Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?
L’énergie, la force, l’inventivité des jeunes féministes des petits groupes ou collectifs récemment constitués qui développent des modes d’action tout neufs. Et cela aussi bien pour combattre les multiples violences dont elles sont victimes – je pense aux groupes post-#MeToo – que pour contester la culture patriarcale. Quand elles changent les noms des rues, quand elles organisent des balades féministes intersectionnelles, bien sûr, elles valorisent les femmes et leurs œuvres mais surtout elles transforment en profondeur notre perception de l’espace public ! Je pense qu’ainsi elles initient un changement de culture essentiel pour notre société.
Je suis aussi épatée par les savoirs développés par ces jeunes féministes. Quand je pense aux premiers mémoires primés par l’Université des Femmes dans les années 90 où nous étions déjà contentes si les femmes constituaient l’objet de la recherche et que je lis les mémoires des étudiantes en master d’aujourd’hui, je m’émerveille de leur maîtrise des théories féministes et surtout de la fécondité de leur point de vue situé. C’est vraiment parce que ces chercheuses s’appuient sur l’expérience et les savoirs des « minorisé·es » (femmes, LGBTQIA+), qu’elles renouvellent et affinent notre compréhension et nos connaissances de questions vitales pour notre société.
Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
Je n’ai plus de métier car je suis retraitée depuis plus de 20 ans. Ma pension me permet de vivre confortablement en activiste permanente. Ce n’est pas vraiment un métier mais c’est un agir que je poursuis depuis 50 ans. Depuis que le désir de changer le monde, que tant de personnes partagent, s’est incarné pour moi dans le féminisme des années 70 (née vingt ans plus tard, j’aurais peut-être été une militante écologiste). Le féminisme dans lequel j’ai plongé alors et dont je me revendique toujours était un féminisme joyeux, c’est cela que je pointerais dans ma « carrière féministe ». Si je suis aujourd’hui encore tellement engagée, c’est certainement en grande partie à cause de la joie profonde que j’éprouve quand, dans ce mouvement continuel de libération, nous débattons, écrivons, rêvons et agissons ensemble. Même si nous ne sommes pas visibles comme en temps de crise ou de récession, je sais que nous continuons à cultiver une force vive de changement qui s’exprimera peut-être un jour dans une meilleure conjoncture… Oui, je rejoins Emma Goldman qui a(urait ?) dit : « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas de votre révolution. »
Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?
Oui, d’indignation et de colère quand j’ai lu la Déclaration de Politique Communautaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Est-ce que les gens savent que le chapitre « égalité et droits des femmes » qui clôturait la déclaration précédente a disparu en tant que chapitre pour être relégué au dernier point du chapitre « accueil de la petite enfance et familles » ! Et voilà, les droits des femmes réintégrés dans le cadre familial exactement comme le viol dans le Code pénal où il relève toujours non pas des « infractions contre les personnes » mais des « infractions contre l’ordre des familles et la moralité publique ». Mais bon sang, on se croirait au 19e siècle ! Ce n’est pas tout, j’ai noté que dans les chapitres consacrés à l’enseignement, même les mots ‘sexistes’ ou ‘sexués’ qui qualifiaient les stéréotypes ont été effacés car on parle désormais de stéréotypes tout court ou sociaux. Quant à la féminisation de la langue, là aussi c’est un pas en arrière puisque l’écriture inclusive y est accusée de compliquer l’accès à l’information. Tout cela en dit long sur la manière dont le nouveau gouvernement de la FWB traite les questions d’égalité et de droits des femmes… Et même si la question des violences semble réellement prise en compte, il y a comme un déni de ce qui en est à l’origine et qui continue donc de se maintenir via l’enseignement, les médias, la culture, à savoir : un système patriarcal hétérosexiste bien arrimé au capitalisme, à l’impérialisme et au néo-colonialisme. Bref de quoi alimenter une colère féconde !
Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
Je me sens en lien aussi bien avec mes contemporaines féministes dont je ne partage pas toujours les idées qu’avec les jeunes féministes des nouveaux groupes dont je ne partage pas du tout l’expérience. Nous savons depuis les années 70 qu’il y a des féminismes en même temps qu’un féminisme, c’est à-dire que nous avons beau toutes vouloir la libération des femmes, nous n’avons pas le même enracinement, les mêmes intérêts, les mêmes stratégies. Nous savons aussi que certains sujets fâchent (le port du hijab, la prostitution, les nouvelles technologies de la reproduction, etc.) et que nous ne parviendrons pas à nous entendre sur ces sujets. Le mouvement d’aujourd’hui est pluriel et c’est une force selon moi à condition que le féminisme soit un laboratoire d’innovation où chaque individu·e, chaque collectif peut se manifester et être entendu dans sa singularité. Diane Lamoureux, dans son livre Les possibles du féminisme (Éditions du remue-ménage 2016), utilise le terme « féminisme de la polyphonie » pour désigner ce mouvement où les voix et les timbres s’entrecroisent tout en restant distincts.
Il faudra alors comprendre le lien non comme exigeant une adhésion totale à un programme ou une plate-forme mais plutôt comme une sorte d’alliance souple, sur des points précis qui font consensus et permettent l’émergence d’un commun. Les points de désaccord eux ne seraient pas occultés mais reconnus et même éventuellement creusés. Au total, les divergences pourraient bien être productives et même, comme le disait Maria Puig, solidaires.
Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
Que seront les femmes de l’an 2000, écrivait Françoise Collin en 1986 ? Dans cet article célèbre intitulé « Un héritage sans testament », elle posait la question de la transmission qui, selon elle, « exige une double activité : de la part de celle qui transmet et de la part de celle qui accueille la transmission. […] C’est aux nouvelles qu’il appartient de déterminer ce qu’elles veulent de l’héritage et ce qui, dans cet héritage, les intéresse. C’est aux anciennes qu’il appartient d’entendre la demande, d’infléchir leur langage vers un autre langage […] ». Elle notait que la transmission entre femmes avait été jusque-là assimilée à la maternité biologique (perpétuation de l’espèce, de la vie) et que ce qui avait changé avec le féminisme, c’est-à-dire avec l’accès à la parole des femmes et la création de tout un corpus, c’est la possibilité d’une transmission symbolique. Voilà ce qui suscite ma curiosité : qu’entendront les femmes de 2050 de ce que nous disons aujourd’hui et qu’en feront-elles ? À cela s’ajoute l’autre question, posée par Françoise Collin, essentielle pour la transformation des rapports entre les femmes et les hommes : est-ce que les hommes reconnaîtront « pour la première fois qu’ils sont redevables aux femmes, à des femmes, d’autre chose que de la vie ou du plaisir » ?
© Karema Menassar
Diplômée en philologie germanique, Nadine Plateau enseigne l’anglais en Algérie pendant deux ans, puis le français au Congo durant neuf mois. Dès 1968, elle poursuit sa carrière d’enseignante en Belgique, tout en militant pour une école plus égalitaire et mixte. Le 11 novembre 1972, elle participe à la première « Journée des femmes » organisée en Belgique, en présence de Simone de Beauvoir. En septembre 1974, aux côtés de Denise Devos, Fanny Filosof, Hedwige Poullet, Marie Denis et Suzanne Van Rokeghem, elle fonde la Maison des Femmes à Bruxelles. Cette association rassemble des centaines de femmes autour d’un projet alternatif visant à faire prendre conscience aux femmes de leur oppression et de leur capacité à la combattre. En 1982, Nadine Plateau crée Chronique Féministe, la revue de l’Université des Femmes. Elle est aussi, en 1989, à l’origine de l’asbl Sophia, réseau belge des études de genre. La militante s’est également investie pour défendre la création artistique des femmes. En 2008, elle fait partie des fondatrices du Festival du film de femmes Elles Tournent ; elle initie le prix Cinégalité qui récompense un film de fin d’études proposant une vision non stéréotypée des femmes et des hommes. Enfin, elle publie de nombreuses contributions pour diverses publications, comme Pensées féministes, La Revue Nouvelle…
À vos agendas
Le 16 novembre, journée commémorative du 50e anniversaire de la première maison des femmes, le centre d’archives AVG/Carhif, qui conserve les bulletins de la Maison des Femmes, présentera une brochure retraçant l’histoire de cette maison qui fut un lieu d’expérimentation, de réflexion et de mobilisation féministes. La journée, organisée avec le Collecti.e.f 8 maars, inclura des tables rondes composées de témoins de l’époque et de la nouvelle génération de féministes. Elle proposera également des ateliers fanzine, chansons féministes et arpentage d’un livre de Marie Denis. Car à l’heure où une jeune génération de féministes en quête de savoirs sur le féminisme se manifeste de plus en plus dans l’espace commun, les organisatrices de l’événement souhaitent leur rendre accessible cet héritage, ce matrimoine.
Le 16/11, de 9h à 17h, à Amazone, 10 rue du Méridien, 1210 Bxl. Infos via le centre AVG/Carhif : 02 229 38 31.