Pas leur genre

Ni hommes, ni femmes, les personnes non-binaires refusent de s’inscrire dans le système classique de genre. Longtemps invisibles, iels (un pronom dont vous découvrirez la signification en lisant cet article) revendiquent leur droit d’exister en dehors des normes du féminin et du masculin. axelle est allée à leur rencontre.

Biche de Ville dans le clip "Rides" © Barbara Salomé Felgenhauer

Vous n’avez encore jamais entendu parler de “non-binarité” ? Pas étonnant. Il suffit de mener l’expérience suivante pour prendre la mesure de l’invisibilité à laquelle sont cantonnées les personnes non-binaires dans notre société : tapez “non-binaire” ou “non-binarité” dans les moteurs de recherche des dictionnaires de référence de la langue française en ligne, à l’instar du Larousse, du Robert et du Littré, et vous ferez chou blanc. L’encyclopédie Wikipédia, elle, propose la définition suivante (raccourcie par nos soins) : “La non-binarité désigne la catégorisation des personnes dont l’identité de genre ne s’inscrit pas dans la norme binaire, c’est-à-dire qui ne se ressentent ni strictement homme, ni strictement femme, mais entre les deux, un mélange des deux, ou aucun des deux.”

“Péter la case”

Ces dernières années, dans le sillage de l’écriture inclusive, la petite communauté formée par les personnes non-binaires francophones s’est dotée de plusieurs pronoms neutres pour adapter la langue française à sa réalité : iel, ul, ol, al, i, im, em, ael… Parmi ces trouvailles linguistiques, c’est le “iel”, contraction des pronoms classiques “il” et “elle”, qui s’est imposé, et c’est le pronom qu’utilisent la plupart des personnes non-binaires que nous avons rencontrées pour cet article. “Être non-binaire, ce n’est pas vouloir faire de ce terme une nouvelle case en plus des cases homme et femme, non, être non-binaire c’est péter la case et ouvrir un spectre”, estime la/le musicien·ne belge Biche de Ville.

Son premier album, Kevin, sorti en juin, est à la fois une farouche déclaration d’indépendance vis-à-vis du système binaire et une ode à la différence, joyeuse et libératrice. “En m’affirmant comme non-binaire, j’ai ouvert une porte derrière laquelle il y a un champ des possibles”, poursuit Biche de Ville. Définir la non-binarité, c’est prendre le risque de la faire rentrer dans un moule dont elle s’évertue à sortir, met en garde l’artiste : “La non-binarité, c’est passer du noir et blanc à la gamme de couleurs infinie qu’il y a entre les deux. Il y a autant de personnes non-binaires que de façons d’être non-binaire, de même qu’il y a autant de façons d’être femme que de femmes. Car être femme ne se résume pas à porter des talons hauts et à mettre du rouge à lèvres.”

Luz © Z

Biche de Ville a fait son coming out non-binaire l’an dernier, à quarante ans passés. D’autres personnes non-binaires, plus jeunes, ont su poser des mots plus tôt sur le malaise qu’elles ressentaient vis-à-vis de leur assignation de naissance au genre féminin. Car l’usage du terme “non-binaire” n’a commencé à se généraliser que depuis quelques années. Luz, 26 ans, écrivain·e et assistant·e pour personnes en situation de handicap vivant à Bruxelles, a compris à l’âge de 21 ans qu’iel était non-binaire : “Ma non-binarité est apparue comme une urgence pour être créatif·ve avec la personne que je suis. Comme un besoin de m’émanciper de la non-réflexion de la société au sujet du genre, des automatismes et des codes linguistiques qui s’imposent, qui ne laissent pas respirer les autres narratifs, les histoires qui ne sont pas des histoires hétéros, patriarcales et eurocentrées.”

“Je n’avais pas les mots pour le dire”

El (au premier plan) © Lia Tee

El, mannequin et modèle, 32 ans, partage sa vie entre la campagne des environs de Gand et Berlin. Iel se dit non-binaire depuis le milieu de sa vingtaine, et regrette de n’avoir justement pas eu connaissance plus tôt de l’existence de la non-binarité. Enfant, déjà, iel ne se sentait ni fille, ni garçon, ou plutôt “à la fois fille et garçon”. “Ça a été une sensation double de comprendre enfin qui j’étais, à la fois un soulagement, comme trouver la pièce manquante d’un puzzle, et une certaine colère de comprendre que la société ignore totalement ce groupe de personnes, qui est considéré comme inexistant. J’étais déçu·e d’avoir dû attendre 25 ans pour pouvoir comprendre qui je suis.”

Une sensation dont témoigne également Baxter, 31 ans, artiste performeur/euse et drag king vivant à Bruxelles, qui a fait son coming out non-binaire à la même période : “Ça a toujours été là, mais je n’avais pas les mots pour le dire.” Quand Baxter est arrivé·e à Bruxelles il y a six ans, le pronom neutre “iel” n’existait pas encore. “On a commencé, avec d’autres personnes non-binaires, à nous inventer nous-mêmes des pronoms”, se souvient-iel, amusé·e.

Baxter © Loup Caccia

Les réseaux sociaux, Instagram en tête, ont joué un grand rôle dans l’apparition d’une conscience non-binaire ces dernières années, fédérant une communauté invisible et invisibilisée. Aloïs, nail artist (artiste manucure) d’une trentaine d’années, a découvert sa non-binarité en “suivant” des artistes non-binaires sur cette plateforme : “Instagram a joué un rôle incroyable dans ma vie, cela m’a libéré·e. S’il y avait eu Instagram quand j’étais plus jeune, je crois que cela m’aurait ouvert d’autres portes”, estime-t-ael (le pronom qu’Aloïs a choisi d’utiliser). C’est également le cas de Biche de Ville : “Je me suis reconnu·e au fur et à mesure dans ce que les personnes non-binaires postaient sur Instagram. C’est une vraie mine d’informations pour mon éducation et ma déconstruction des normes de genre. Parce que ce n’est pas parce que tu es non-binaire que, du jour au lendemain, tu sais tout expliquer aux gens. J’apprends tout le temps grâce à cette plateforme.”

Mégenrer

La non-binarité est souvent associée à une apparence physique androgyne. Mais si certaines personnes non-binaires ont une telle apparence ou la cultivent, d’autres sont souvent perçues à tort comme “femmes” ou “hommes” par les autres. Depuis qu’ael a découvert sa non-binarité, Aloïs s’est permis, paradoxalement, des choix vestimentaires traditionnellement associés au féminin auxquels ael se soustrayait autrefois : “Cela m’a donné beaucoup confiance en moi et permis d’assumer plus de choses. J’adore le rose, par exemple, et c’est une couleur que je ne portais pas trop avant parce que je me disais que j’allais être perçu·e comme une fille. C’est pareil pour le maquillage, que je porte à nouveau, alors que j’avais arrêté de me maquiller pendant un temps car j’avais l’impression de le faire à cause des attentes de la société vis-à-vis des femmes.”

Aloïs © Johanne Bezençon

El a fait une autre expérience de l’injonction à une féminité stéréotypée dans sa jeunesse, lorsqu’iel a demandé un jour, à 18 ans, à une coiffeuse de lui raser la tête : “Celle-ci a refusé, en me disant qu’elle ne pouvait pas faire ça à une fille et que j’allais sans doute revenir plus tard au salon de coiffure pour me plaindre. C’était une situation vraiment étrange. On s’est disputé·es. J’ai fini par partir et suis allé·e m’acheter une tondeuse et me suis rasé·e moi-même la tête. J’utilise toujours cette tondeuse aujourd’hui.”

Toutes les personnes non-binaires partagent par contre la même expérience d’être fréquemment “mégenrées”, c’est-à-dire d’être appelées à tort “Madame” ou “Monsieur” ou désignées par les pronoms “il” ou “elle”. Luz, comme beaucoup d’autres, a pris le parti de ne pas s’en offusquer : “Si je devais batailler tous les jours avec des inconnu·es, ça serait trop épuisant. Par contre, je bataille avec les gens que je côtoie fréquemment et avec mes proches. J’ai certain·es ami·es, par exemple, qui ne veulent pas faire l’effort de changer de vocabulaire et qui continuent à me genrer au féminin par confort. Je leur ai dit que ça serait bien de varier de temps en temps et de ne pas juste rester dans cette case du “elle”.” Baxter préfère le pronom “iel”, mais accepte également que l’on parle d’iel au féminin : “Le pronom “elle” ne me dérange pas, parce que j’ai aussi ce besoin d’être entendu·e en tant que personne ayant été éduquée comme une femme”, explique-t-iel.

Interviewée en 2018 par Les Inrockuptibles au sujet de la non-binarité, la sociologue franco-chilienne Karine Espineira, spécialiste des questions liées au genre, dédramatisait ainsi la situation d’inconfort pouvant résulter chez une personne qui mégenre une autre personne sans le vouloir : “Le chemin se fait des deux côtés : on ne peut pas demander de but en blanc aux gens de voir ce qui n’est pas forcément visible. […] S’il n’y a pas un signal, un code, c’est très difficile, et on va se tromper. Et on a aussi le droit de se tromper, de la même manière que les non-binaires ont le droit de s’affirmer, d’inventer un vocabulaire […] pour être bien dans ce monde. Tout le monde y a droit.”

Pour aller plus loin

À consulter
Le compte @payetanonbinarite, qui a pour vocation d’informer sur la non-binarité, rassemble des dizaines de témoignages de personnes non-binaires.

À voir
Somos, (“nous sommes” en espagnol), le deuxième épisode du podcast visuel Isola, donne la parole à 13 jeunes non-binaires, trans et/ou qui ne se reconnaissent pas dans les catégories d’identité de genre traditionnelles.

• Le documentaire Sexe et identité – Au-delà de la binarité, en ligne jusqu’au 22 juillet 2021 sur le site de la chaîne franco-allemande Arte, aborde la non-binarité à la fois sous un angle sociétal et scientifique.

À lire
Trouble dans le genre, Judith Butler, La Découverte 2006.
Manifeste cyborg, Donna Haraway, Éditions Exils 2007.
Manifeste contra-sexuel, Paul B. Preciado, Balland 2000.

À suivre
Les comptes Instagram des personnes interviewées :
Aloïs: @_a.l.o.ii.s_
Baxter : @dareal.kingbaxter
El : @elfoxberlin
Biche de Ville : @bichedeville
Luz : @luz_deamor