Les Liégeoises balancent leur bar

Sur les réseaux sociaux, le #BalanceTonBar explose. Né à Bruxelles en octobre après des révélations de violences sexuelles ayant eu lieu dans des cafés proches du cimetière d’Ixelles, le mouvement a atteint la France et le Canada. Partout, des femmes et des jeunes filles dénoncent les agressions subies dans des bars, la drogue mise dans leur verre à leur insu par des inconnus. Liège ne fait pas exception. axelle a écouté victimes, militantes féministes et institutions concernées. Nos interlocuteurs/trices dressent un constat sombre pour notre dossier sur “l’amour au temps du patriarcat” : comment, dans ce contexte, être insouciante, s’amuser, flirter librement ? Mais pour certaines, nous sommes à un tournant dans la prise de conscience collective.

Le 14 octobre 2021, une première manifestation en solidarité aux victimes s’organise quelques jours à peine après la publication des premiers témoignages #BalanceTonBar sur les réseaux sociaux. 1.500 personnes défilent dans les rues d’Ixelles. © Coralie Vankerkhoven

Le mouvement #BalanceTonBar est un raz-de-marée. Il a commencé mi-octobre, avec des articles et des témoignages accablants. Le 14 octobre, une manifestation a réuni 1.500 personnes à Ixelles pour dénoncer les violences sexuelles et soutenir les femmes ayant été droguées dans certains bars et agressées sexuellement par des employés ou des clients. Les femmes “balancent” : les bars, les serveurs, les inconnus, les sorteurs qui n’ont pas aidé, voire parfois les ami·es qui sont parti·es, qui n’ont pas compris, pas voulu comprendre. Des victimes racontent le mal-être, la prise de conscience que quelque chose “clochait”. Certaines ont réussi à rentrer saines et sauves. Mais la plupart des témoignages parlent de “black-out”, de violences physiques et sexuelles. Sur Instagram en particulier, des pages dédiées aux témoignages voient le jour, comme #BalanceTonBarLiege.

Un # qui met le feu aux poudres

Entre le Carré, la place du Marché, Roture… : la fête, à Liège, c’est une institution. Dans les dizaines de témoignages s’étalent les noms de cafés bien connus. Les créatrices de la page ne s’attendaient pas à ce tsunami. Elles nous racontent : “On a lancé la page une semaine après la création de #BalanceTonBarBruxelles. L’idée était de mettre sur pied un groupe de réflexion, puis un groupe d’action qui pourrait intervenir dans les différents lieux de fête à Liège. On ne connaissait pas vraiment la réalité du terrain, ça ne nous est pas arrivé personnellement, et on avait envie d’avoir des chiffres parce qu’on n’a pas trouvé de statistiques en Belgique. Donc on voulait identifier les problèmes à Liège, et on a ainsi lancé la page Instagram. On ne s’attendait pas à ce que ces violences soient si répandues. C’est partout. Aucun lieu ne semble y échapper.”

On ne s’attendait pas à ce que ces violences soient si répandues. C’est partout. Aucun lieu ne semble y échapper.

En quelques jours, elles récoltent plusieurs centaines de témoignages d’agressions, de soumission chimique (selon l’Académie nationale de médecine en France, “l’administration à des fins criminelles ou délictueuses de substances psychoactives à l’insu de la victime”), de viols. Fin novembre, elles dressent un premier bilan : “Ce qu’on voit dans les témoignages, c’est que parfois les victimes sont spécifiquement ciblées, mais parfois non. Les agresseurs sont parfois des barmans, parfois des clients. Il y a très peu de réaction des bars quand ça arrive à une femme. Soit ils ne la prennent pas en charge soit ils la culpabilisent.” Les créatrices de la page, submergées, sont malgré tout renforcées par l’ampleur que revêt le mouvement, en France, au Canada notamment.

Siham et Mathilde

Siham a 34 ans. Cette professeure de philo et de citoyenneté dans une école secondaire a subi une agression sexuelle après une prise de drogue non consentie dans un café en plein centre de Liège. “J’étais en soirée avec des ami·es dans un bar gay, la soirée se passait bien, tout le monde dansait. À un moment, un homme m’a abordée, j’ai discuté avec lui, il m’a offert un verre. Et à partir de là, c’est le trou noir… Après ce verre, j’ai disparu. Mes ami·es m’ont cherchée, ont fini par se dire que j’étais rentrée chez moi. De 2 heures à 8 heures du matin, je ne sais pas ce qu’il m’est arrivé. J’ai repris conscience, comme si on claquait des doigts, je marchais dans ma rue. Je n’avais plus rien : plus de sac, plus de téléphone, plus de clés… Plus rien. Par contre, j’étais pleine de terre, j’étais dégueulasse… J’ai été porter plainte à la police le lendemain avec un ami. Mais je ne savais rien décrire, et les caméras de rue n’ont pas pu aider. J’ai contacté le personnel du bar pour demander les images du soir en question, ils ont refusé. Ma plainte a été classée sans suite. J’ai appris que 15 jours plus tard, il y était arrivé la même chose à une autre, il y avait donc peut-être bien un prédateur qui rodait alors autour ou dans ce bar.”

De 2 heures à 8 heures du matin, je ne sais pas ce qu’il m’est arrivé.

Mathilde a 28 ans. Elle nous confie avoir complètement enfoui cette agression et puis, d’un coup, y avoir repensé, beaucoup. “Pour moi, c’était il y a plus ou moins 8 ans, dans le Carré. Black-out après avoir suivi l’invitation d’un serveur à rentrer dans son bar prendre un shot offert. Réveil le lendemain dans un couloir de l’hôpital Saint-Joseph, sans téléphone ni veste, à côté de mon amie qui avait vécu le même black-out suite à un verre offert par le même serveur. Premier réflexe : vérifier mon pantalon, ma ceinture, ma culotte, être rassurée que rien n’ait bougé. Je ne me souviens plus des détails, du bar, et j’ai fini par me convaincre que nous avions simplement trop bu, que les shots étaient trop forts. Ensuite, j’étais très confuse et épuisée. Je n’ai presque rien pu faire pendant quelques jours. J’avais l’impression de ne pas avoir de réponses ou de mots à mettre sur ce que j’avais vécu.”

Pour les victimes, une constante : le sentiment d’humiliation, puis la culpabilité. “J’ai longtemps vécu dans un déni, explique Mathilde, j’ai eu peur un moment que des gens me reconnaissent après m’avoir vue inconsciente dans la rue.” Siham analyse : “J’étais mal dans ma peau, je me suis sentie sale pendant des jours. Et je pleurais, pleurais… Je n’ai pourtant jamais arrêté de travailler. Rester chez moi, c’était être face à une réalité que j’avais envie de fuir. J’ai suivi une thérapie. Aujourd’hui, je vais mieux, mais dès que j’en parle, je tremble de l’intérieur…”

Jeune mouvement, faits anciens

Certains des centaines de témoignages qui défilent sur les différentes pages #BalanceTonBar et dans les médias rapportent des situations récentes, mais d’autres sont bien plus anciennes. Lucien Bodson est urgentiste au CHU de Liège et connaît bien le phénomène de “soumission chimique” : “Ce problème est connu depuis des dizaines d’années. Le Flunitrazépam, un sédatif, était fréquent avant l’arrivée du GHB [anesthésiant utilisé en médecine et surnommé “drogue du viol”, ndlr] et du GBL [solvant industriel qui se transforme en GHB une fois dans l’organisme, ndlr], plus aisés à obtenir.” Le souci principal auquel sont confronté·es les soignant·es est la disparition rapide des produits dans le sang des victimes : “La toxicologie n’est hélas pas toujours utile car les produits disparaissent rapidement du sang et des urines, la plupart du temps en quelques heures. L’anamnèse [l’historique de la victime, ndlr] détaillée avec le timing précis des événements est l’élément le plus important, d’où l’intérêt d’avoir un ou plusieurs témoins.”

Je pense que ce mouvement améliorera la prise de conscience des soignants. Quand le risque physique est écarté, on n’investigue pas suffisamment pour repérer un acte malveillant éventuel.

Sur les pages Instagram #BalanceTonBar, reviennent souvent des critiques concernant le manque d’empathie et la mauvaise prise en charge des victimes par les soignant·es ou par la police. Mathilde se rappelle : “À l’hôpital, j’étais désorientée, dans l’incompréhension de ce qu’il m’était arrivé. En retour, on a refusé toute analyse, on m’a sermonnée sur le fait que j’avais “trop bu”, on m’a demandé de “libérer la place”.” Lucien Bodson reconnaît qu’il y a des lacunes dans la prise en charge : “Je pense que ce mouvement améliorera la prise de conscience des soignants. Quand le risque physique est écarté, on n’investigue pas suffisamment pour repérer un acte malveillant éventuel. Un avis psychologique devrait également être plus systématiquement demandé.”

 

14 octobre 2021, Ixelles. © Coralie Vankerkhoven

Des bars déjà dans le collimateur de la Justice

Début novembre, face à l’explosion du mouvement, la Ville de Liège et son Conseil de la nuit rappellent dans un communiqué les actions déjà mises en place pour “lutter contre les violences sexuelles, renforcer la sécurité des lieux festifs et améliorer la vie nocturne de la Cité ardente. Ces actions développées au départ d’“Un Carré qui tourne rond” sont désormais étendues aux différents quartiers festifs.” Il s’agit d’un plan d’action qui prévoit un renforcement de la présence policière, des dispositifs caméras plus étendus, un meilleur éclairage dans la ville, des informations dans les écoles et des campagnes de prévention autour des grands événements festifs (fin des examens, St-Nicolas, St-Toré, 15 août, Ardentes…). Ce plan comprend aussi une labellisation des cafés et bars qui s’engagent à être des “cafés secours” pouvant prendre en charge une potentielle victime. En cas de problème (harcèlement de rue, suspicion de soumission chimique, agression), une victime peut rentrer et demander de l’aide. Le personnel du bar aidera la victime en appelant les secours ou en administrant certains premiers soins.

Certains patrons sont laxistes, ne regardent pas qui ils engagent ou qui ils laissent entrer, ou refusent par exemple de laisser entrer des personnes noires.

Selon certaines de nos sources, la perpétuation des violences dans les bars serait aussi due au fait qu’il existerait deux “types” d’établissements. D’une part, ceux qui s’intègrent au plan et qui voudraient faire avancer les choses, c’est le cas notamment de certains bars du Carré mais aussi de “salles” comme le KulturA., la Zone, le Hangar. Et puis il y a ceux qui refusent d’avancer, par peur de perdre clientèle ou personnel, mais pas seulement… D’après une source, certains seraient des bars régulièrement visés pour des plaintes d’agressions, de racisme et d’homophobie ou ont été ou font l’objet d’enquêtes de police. Mais le sujet est sensible ; les chiffres et statistiques manquent. Nous avons donc fait l’exercice suivant : nous avons sélectionné au hasard 15 des bars cités dans la page #BalanceTonBarLiege et nous avons fait une recherche dans la presse pour savoir s’ils avaient été visés par d’autres plaintes. Au moins sept d’entre eux apparaissent. Il s’agit principalement d’abus de biens sociaux, de fraudes fiscales et de trafic de drogue. Certains patrons (ou anciens patrons) ont été condamnés à de la prison et à des amendes importantes. Parmi ces bars, au moins un est la cible d’une enquête pour des faits de racisme… Mais il ne s’agit que d’une recherche rapide, uniquement pour les faits connus par les médias.

Contactée, l’asbl HoréCarré, qui regroupe les 35 cafés du célèbre Carré liégeois, confirme : la majorité des établissements sont sensibilisés et ont même adopté le label “safe space” du “Carré qui tourne rond”, mais ce n’est pas le cas de tous : “Certains patrons sont laxistes, ne regardent pas qui ils engagent ou qui ils laissent entrer, ou refusent par exemple de laisser entrer des personnes noires”, explique Frédéric Rinné, président de l’asbl. “On est conscients du problème, ajoute-t-il, mais on a peu de moyens d’action. Nous avions bénéficié, il y a quelques années, de formations “Quality Nights” de l’asbl Modus Vivendi. Nous avons demandé à la Ville de refaire ces formations. C’est nécessaire, surtout avec le turn-over du personnel.” Mais à la question : “Reconnaissez-vous un souci dans les établissements liégeois ?”, le président botte en touche : “Il y a des soucis en dehors des cafés, ça oui. Mais on n’est pas comme à Bruxelles, avec des serveurs qui violent et des patrons qui ferment les yeux.” Bref, la prise de conscience n’est pas totale…

Épuisées, mais pleines d’espoir

Les membres du collectif féministe liégeois “Et ta sœur !” sont mobilisé·es depuis le début du mouvement – mais étaient déjà depuis des années engagé·es dans la lutte contre les violences. Pour axelle, le collectif raconte son quotidien depuis l’explosion des témoignages. “On essaye d’agir en recentrant le débat sur la nécessité de changements systémiques, éducation, politique…, et non pas sur les débats opportunistes sur la surveillance et la justice carcérale, qui ne nous semblent pas être des solutions à long terme : il y a de la récidive, peu d’effets sur les chiffres, etc. Mais on reste des bénévoles : on fait du mieux qu’on peut avec la charge mentale que cela implique. Cette charge se répercute sur chaque militant·e du collectif, alors qu’on travaille pour le bien commun de la société.”

On essaye d’agir en recentrant le débat sur la nécessité de changements systémiques, éducation, politique…, et non pas sur les débats opportunistes sur la surveillance et la justice carcérale, qui ne nous semblent pas être des solutions à long terme.

Du côté des créatrices de la page #BalanceTonBarLiege, c’est d’abord le besoin de prendre un peu de recul qui se fait sentir. Après avoir lu tant de témoignages difficiles, l’épuisement guette. “On a des hauts et des bas, des journées un peu anxieuses. Quand on a relayé le boycott du 12 novembre [action de boycott des bars, ndlr], on a subi des insultes.” Elles comptent toutefois se mettre autour de la table avec le secteur de la nuit pour faire en sorte que cette page Instagram ne soit pas qu’une page et aboutisse à des projets concrets.

Et maintenant ?

Du côté de la Ville de Liège, on nous assure que les discussions vont continuer. Plusieurs pistes sont explorées : le renforcement du plan d’action, un partenariat avec d’autres plans existant ailleurs, un dispositif spécial au sein de la province. Et les communes et provinces sont très peu financées pour la lutte contre les violences faites aux femmes – des compétences communautaires et fédérales.

Pour le collectif “Et ta sœur !”, les réponses doivent être rapidement mises en place : “Il a été question de discuter avec un endroit festif liégeois qui se soucie de cet enjeu mais globalement, malgré une bonne volonté de façade – parfois –, les tenancier·ères n’ont pas encore entrepris de nous contacter, ni de mettre en place des choses. Nous avons régulièrement déclaré être à disposition de la Ville de Liège pour des améliorations mais sans retour. Nous sommes très critiques face à leurs campagnes de sécurité récentes, qui ne prennent pas du tout en compte la dimension de genre et remettent la responsabilité sur la victime. La Ville appelle à “bien s’entourer”, à “être raisonnable”, à “contacter les autorités” ou à “contacter le personnel du café”. En résumé, on pense qu’il y a beaucoup d’associations et beaucoup de ressources déjà à disposition, existant depuis des années, car ce n’est pas nouveau : il est temps que les institutions concernées fassent maintenant le pas.”

Nous sommes très critiques face à leurs campagnes de sécurité récentes, qui ne prennent pas du tout en compte la dimension de genre et remettent la responsabilité sur la victime.

Parmi les pistes identifiées par le collectif : des formations “safe night” pour le personnel des cafés, la désignation d’une personne du personnel formée et de confiance pour les victimes, des campagnes de sensibilisation auprès des client·es, le rappel des peines encourues (bien que le collectif critique la “société punitive”), l’accès facilité aux images des caméras pour les victimes qui souhaiteraient porter plainte ou encore une répartition paritaire en termes de genre des organisateurs/trices mais aussi des artistes dans les événements et sur la scène festive.

En parallèle, le collectif demande un travail de fond contre les violences patriarcales et la culture du viol. “Ce mouvement n’est qu’une petite étape de visibilisation des violences mais on voit que tout doucement la résistance s’organise, on est très optimistes pour le futur ! En effet, la parole se libère depuis des années déjà mais le contexte est aujourd’hui favorable : profitons de cette mobilisation pour que ces violences sexistes soient vraiment mises sur la table !” Mathilde aussi a un message à faire passer : “Il faut arrêter de culpabiliser les victimes et traquer les bourreaux. Aux jeunes femmes aujourd’hui : arrêtons de nous culpabiliser, ayons le courage de nous défendre, soyons attentives les unes aux autres. Et ne vivons pas dans la peur !”

Les pages #BalanceTonBar continuent de recevoir des dizaines de témoignages par jour, plus seulement de violences sexuelles ou de soumission chimique mais aussi de victimes de racisme, d’homophobie ou de transphobie. Le mouvement a brisé une digue, les victimes parlent… C’est à la société et aux autorités à les entendre, et à agir.

Que faire...

Si je suis victime :

• Se mettre en sécurité, demander de l’aide (si on le peut, si on est consciente).
• Demander aux soignant·es des tests complémentaires (toxicologie, prise de sang) qui aideront le dépôt de plainte.
• Ne pas culpabiliser, vous n’êtes JAMAIS responsable de ce qu’il vous arrive.

Si je suis témoin :

• Ne jamais laisser une amie partir seule ou avec quelqu’un qu’elle ne connaît pas alors qu’elle semble saoule.
• La prendre en charge si elle perd connaissance, appeler le 112.
• Si vous ne connaissez pas la personne en détresse et que vous constatez qu’elle ne va pas bien (exemple, une jeune fille en rue qui semble inconsciente), appeler les secours et ne pas la laisser seule.
• Ne pas culpabiliser la victime, la soutenir et lui apporter du réconfort.
• Aller porter plainte avec elle, pour appuyer ses dires.