Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?
Terminer ma robe en crochet. C’est pour compléter le stéréotype de la bergère. J’aime bien le crochet, c’est une activité facile et répétitive mais aussi créative. Je peux en faire autant pour me vider la tête qu’en discutant avec mes amis. Je trouve ça très concret et au final j’ai une belle robe, complètement unique, chargée de souvenirs : chaque heure et minute passée à faire cette robe, c’est le souvenir de bons moments partagés et de moments pour moi-même.
Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
La mort et le deuil de ces morts. La mort d’une brebis blessée ou malade, la mort d’un agneau trop faible, une brebis qu’on a dû tuer pour abréger ses souffrances… Ces moments difficiles qui sont peu présents dans l’imaginaire du métier de berger.
En tant que bergère, mon rôle principal, c’est de veiller sur « mon » troupeau, de le nourrir, de le soigner… et chaque mort est un rappel à l’ordre, un questionnement et de l’émotion.
Et puis il y a la « grande mort ». On ne s’en rend pas forcément compte quand on n’est pas de ce milieu, et j’y avais déjà un peu pensé, mais j’y ai été confrontée plus durement récemment : en tant que bergère, on a besoin d’un collègue sur qui compter, quelqu’un de fiable, qui nous accompagne en montagne, qui soit vif et avec qui on partage l’aventure des estives (les mois d’été dans les alpages en France). J’avais trouvé ce compagnon de route, il s’appelait Mac, c’était un border collie, c’était mon chien de travail, c’était aussi mon chien de compagnie, mon collègue, mon ami… Je l’ai perdu au mois de janvier dernier et c’est un deuil lourd à porter : les gens ne comprennent pas bien ce que ça veut dire. Certains répondent « bah prends-en un autre », ce n’est pas si simple. Ne plus l’avoir à mes côtés, c’est comme si on m’avait coupé la main, il me manque tous les jours, tant au travail qu’à la maison. Alors voilà, je voulais évoquer ce deuil difficile, et remercier Mac encore une fois pour le temps passé ensemble.
Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?
Facile. Le sexisme encore immense dans la vie agricole. En tant que bergère, on est aussi victime du sexisme qui teinte toute la société. Et en montagne, c’est pas mieux. Les clichés habituels évidemment : la bergère est « douce » et peut prendre soin des moutons blessés, mais c’est le berger qui est « fort » et qui peut les attraper. Ne vous inquiétez pas, je sais attraper un mouton. On va aussi se prendre des remarques sur le physique : si la bergère est un peu « ronde », elle se prend des remarques sur sa capacité à faire son métier « attention, c’est raide » (ah bon, tu crois ?)… On peut aussi être en danger en montagne en tant que femme, parfois seule. Malheureusement les agressions sexuelles et viols touchent aussi les bergères…
Mais heureusement, ça commence à changer. En France, on voit de plus en plus de regroupements de femmes bergères pour apprendre des expériences des unes et des autres et s’en faire le relais. Il y a « bergères guerrières » par exemple qui est un groupe Facebook [privé, ndlr] vraiment utile.
Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
C’est une question difficile. Beaucoup de choses, beaucoup de gens, je pense à mes amis, à mes moutons, ma famille, toutes les belles rencontres de la vie. Mais au final j’ai envie de répondre quelque chose que vous interpréterez comme vous voulez : je me sens en lien avec moi-même. Il y a encore des parties de moi que je dois apprendre à connaître et comprendre. Mais je n’ai jamais été autant en lien avec moi-même, et j’en suis très heureuse. Je connais mieux mes limites, je sais les poser, je ne me sens pas (ou plus ?) le besoin de me conformer à ce que les gens attendent de moi. Je m’appelle Lise, je suis en lien avec moi-même et c’est formidable.
Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
Tout. J’aimerais avoir plusieurs vies pour pouvoir faire tout ce qui m’intéresse. En ce moment par exemple, apprendre l’albanais et passer plusieurs permis roulants (moto et tracteur).
Lise Piron et Mac. D.R.
Après une formation scientifique en hydrologie, Lise Piron développe parallèlement un parcours professionnel dans l’enseignement (enseignante, animatrice nature, école des devoirs, etc.) et dans l’agriculture (ferme urbaine de brebis laitières à Bruxelles, ferme didactique provinciale en vaches…). Toujours attirée par le métier de bergère, elle s’est d’abord familiarisée avec les moutons avant de sauter le pas. Après une première expérience dans la forêt d’Anlier, en province de Luxembourg, elle continue à se former dans les Alpes auprès d’une bergère. Elle raconte : « travailler entre femmes est essentiel pour la sécurité et la confiance, surtout lorsqu’on est en montagne. Ma formatrice m’a appris à connaître le terrain et le troupeau, à repérer les brebis ayant un comportement problématique, à comprendre les dynamiques de groupe. Observer est primordial ! Ceci dit, bergère est un métier que l’on acquiert par la pratique de terrain et j’ai encore beaucoup de choses à apprendre… »
Depuis novembre 2023, Lise Piron est chargée de mission Pâturage itinérant pour le Parc national de l’Entre-Sambre-et-Meuse (ESEM). Son travail, précise le site du parc, consiste à coordonner et planifier les « actions de pâturage itinérant, qui permettront, entre autres, d’entretenir les précieuses pelouses de Calestienne (qui seront prochainement restaurées), au bénéfice d’une biodiversité unique », mais aussi à accompagner le troupeau dans son estive à travers les collines de la région. Même si jusqu’à présent, nous confie Lise, elle n’a pas encore pu pleinement s’emparer de sa casquette de bergère…