Pour un journalisme féministe

Par N°250 / p. 18-20 • Janvier-février 2023

Les journalistes féministes mettent en place des pratiques et des processus transformateurs au sein des rédactions féministes comme axelle mais aussi, quand elles le peuvent, dans les rédactions d’autres médias. Encore peu documentées, ces pratiques composent une forme d’éthique qui transforme les façons de faire journalistiques, améliore la qualité des contenus, le bien-être des journalistes et contribue aussi à réparer les récits et expériences des femmes, toujours minoritaires dans les productions médiatiques.

© Candela Sierra, pour axelle magazine

“Dire ce qu’une femme devrait taire, c’est parler à toutes celles et ceux qui se sont sentis, de la même manière, muselés par le mépris social, stigmatisés, renvoyés à des places indésirables. C’est donner une place à la colère rentrée, c’est permettre aux lecteurs, aux lectrices de comprendre les violences insidieuses et d’identifier cet animal rageur en eux : cette colère contre la place réduite, humiliante, qu’on nous assigne.” Ces mots de la philosophe française Claire Marin, écrits pour célébrer le prix Nobel de littérature remis à Annie Ernaux, pourraient figurer en prologue de chaque numéro d’axelle, qui “ouvre 100 % de ses pages à la moitié de l’humanité et porte haut les couleurs féministes”. Nous, journalistes d’axelle, donnons de la voix à des expériences muselées, nous nous faufilons dans les angles morts, nous “sortons les femmes des silences”, pour reprendre l’expression de Michelle Perrot, pionnière de l’histoire des femmes. Nous nous efforçons de mettre des mots justes sur des réalités sociales souvent injustes, et parfois indicibles.

“Remettre le monde à l’endroit”

Les médias, l’ensemble des moyens de diffusion de l’information, sont un moyen d’expression essentiel pour les acteurs/trices démocratiques (citoyen·nes au premier chef) et jouent un rôle crucial dans la formation de l’opinion publique. Soumis à une éthique (exactitude de l’information, respect de la vie privée, vérification des sources), ils placent certains débats sur le devant de la scène. Et ils en laissent d’autres dans l’ombre. Entre médias et démocratie, c’est une relation historique, institutionnelle… Ombilicale, pourrait-on dire, puisque notre système de représentation démocratique a besoin de la représentation médiatique. Une “mal-représentation” médiatique peut donc participer à creuser une faille démocratique.

Faire du journalisme féministe, dans le monde médiatique aujourd’hui, c’est donc humblement utiliser notre curiosité et notre honnêteté pour essayer de “remettre le monde à l’endroit”.

Faire du journalisme féministe, dans le monde médiatique aujourd’hui, c’est donc humblement utiliser notre curiosité et notre honnêteté pour essayer de “remettre le monde à l’endroit”, d’après une phrase de la psychiatre Muriel Salmona ayant beaucoup travaillé auprès des victimes de violences. Rétablir un équilibre, donner à voir l’expérience des femmes, encore majoritairement effacées dans les médias, surtout quand elles sont victimes de violences, racisées, en situation de handicap, de précarité.

Le personnel est journalistique

Beaucoup de journalistes vous diront qu’une des sources d’inspiration de leurs reportages, articles ou enquêtes provient souvent du quotidien, de l’ordinaire. Une expérience, une discussion, une rencontre, une lecture, un débat… Notre rédaction n’y échappe pas – d’autant moins qu’elle est abritée dans les couloirs du secrétariat national du mouvement féministe Vie Féminine, qui a donné naissance à notre magazine et dont les enjeux irriguent nos pages.

Parce que nous sommes humaines, parce que nous sommes journalistes et parce que nous sommes concernées par les histoires que nous racontons, il arrive que les sujets qui surgissent de nos observations ou de nos discussions viennent directement rencontrer (parfois avec douceur, parfois avec fracas) ce que nous avons traversé, parfois également ce que nous avons vécu dans notre chair. En cela, nous sommes souvent intrinsèquement liées au sujet, en lien et solidaires avec le sujet. Sujet au sens de “thème” mais aussi de “personne”. Et c’est justement parce que nous sommes solidaires de l’expérience de ce sujet que nous en avons une expertise redoublée qui ne nous dispense pas, bien à l’inverse, d’un travail acharné, rigoureux, et parfois contre-intuitif.

Ce “lien” personnel tout autant que politique, car issu de notre expérience et de notre engagement féministe, implique également une relation particulière avec le sujet, à qui l’on pourra faire relire le texte, dans un cadre de confiance préalablement établi, à qui l’on pourra conseiller l’anonymat pour ne pas lui porter préjudice… Cette empathie, ou cette proximité, se conjugue avec une certaine distance, pour laisser l’espace libre pour l’émotion de l’autre, même s’il arrive que les larmes montent et nous débordent, nous avec.

Cette relation horizontale, de sujet à sujet, implique souvent une question. Peut-on être journaliste engagée, voire journaliste militante ? “En journalisme, la neutralité et l’impartialité, ça n’existe pas. Contrairement à l’honnêteté intellectuelle et au respect de la déontologie”, défend, ferme et lapidaire, Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes. C’est pourtant au nom de ce manque de “neutralité” que les journalistes féministes sont souvent recadrées, quand elles ne sont pas harcelées. Ce sont ces étiquettes de journalistes engagées ou militantes qui sont régulièrement collées sur nos fronts pour nous disqualifier.

L’engagement, nécessaire

“Lorsque des sujets font l’objet d’un consensus social, les journalistes dits “neutres” peuvent se permettre tous les écarts sur la forme et même assumer un jugement moral sans que cela n’offusque qui que ce soit, tandis que l’étiquette de “journaliste engagé” sera apposée sans discussion au malheureux qui aura l’audace d’utiliser les mêmes mots pour des sujets plus clivants. Un retournement bien pratique car, soyons honnêtes, dans la profession comme dans l’esprit des citoyens, un journaliste “engagé” est un peu moins journaliste qu’un “non-engagé””, s’indigne la journaliste française Salomé Saqué qui couvre des sujets relatifs aux inégalités dans une chronique pour le média français Socialter. Des sujets clivants parce qu’ils s’attaquent aux rapports de domination.

Le journalisme pensé comme un engagement est un outil de démocratisation du féminisme…

La “sacro-sainte neutralité” fait des dégâts dans le traitement de l’information. Par exemple, c’est en son nom que les médias ont recours si souvent à la symétrie quand il s’agit de parler des droits des femmes. Ainsi, on invitera, dans un débat sur la contraception, une personne qui est y opposée… Comme l’énonce la linguiste Marie-Anne Paveau, “c’est un argument qui évite deux choses : la pensée, et l’engagement. Symétriser permet en effet de ne pas penser la complexité d’une situation, ses contextes et ses points d’énonciation, son historicité. Cela permet également de ne pas prendre parti, de ne pas entrer dans la lutte contre les oppressions, qui coûte quelques plumes et parfois bien plus.”

“Est-ce même possible de faire des bons papiers sans avoir une forme d’engagement ?”, abonde dans un entretien qu’elle nous a accordé Lénaïg Bredoux, journaliste française et “gender editor” (“éditrice genre”) à Mediapart. Le journalisme pensé comme un engagement – professionnel, politique, envers la quête de vérité et de justice sociale – est alors un outil de démocratisation du féminisme, quand il n’est pas aussi notre espace d’expression politique, de lutte féministe.

Des journalistes professionnelles

À axelle, nous partageons des valeurs féministes, un public (très divers), une vision de la société et une grille de lecture qu’on appellerait aujourd’hui “intersectionnelle”. Historiquement, nous nous sommes engagées à décortiquer les “trois systèmes de domination” (sexe, race, classe) ; et, à axelle, nous sommes des professionnelles (avec ou sans carte de presse). Nous avons notre approche journalistique et notre engagement féministe, les deux se nourrissent et se renforcent, nous sommes à ce carrefour. En tant que journalistes professionnelles, nous avons aussi un engagement auprès des lectrices. Et celui-ci repose sur notre professionnalisme et notre rigueur. Une journaliste trouve des chiffres, donne la parole à la contradiction, cherche des témoins, fait se croiser des paroles diverses, vérifie les informations, etc.

Plusieurs médias français ont signé une Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique. Pourquoi ne pas lancer une Charte pour un journalisme à la hauteur de la menace machiste ? (Ce n’est pas une invitation en l’air : nous voulons y travailler et appelons toutes les bonnes volontés à nous rejoindre !)

Le choix des sujets

“Je préfère les personnes aux idées. Je pense que certains écrivains préfèrent les idées aux  personnes. Ce n’est pas mon cas, confiait l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie lors d’une interview au Monde. C’est trop froid. Il y a une part de moi qui désire améliorer les choses. Ça peut paraître naïf. Nous autres écrivains sommes supposés être ironiques. Mais pour moi, il est important de montrer comment l’humain reste humain. En temps de guerre, les gens font l’amour, ont des enfants, des femmes qui trouvent à peine de quoi manger cherchent de quoi hydrater leur peau, c’est ça pour moi l’humanité ! Et c’est ce qui m’intéresse.”

Ce que Chimamanda Ngozi Adichie défend, c’est la nécessité de remettre au centre les sujets de l’ombre.

Ce qu’elle pose ici, c’est la nécessité de remettre au centre les sujets de l’ombre. Cela ne veut pas dire que les femmes journalistes sont cantonnées à ces sujets de “seconde zone”, derrière la scène, derrière les volets, derrière la une. Des sujets où on les considère depuis qu’elles sont entrées dans l’activité journalistique à leur place – la rubrique lifestyle ou petite enfance plutôt que la politique ou l’économie, par exemple.

Être une journaliste féministe, c’est donc souvent se faire une place en tant que journaliste professionnelle mais aussi défendre des sujets considérés soit comme hors de notre portée, dans lesquels il faut entrer par effraction, soit comme marginaux, qu’il faut défendre avec abnégation. On pense là aux années qu’il a fallu pour que des femmes puissent publier leurs enquêtes sur des agressions sexuelles contre les femmes ou les enfants…

Un chemin, un mouvement

Si l’on regarde les multiples définitions du mot “mouvement”, on retrouve des éléments qui composent la rédaction féministe d’axelle et son magazine. Un mouvement est une organisation politique et sociale comme Vie Féminine, le mouvement féministe qui édite le magazine depuis 25 ans. Un mouvement est une action collective orientée vers un changement social et politique : notre magazine est collectif et se veut résolument transformateur.

Nos articles et nos éditos sont parfois des cris de colère contre les actualités qui toujours nous rappellent que les femmes doivent se battre pour leurs droits. Ou des cris de joie, des rires, des victoires, même en apparence minuscules.

Un mouvement désigne aussi une impulsion, un élan. Nos articles et nos éditos sont parfois des cris de colère contre les actualités qui toujours nous rappellent que les femmes doivent se battre pour leurs droits. Ou des cris de joie, des rires, des victoires, même en apparence minuscules.

Le mouvement est aussi relatif au déplacement. Et à axelle, nous ne restons pas figées sur des principes ou des traditions. En témoignent nos “déplacements” sur l’écriture inclusive, nos questionnements incessants sur une rédaction trop blanche, trop jeune, trop bourgeoise, trop urbaine. En mouvement, car nous nous considérons toujours en apprentissage, entre paires et consœurs. Les allers et retours sur nos papiers sont parfois nombreux. C’est fastidieux, c’est indispensable, c’est joyeux !

Les journalistes féministes évoquent aussi le mouvement quand elles parlent du “chemin de la médiatisation” concernant des sujets terribles qui touchent aux violences. On ne travaille pas avec des femmes qui confient leurs récits – parfois pour la première fois – de la même façon qu’avec des ministres. On prend le temps. On accepte les retours en arrière. “Il faut respecter les femmes, les accompagner sur le chemin de la médiatisation. C’est crucial et on y réfléchit tout le temps. Ce sont les mêmes règles déontologiques, mais c’est un voyage en commun avec les témoins, un voyage avec des émotions hyper-violentes, on demande des précisions, on interroge des proches, il y a cette exposition, c’est très difficile à supporter”, explique Lénaïg Bredoux.

axelle n’entend pas proposer “un modèle journalistique féministe déposé” mais plutôt, pour paraphraser la philosophe belge Françoise Collin au sujet du féminisme, “formulé et reformulé au fur et à mesure ses problématiques” au sein de la rédaction mais aussi avec toutes les femmes qui composent les pages de ce magazine, comme une colonie de termites travaillant sans cesse, à leur rythme, une matière riche et vivante.

Façons de faire, façons de voir

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