
Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?
Juste avant l’aube, pendant un moment, il y a un silence particulier. Tout est obscur, immobile, tremblant comme le fil d’une funambule. Impossible de ne pas être attentive, aux aguets. Et puis, le jour est là !
Ce qui m’enthousiasme a souvent rapport avec l’étonnement. Un visage dans la foule, un livre sur l’étagère, une photo retrouvée qui modifie la cartographie du souvenir, une idée, une manière de dire qui transforme ma perception de ce qui m’entoure, de la personne qui me parle. Découvrir, au sens premier : soulever une couverture et voir ce qu’elle cachait.

Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
L’engagement. Ce mot traverse nos métiers, comme il en traverse beaucoup d’autres, dans les champs du soin et de l’éducation, par exemple. Je vois autour de moi des gens de tous les âges engager leur corps, leur pensée, leur temps, toute leur attention, sur le plateau, dans l’écriture, derrière l’appareil photo, hors des notions de rentabilité, de rendement. Dans des circonstances souvent difficiles, comme “malgré tout”. C’est une prise de risque, c’est essayer inlassablement, incarner du possible, aimer ça. C’est un engagement avec les autres. Même dans l’écriture, on n’est jamais seul. J’admire particulièrement ces artistes qui étendent cet engagement dans des actions loin du papier, hors des théâtres, ceux et celles que la pensée du commun ne quitte pas.

Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?
L’abus de pouvoir. Les situations si courantes, dans les relations quotidiennes, pédagogiques ou politiques, où quelqu’un profite de son pouvoir, de son savoir, pour amoindrir quelqu’un d’autre, lui faire sentir qu’il n’a rien à dire, ne compte pas, et lui ôte sa puissance d’action. Il y a la violence physique bien sûr, qui se voit, laisse des traces. Et la violence par le langage. La moquerie, l’absence d’engagement dans la relation, le déni de la vulnérabilité. J’observe, autour de moi, qui parle, et comment, qui se tait ? Qui est écouté, qui est sommé de se taire, qui a renoncé à parler ? Le pouvoir des mots est immense. Ils libèrent ou enferment, créent ou détruisent des espaces, des relations. Ce sont des instruments redoutables d’asservissement, de manipulation – de destruction – autant que des alliés de lutte, de lien et d’apprentissage. Les situations où un être humain se voit réduit à une étiquette, à une fonction, à un objet, me rendent violente – me rendent folle, comme on dit. Et dans cette folie, il y a un pouvoir d’action.

Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
Je me sens en lien avec mes quatre arrière-grands-mères. Quatre femmes aux destins différents, dans des milieux, des paysages, des langues différentes. Je ne les ai pas connues et rationnellement, je ne peux pas savoir ce qu’elles pensaient, sentaient – aucune n’a laissé de journal… On m’a raconté leurs choix et leurs histoires, qui paraîtraient invraisemblables dans une fiction. Je regarde les photos, leurs postures, leurs regards. C’est un tissu de vies, qui m’enveloppe et me soutient. Parfois, j’ai l’impression qu’elles tiennent conseil dans mon imagination, que mon corps est le lieu de leurs dialogues, de leurs accords et désaccords.

Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
Je peux rester des heures à regarder quelqu’un se concentrer sur ce qu’il ou elle fait : aligner des mots dans un carnet, trier des boutons, réparer un robinet, faire une tour de Kapla® [jeu de construction à partir de planchettes en bois, ndlr], résoudre une équation, peler des poivrons. J’aime que quelqu’un me raconte comment il ou elle fabrique un poème, une mélodie, une hypothèse, une teinte particulière de rouge, une broderie, une soudure à l’arc, un pain. À ces moments, je n’ai plus d’âge et j’ai terriblement envie d’apprendre… ce qui nous ramène à l’enthousiasme…
Née à Leuven “d’une mère flamande et d’un père à moitié belge, à moitié égyptien”, Veronika Mabardi écrit depuis qu’elle est petite. En néerlandais d’abord, puis rapidement en français, ses parents ayant quitté Leuven pour Louvain-la-Neuve au début des années 1970. Comédienne de formation, elle allie écriture et théâtre en adaptant une de ses nouvelles qui devient Cassandre graffiti (Lansman 1990). Ses premiers textes (Titre provisoire, La Maljoyeuse, etc.) sont joués par les Ateliers de l’Échange et la compagnie Ricochets. Elle recevra pour Loin de Linden (Lansman 2014), pièce inspirée par la vie de ses deux grands-mères, le Prix triennal d’écriture dramatique en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2018).
Outre le théâtre, Veronika Mabardi met également sa plume au service de projets collectifs ou de commandes. En 2003, elle écrit Maisons d’enfance (Luce Wilquin) à partir de récits récoltés auprès de personnes habitant le Brabant wallon et, en 2006, à la suite d’une résidence organisée au Mali, elle publie Les carnets du fleuve (Lansman). Un voyage fondamental pour l’écrivaine qui retournera à de nombreuses reprises à Bamako pour développer d’autres projets, notamment une collaboration régulière avec le festival La Rentrée littéraire du Mali. En 2012 sort Rue du Chêne (Weyrich), une courte fiction pour adultes apprenant à lire commandée par l’association Lire et Écrire. Mais pour l’autrice, l’écriture est aussi une recherche en chambre, un travail solitaire qui se matérialise parfois sous la forme d’un roman. Ainsi, elle publie Pour ne plus jamais perdre (Esperluète 2011), livre illustré par l’artiste bretonne Alexandra Duprez. En 2014, toujours chez la même éditrice et avec la complicité de la même artiste, paraît Les Cerfs, couronné par le Prix Triennal de la Ville de Tournai. En 2019, elle signe Peau de louve, un récit-conte rimé sur la réparation. Avec son dernier titre (2022) Sauvage est celui qui se sauve, elle plonge dans son histoire familiale, abordant avec pudeur la disparition de son frère adoptif dans un accident de voiture.
Théâtre, récit, roman… Veronika Mabardi crée aussi des documentaires radio (Demain, Tombouctou ou Dis-moi… zeg het maar in ‘t frans). Elle anime régulièrement des ateliers d’écriture, travaille avec des collectifs d’alphabétisation. Durant la pandémie, elle a signé un poème “Tu n’es pas loin” dans le cadre du projet Fleurs de funérailles. Actuellement, elle travaille sur un projet de théâtre-paysage. Intitulé Au Grand Air, il propose au public “d’expérimenter une immersion sensorielle dans la lenteur et hors du langage”.
À écouter : Soraya Amrani reçoit Veronika Mabardi dans l’émission Les acteurs et actrices de Bruxelles.