Dans le film Ouvrir la Voix, 24 femmes afrodescendantes livrent leurs récits de vie à Amandine Gay

Par N°203 / p. 23-24 • Novembre 2017

Dans Ouvrir la Voix, 24 femmes afrodescendantes françaises et belges témoignent du racisme et du sexisme qu’elles vivent au quotidien. Amandine Gay, qui a écrit et réalisé ce documentaire à la fois politique et esthétique, répond aux questions d’axelle à l’occasion de la sortie du film en Belgique le 29 novembre.


Comment est née l’idée de ce film ?

« J’étais comédienne à l’époque où j’ai commencé à écrire ce film et les rôles qu’on me proposait d’incarner étaient uniquement des personnages de femmes noires complètement caricaturaux. Je me suis dit que si les scénaristes avaient tant de mal à représenter des femmes qui me ressemblaient, c’était sans doute parce qu’ils manquaient d’imagination. J’ai donc commencé à écrire moi-même des fictions. Mais quand je présentais mes projets à des producteurs, on me disait que les personnages étaient trop inspirés des personnages américains, qu’ils n’existaient pas en France ! C’étaient pourtant des personnages inspirés par des femmes noires comme celles que je côtoie dans ma vie quotidienne, à commencer par moi-même. C’est ainsi que j’ai fini par me demander ce que je pourrais faire, avec mes propres moyens, pour représenter les femmes noires comme j’avais envie, moi, d’être représentée. »

Amandine Gay © Christin Bela

Vous interrogez 24 femmes sur la sexualité, l’école, la religion, les codes de beauté… Ces témoignages se recoupent. Est-ce que vous vous y attendiez ?

« Oui. Pour moi ce n’était pas une grande surprise. Au quotidien, quand une personne noire subit certains commentaires, certains gestes ou remarques, elle se dit que la personne face à elle est simplement ignorante. Pourtant, le racisme, comme le sexisme, est un système qui parcourt toute la société. Mettre en parallèle différents témoignages qui se rejoignent, c’était vraiment un procédé pour arriver à faire prendre conscience aux personnes qui ne sont pas touchées par ces discriminations qu’il s’agit de problèmes politiques bien plus que de problèmes interpersonnels. »

Le film commence justement par des choses très intimes, pour ensuite aborder de front la question politique…

« Le cheminement du film reprend le slogan féministe classique, « le privé est politique ». Les cheveux, par exemple : ça peut paraître une question banale. Mais quand une fille raconte qu’elle les garde attachés pendant la période d’essai et qu’elle ne les lâche qu’après, ça dit quelque chose sur la société. Dans le film, on commence donc par des choses très privées, intimes, et puis on arrive aux dimensions systémiques, avec la discrimination à l’orientation scolaire, dans le travail… Je souhaitais aussi aborder le thème de la dépression pour questionner l’absence de prise en compte des questions raciales dans le système de santé. »

Trailer du film Ouvrir la Voix

Les femmes qui témoignent dans le film racontent leur expérience de petite fille. Qu’est-ce que ça fait de grandir comme un·e enfant racisé·e  ?

« Pour moi, c’était très important de montrer à quel point ça se joue tôt. Dès la maternelle, on vit des épisodes de rejet, de violence. Cela a des répercussions à long terme. C’est pour ça que dans le film, j’interroge les femmes sur leur enfance et puis sur leur volonté de devenir mère, ou non, dans nos sociétés. Il y avait un enjeu d’arriver à montrer que c’est un processus et une construction qui se font tout au long de notre vie. Parce qu’il faut aussi rajouter à tout ça les traumatismes intergénérationnels liés aux colonisations, aux déplacements de population, à l’esclavage.

Par ailleurs, on me reproche souvent d’utiliser le mot « race ». Mais notre expérience de vie ne nous laisse pas le choix : on ne peut pas refuser cette catégorisation. Elle est là de fait. On a besoin d’un terme qui explique pourquoi un enfant blanc qui va à l’école pourra continuer à se construire comme enfant et pourquoi, à un enfant noir qui va à l’école, tout ce qu’on va lui renvoyer, c’est qu’il est noir. »

La sortie de votre film est le résultat de votre travail, mais aussi le fruit d’une intense mobilisation collective. Qu’est-ce que ça dit sur le racisme et le sexisme dans les milieux culturels ?

« Avoir mené ce film jusqu’à une sortie nationale en France, en Belgique, en Suisse et au Canada, cela m’a demandé un déploiement d’énergie considérable. Depuis quatre ans, j’organise des conférences, des événements, je publicise mon travail, j’écris, je tiens un blog, j’ai monté une boîte de production. Et puis, ça a dépendu de tellement de paramètres : une caméra à la maison, un compagnon chef opérateur qui accepte qu’il n’y ait qu’un salaire qui rentre pendant trois ans, une amie camerawoman, 400 personnes qui ont participé au financement participatif…

C’est parce que le film a un tel suivi au niveau associatif, communautaire, sur les réseaux sociaux que des sorties en salle ont été possibles. Tout ce parcours dit davantage quelque chose sur les manquements de notre société, le peu de chance qui est donné aux personnes qui me ressemblent pour pouvoir être des artistes. C’est pour ça que je mets beaucoup l’accent aujourd’hui sur la dimension institutionnelle. Le soutien des institutions devrait permettre à toutes les jeunes filles noires qui ont du talent et qui veulent être scénaristes ou réalisatrices de pouvoir mener leurs projets jusqu’aux écrans. »

Il y a donc une demande de voir ce type de film, de pouvoir se reconnaître à l’écran ?

« J’ai fait un film que j’aurais voulu voir à seize ans. Je veux qu’on ouvre l’univers des possibles à notre jeunesse, je veux que les jeunes aillent voir le film et se disent « Je n’y ai jamais pensé, je pourrais être costumière pour le cinéma !  » ou «  J’ai le droit de ne pas me laisser orienter vers des filières qui ne m’intéressent pas ». J’ai fait ce film dans cette visée, pour donner des outils, des armes à des personnes qui n’auraient pas forcément accès à ces informations-là. »

Vous êtes aussi très active sur les réseaux sociaux, vous tenez un journal de bord public… C’est important de laisser une trace, au-delà du film, sur les conditions de sa sortie ?

« Tenir le carnet de bord, c’est aussi montrer aux gens le travail qu’il y a derrière et le fait que c’est quelque chose qui demande beaucoup de temps. Ça me permet de parler de ces enjeux institutionnels. Mon objectif, en chroniquant tout ce que je fais, c’est de montrer que tout n’est pas lisse dans mon parcours. Je ne veux pas non plus gommer les sacrifices que ça a demandés. Je ne voudrais pas qu’on présente le film à des jeunes femmes en disant « Quand on veut, on peut », parce que c’est complètement faux. »

Comment votre film interpelle-t-il les féministes ? Comment des femmes qui ne sont pas directement concernées par le racisme peuvent-elles être des alliées ?

« L’enjeu de faire émerger l’ « intersectionnalité » dans les mouvements féministes mainstream est quand même un débat en cours. Ce n’est pas encore gagné mais au moins on est déjà en train d’en parler et c’est déjà un progrès.

Maintenant, la question que devraient se poser les groupes féministes financés par l’État, c’est comment ils peuvent aider les plus précaires, comment ils peuvent s’appuyer sur notre expertise mais sans nous exploiter, en se servant de leur position pour donner plus de pouvoir à des femmes minoritaires. On ne peut pas demander à une femme noire précaire d’intervenir à votre événement pour lequel vous avez fait une demande de subvention en partant du principe qu’elle doit travailler gratuitement. La première chose à faire pour être nos alliées, c’est de vous démerder pour embaucher des personnes racisées.

Après, au quotidien, ce que peuvent faire les personnes qui veulent être nos alliées, c’est faire leur part du travail auprès du groupe majoritaire : éduquez vos pair·es quand vous assistez à des micro-agressions racistes ! Et questionnez vos propres privilèges. Comme les hommes pro-féministes, qui devraient se demander si tout le monde est payé au même salaire. »

Qu’est-ce que cette aventure a changé pour vous, personnellement et politiquement ?

« Ce film, c’est le moment où j’ai trouvé ma voie. J’ai compris que je voulais continuer à réaliser des films et à faire de la recherche universitaire. Parce que ce sont des domaines où je peux complètement garder mon niveau de radicalité politique et où je peux être plutôt dans les questions que dans les réponses.

Et puis, ça m’a aussi appris à trouver mes limites. J’ai toujours été quelqu’un qui fait énormément de choses en même temps, mais là, je suis officiellement épuisée ! J’ai toujours été militante, je crois vraiment qu’on peut changer la société pour aller vers plus d’égalité, mais ça ne devrait pas se faire au détriment de ma santé, de ma carrière. »

Les projections

Ouvrir la Voix (Bras de Fer Production) sort le 29 novembre en Belgique. Des projections-débats, coorganisés avec de nombreuses organisations partenaires, auront lieu en présence d’Amandine Gay :

À Bruxelles :

À Liège : le 30 novembre aux Grignoux, 9 rue Sœurs-De-Hasque.

À Namur : le 29 novembre aux Grignoux (Caméo), 49 rue des Carmes.

Infos : https://ouvrirlavoixlefilm.fr