Penser l’amour et la sexualité en sorcières

Par N°244 / p. 14-17 • Janvier-février 2022

L’amour est au cœur des questionnements féministes actuels, sous toutes ses formes. On parle de consentement, de jouissance, on décortique le couple, on interroge la monogamie… Depuis la déferlante #MeToo, ces questions imprègnent livres et podcasts, s’invitent dans les réflexions individuelles, dans les discussions entre sœurs, ami·es, dans les couples. Comment vivre des relations sans violence ? Comment politiser l’intime ? Comment se retrouver et libérer nos sentiments ? Comment redéfinir et affirmer nos désirs ? Deux expertes franches et passionnantes échangent avec nous. Un entretien à retrouver intégralement en podcast sur notre site, dans notre série L’heure des éclaireuses.

© Simpacid pour axelle magazine

Nous avons réuni Valérie Piette, professeure d’histoire contemporaine à l’ULB – ses recherches portent sur l’histoire des femmes, du genre, des féminismes et des sexualités – et Charlotte Pezeril, anthropologue, directrice de l’Observatoire du sida et des sexualités à l’ULB ; elle travaille sur la stigmatisation et les discriminations des personnes vivant avec le VIH en Belgique.

Toutes deux se connaissent bien. Elles ont notamment mis sur pied, avec d’autres, le master interuniversitaire en études de genre ; elles ont collaboré récemment sur l’exposition (et l’ouvrage) Witches. Histoires de sorcières. Dans une discussion à cœur ouvert, elles posent des balises nécessaires à la grande traversée vers une vie sexuelle et affective libérée de toutes les dominations, des repères utiles dans cette nouvelle quête, éprouvante et passionnante, de soi.

Définir le consentement ?

Charlotte Pezeril : “Le consentement devrait être un accord mutuel évident entre partenaires sexuels. Mais on sait bien que la réalité des relations sociales et sexuelles comporte sa part de mystère. On n’est pas dans un consentement contractuel et contractualisable, même si certains commencent à le penser. L’approche pénale définit le consentement négativement, c’est-à-dire qu’elle considère qu’il n’y a pas consentement quand l’acte a été imposé par violence, contrainte, menace, surprise ou ruse. Cette présomption de consentement fait débat. Le non-consentement peut prendre la forme d’une absence de réaction, ce qui est beaucoup plus difficile à saisir par la Justice.

Les débats sont en cours en Belgique, et on va vers une définition “positive” du consentement, c’est-à-dire qui définit le consentement comme un accord volontaire à un acte sexuel. Pour l’instant, la proposition dit bien que l’absence de résistance de la victime n’implique pas nécessairement un consentement. Cela indique un changement radical dans la perception qu’on peut avoir des violences sexuelles.”

Valérie Piette  : “Le consentement doit être historicisé et contextualisé. Les sensibilités ont évolué avec le temps. Quand on voit le Code civil, le contrat est clair entre le mari et sa femme et comporte la notion de “devoir conjugal”. L’idée de consentement est aujourd’hui le principe élémentaire d’une bonne sexualité. Les questionnements sur le consentement se sont accélérés depuis l’affaire DSK, Weinstein, Kouchner, des affaires politisées, médiatisées et judiciarisées d’une certaine manière. On est dans un moment clé.”

“Céder n’est pas consentir”

V.P.  : “La criminalisation du viol remonte aux années 1980. Il n’y a pas si longtemps ! Aujourd’hui, on voit apparaître des collages “Quand c’est non, c’est non”… Il nous faut aller encore plus loin et interroger le “oui”, ou le “pourquoi n’ai-je pas dit non ?”, des questions que se pose Vanessa Springora dans son livre Le Consentement, et que nous devons toutes nous poser. C’est passionnant de voir aujourd’hui la réunion entre le “nous” collectif des #MeToo et le “je”, qui réinterroge sa propre sexualité, son propre corps. Ça nous montre que le consentement est une pratique qui s’apprend, qui s’ajuste, qui se débat, qui se discute dans les couples, aussi, j’espère.”

C.P. : “La difficulté, c’est dans quelle mesure on peut consentir dans un cadre inégalitaire, question que pose Nicole-Claude Mathieu dans son texte Quand céder n’est pas consentir, en 1985. Il nous faut en effet  historiciser le consentement pour comprendre tous ces moments où l’on dit “oui” sans en avoir envie.

En en plus, il faut jouir !

Dans son enquête – auprès d’hommes et de femmes cis et trans, de couples hétéros et homos –, la sociologue Alexia Boucherie montre que des rapports sexuels s’effectuent sans plaisir, par simple conformité, pour répondre à la norme. En en plus, il faut jouir ! Ça vient questionner l’idée – très occidentale – que le “désir masculin” serait plus important que celui des femmes et tout à fait irrépressible et que la sexualité des femmes se construirait, non dans le plaisir, mais en attente ou en réponse à ce désir masculin. Le devoir conjugal se poursuit donc… Ces injonctions virilistes pèsent d’ailleurs aussi sur les hommes.”

Découvrir et apprendre son corps

C.P. : “Pour se faire plaisir, il faut se connaître, se regarder, se réapproprier son corps, ses odeurs, ses “humeurs”. On voit souvent dans les enquêtes qu’avec l’âge, les femmes savent de mieux en mieux ce qu’elles aiment, sont plus au clair sur leurs désirs et leurs envies. C’est un travail compliqué. La totalité du clitoris comme organe a été identifiée dans les années 2000, c’est fou !”

V.P. : “Quand on parle des années 1970, on évoque souvent les combats essentiels comme le droit à l’avortement ou à la contraception. On met moins en avant les écrits sur le corps, qui interrogent le “privé/politique” et explorent le corps féminin dans sa dimension de plaisir, à travers le self help notamment.

Cela avait manqué dans une partie de l’histoire du féminisme : beaucoup de féministes ont mis le sexe de côté parce qu’elles ne voulaient plus être associées à leur sexe. Quand je lis Monique Wittig, ce qu’elle écrit sur le plaisir féminin est profondément révolutionnaire. Il y a une redécouverte de ces penseuses et théoriciennes féministes pour nourrir la réflexion actuelle sur l’amour. C’est passionnant. L’un des grands combats féministes des mois et des années à venir, c’est l’apprentissage de la sexualité, du corps, et de pouvoir toucher d’autres classes sociales.”

Casser les normes

V.P.  : “On vit encore dans une société très judéo-chrétienne. Et, jusqu’il y a peu, tout ce qui touchait au corps des femmes était considéré comme sale et dangereux. Cela nous renvoie aux sorcières, à qui on a reproché une sexualité insatiable. Cette souillure et cette honte sont encore là.”

C.P. : “La moralité permet ou interdit un acte, selon les époques et les sociétés. C’est pour cela que l’anthropologue américaine Gayle Rubin appelle, dans son article Penser le sexe (1984), à arrêter de moraliser le sexe. Elle considère que la seule chose qui compte, c’est le consentement des partenaires, quelle que soit leur pratique.

La Justice est aussi un autre grand organe normatif.

La Justice est aussi un autre grand organe normatif. On a parlé de la condamnation récente des violences sexuelles, y compris entre personnes mariées, ce qui a mis encore plus de temps. Mais on pourrait aussi parler des sexualités minoritaires. Dans les années 1980, la majorité sexuelle n’était pas la même jusqu’il y a quelques années en Belgique pour les homos et les hétéros. Si l’amour concerne tout le monde, on doit veiller à ne pas l’universaliser.”

Inclure les hommes

C.P.  : “Le mouvement féministe doit inclure les hommes dans ce combat-là et j’ai l’impression que dans la jeune génération, une sororité entre femmes se construit, et quelque chose de collectif se joue aussi avec les hommes. Il y a une prise de conscience des hommes sur la nécessité à être attentif à l’autre, au consentement de leur partenaire. Il faut aussi s’adresser à eux plutôt que de sans cesse responsabiliser les femmes et leur dire de faire attention à leur habillement, de surveiller leur verre, etc.

Il reste bien sûr des résistances énormes, on voit encore des hommes, comme Nicolas Hulot pour citer un cas récent, qui n’ont aucune prise de conscience sur leur rapport au désir et surtout le rapport au désir des femmes qu’ils ont en face d’eux, y compris des mineures.”

Il faut réussir à casser cette sexualité pénétrative.

V.P. : “Je crois qu’on doit d’abord passer par une non-mixité pour ensuite aller vers les hommes qui peuvent être des alliés. Il ne faut pas les oublier dans cette nouvelle révolution féministe. Je pense aussi qu’une évolution se dessine ; Mona Chollet et d’autres y contribuent, par leur pédagogie. Mais on est encore face à beaucoup d’hommes qui croient que le privilège masculin s’inscrit aussi dans leur consommation de sexe, de sexualité ou de corps de femmes. Il faut réussir à casser cette sexualité pénétrative.”

Parler du plaisir

C.P.  : “On a beaucoup vu la sexualité à travers ses dangers : la possibilité de la violence, d’une grossesse non désirée, du VIH. Dans la recherche, le plaisir est toujours peu questionné. Ou il l’est par l’absence : “Pourquoi les femmes n’ont pas d’orgasme ?”, par exemple [lire notre enquête à ce sujet dans le prochain numéro de mars !, ndlr]. C’est en train de bouger, mais timidement. En témoigne par exemple l’ouvrage de Sarah Barmak, Jouir. En quête de l’orgasme féminin, qui évoque des techniques développées aujourd’hui – tant dans des communautés hippies que dans des hôpitaux – pour aider les femmes à ressentir du plaisir. Il ne faut pas oublier non plus qu’on peut, aussi, ne pas vouloir de sexe. Ce n’est pas forcément une nécessité pour tout le monde.”

V.P. : « L’EVRAS [Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle, ndlr] doit en effet ouvrir des possibles et ne pas être uniquement centrée autour du lien entre sexualité et peur, avec le risque que cela soit teinté de morale. En plus, on ne pourra jamais vivre dans un lieu à 100 % “safe”. Cela pourrait devenir fade, car la transgression fait aussi partie du plaisir…

La sexualité doit être pensée dans le plaisir et la joie.

L’apprentissage du plaisir doit aussi passer par la culture, l’art, la chanson, les séries. On y trouve une explosion de paroles de jeunes femmes de partout. La sexualité doit être pensée dans le plaisir et la joie, et un tas d’artistes y contribuent.”

Inventer autre chose…

V.P. : “On a beau avoir les idéaux que l’on veut, cette société est toujours la même, basée sur la cellule économique qu’est le mariage. Les utopistes, les fouriéristes ou les saint-simoniens [courants politiques du 18e-19e siècle, ndlr] rêvaient de l’amour libre, il y a aussi eu des essais de communautés gays ou lesbiennes. Mais tant qu’on n’arrivera pas à changer la société, cette idée d’amour libre sera difficile à mettre en œuvre réellement.”

C.P. : “Outre la prégnance du script du couple monogame et fidèle avec enfants, en tout cas dans les relations hétérosexuelles, on n’est pas non plus totalement sortis du script sexuel marqué par la pénétration et qui se clôture par l’éjaculation. Quand on déconstruit ces scripts dominants, on invente d’autres choses qu’il est parfois difficile de réaliser. Tout le monde n’est pas non plus toujours en mesure de pouvoir “choisir” dans quelle configuration affective il a envie d’aller.”