela va certainement beaucoup y ressembler… –, ce sont des attaques groupées contre les femmes, les personnes non blanches, les personnes LGBTQIA+.

La pensée féministe a le pouvoir de réfléchir à toutes ces questions. Elle permet de vraiment mieux décortiquer toutes les interactions sociales, qu’elles soient de classe, de race ou même inter-espèces. À travers la pensée féministe, on arrive à penser toutes ces questions avec précision. Parce que c’est cette proposition de décaler le regard, cette proposition de déconstruire toutes les binarités, la binarité de genre, mais aussi la binarité nature-culture, la binarité Nord-Sud, la binarité hétéro-homo, qui n’ont pas lieu d’être. Le féminisme propose de créer un monde où nous serons tout simplement libres d’être nous-mêmes, comme je le dis dans le premier chapitre. Donc il me semble que le féminisme est le plus puissant des antifascismes.”

Tu dis les antifascismes… Alors, “le” féminisme ou “les” féminismes ?

“Eh bien, en ce moment, je m’interroge de plus en plus là-dessus. J’ai été la première à hurler sur tous les tons depuis sept ans : “Les féminismes, il y a plusieurs féminismes”. Mais plus j’avance et plus je me dis que franchement, un féminisme transphobe n’est pas un féminisme ; un féminisme qui veut arracher le voile des femmes musulmanes n’est pas un féminisme, un féminisme qui infantilise les travailleurs/euses du sexe n’est pas un féminisme… En réalité, pour moi, il y a une façon de voir le monde qui est une façon féministe et qui devrait mettre à peu près tout le monde d’accord.”