Pourquoi un journalisme féministe aujourd’hui ?

La question de cet article peut nous sembler évidente à nous, journalistes et lectrices d’axelle. Si vous nous lisez, en effet, il est probable que vous cherchiez, chez nous, des informations habituellement manquantes sur les réalités des femmes aujourd’hui, en particulier des femmes touchées par des violences, des discriminations, différentes formes de précarité. Pourtant, pour nous-mêmes et pour la société, il faut rappeler la nécessité d’une approche féministe dans le journalisme. À l’heure où les rédactions connaissent de nombreuses difficultés – tensions financières, manque de confiance du public, attaques politiques… –, et parce que nous fêtons nos 25 ans, faisons un arrêt sur les enjeux démocratiques que porte un journalisme féministe. Autour de la table  : Salwa Boujour, journaliste, notamment à axelle, et cofondatrice de Media and Diversity in Action  ; Lise Ménalque, chercheuse et assistante à l’ULB, spécialiste des réalités des femmes journalistes  ;  et Sabine Panet, journaliste et rédactrice en chef d’axelle. Un entretien à retrouver intégralement en podcast dans notre série “L’heure des éclaireuses” et à compléter avec la lecture de notre article collectif “Pour un journalisme féministe”.

© Candela Sierra, pour axelle magazine

Quelle est la relation entre les femmes et les médias ?
Sabine Panet  : “La relation entre les femmes et les médias, c’est pour moi une relation frustrante. Les femmes sont très peu et très mal représentées dans les médias. Cette relation, bien sûr, évolue, elle n’est pas statique. En tous les cas, c’est un sujet crucial à explorer aujourd’hui car il est directement lié à la démocratie, aux identités, au pouvoir.”

Lise Ménalque : “Je te rejoins complètement, surtout sur les enjeux de pouvoir. Le constat est assez mitigé, c’est encore compliqué pour les femmes dans les médias belges aujourd’hui. On voit que certaines choses évoluent mais, par rapport à d’autres pays, comme la France par exemple, il y a aussi très peu de femmes journalistes dans les rédactions, les choses évoluent très lentement. Chez nous, les femmes journalistes sont encore souvent dans des emplois précaires, ce qu’on appelle les “pigistes” ou “free-lance”.* On a constaté qu’il y avait beaucoup de problèmes dans les rédactions en Belgique francophone [plafond de verre, assignation genrée à certaines rubriques et violences organisationnelles, ainsi que Lise Ménalque, Florence Le Cam et Manon Libert l’ont montré dans leur étude, ndlr].”

Selon les chiffres de l’Association des journalistes professionnels, en Belgique, les femmes journalistes ne représentent que 33 % des rédactions, alors qu’elles sont majoritaires dans les études. Quelle est la situation pour elles dans les rédactions ?

S.P. : “Les femmes journalistes qui veulent porter des sujets politiques ou économiques sont rarement, ou pas, entendues. À cause du sexisme dans lequel notre société évolue, on va plutôt leur proposer des sujets sur l’enfance, le soin aux autres, la santé… Les rubriques politiques, économiques, juridiques, etc., sont encore des bastions masculins.”

Les femmes journalistes qui veulent porter des sujets politiques ou économiques sont rarement, ou pas, entendues.

L.M. : “La réalité c’est aussi que, quand une journaliste revendique son féminisme, on lui colle une étiquette de “militante” et non plus de journaliste. C’est un phénomène qui rejoint l’idée de “ségrégation horizontale” en sociologie, qu’explique, entre autres, la chercheuse française Béatrice Damian-Gaillard [ce concept décrit la répartition de genre au sein même d’une profession, ndlr]. Cette ségrégation horizontale catégorise les femmes dans les rédactions à certains domaines, comme le disait Sabine. Cela a une influence sur le contenu journalistique, sur la manière de lire ces contenus et sur la société elle-même, sur la manière dont on voit les femmes. ”

Dans les rédactions, on est aujourd’hui à plus de 90 % de personnes blanches, ce qui ne correspond pas à la réalité de la société.

Salwa Boujour : “Il y a aussi une invisibilité et une invisibilisation des femmes issues des minorités. On n’existe pas, mais cette inexistence n’est pas le fruit du hasard. On n’existe pas parce qu’il y a un processus d’invisibilisation. Il y a pourtant des statistiques au niveau national qui montrent que la diversité est grandissante. Mais dans les rédactions, on est aujourd’hui à plus de 90 % de personnes blanches, ce qui ne correspond pas à la réalité de la société. Ce constat vaut aussi bien pour les grandes rédactions du pays que pour les médias indépendants et alternatifs. Il faut donc questionner le processus de sélection des candidat·es, mais aussi les biais conscients ou inconscients qui empêchent de recruter des journalistes différent·es de la norme.”

Quels sont les arguments donnés par les rédactions pour justifier ce manque de représentation des journalistes issu·es des minorités ?

S.B. : “J’entends souvent les rédacteurs en chef dire qu’ils voudraient engager plus de personnes issues de la diversité… mais qu’il n’y en aurait pas. On entend aussi des phrases comme : “On veut bien des personnes issues de la diversité mais on veut qu’elles soient compétentes”… C’est aussi un argument qu’on entend pour les femmes en général. Cet argument est très interpellant puisqu’il questionne directement la compétence des personnes minorisées. Enfin, on entend des phrases comme “Je veux bien en engager, mais “ils” n’ont pas une bonne orthographe”… Il y a donc plein de biais, qu’ils soient racistes, sexistes ou autres. Par ailleurs, il arrive très souvent que des rédacteurs en chef engagent des personnes racisées pour les faire travailler sur des thématiques qui ont trait au hip-hop, au rap, à certains sujets uniquement, par exemple. Au final, l’information va rester blanche. Mais les journalistes racisé·es et/ou issu·es d’autres minorités ont aussi envie de parler de justice, de société, de politique ou d’économie.”

On accuse souvent les journalistes féministes d’être “militantes” et d’être ainsi des “sous-journalistes”. On en parle dans notre article collectif ; et cela rejoint aussi l’expérience décrite par Alice Coffin, femme politique française, ancienne journaliste et autrice du Génie lesbien.

L.M. : “Je parle beaucoup de ce livre autour de moi. Les journalistes sont censé·es être impassibles, complètement neutres face à l’information qu’ils et elles recueillent. Sauf que dans les faits, d’un point de vue sociologique, ça n’est pas du tout le cas. Nous sommes tous et toutes des êtres situés, avec nos points de vue. Le fait même de choisir un sujet, de le couvrir plutôt qu’un autre, c’est déjà un engagement, et une manière de prendre position.”

Nous sommes tous et toutes des êtres situés, avec nos points de vue. Le fait même de choisir un sujet, de le couvrir plutôt qu’un autre, c’est déjà un engagement, et une manière de prendre position.

S.P. : “Cette question de “neutralité journalistique” est importante et fait des ravages. Je rencontre parfois des étudiantes en journalisme ou des jeunes journalistes qui se remettent profondément en question parce qu’elles ont décidé de travailler sur un sujet en lien avec les violences sexuelles, par exemple. Elles sont alors confrontées à un manque de soutien soit de la part de leur lieu d’études, soit de leur rédaction, qui leur fait sentir plus ou moins clairement qu’elles ne seront pas “objectives” et qu’elles feront moins bien leur travail – enfin, si toutefois le sujet qu’elles apportent est considéré… Pourtant, dans notre expérience, c’est l’inverse : plus un sujet nous touche, plus on s’appuie sur la déontologie journalistique pour faire un travail encore plus rigoureux. Parce que ce sujet mérite un traitement journalistique de qualité.”

S.B. : “Quand on connaît la mission du journalisme, qui est un socle pour la démocratie, on se questionne ! L’entre-soi ne permet pas de se remettre en cause : personne ne va questionner le prisme par lequel on traite une information ou la façon de travailler. Dans les rédactions, on écrit donc le plus souvent d’un point de vue masculin, européen, hétérosexuel… Tant qu’on ne remettra pas en cause ces pratiques et tant qu’on ne comprendra pas que l’inclusion, la diversité et le pluralisme doivent faire partie de la création journalistique, on fera le jeu de tous les extrémismes. On ne réalise plus notre métier.”

Que permettent des pratiques de journalisme féministe ?

S.P. : “Notre finalité, c’est redonner du pouvoir aux femmes, pas faire des clics ou des vues. C’est rendre ce pouvoir aux femmes, avoir un impact transformateur, même s’il paraît modeste. Quand une femme revient vers nous en nous disant que notre article a eu un impact sur sa vie, on se dit que c’est pour cela que l’on fait ce métier. Car c’est important de se poser la question de pourquoi on fait du journalisme. Est-ce qu’on est là pour tendre le micro aux dominants ou pour participer au contrepouvoir démocratique, dans une perspective d’aller vers plus de justice sociale, plus de démocratie ? Ce sont des questions fondamentales à se reposer en tant que média.”

Notre finalité, c’est redonner du pouvoir aux femmes, pas faire des clics ou des vues.

L.M. : “Être une journaliste féministe, selon moi, c’est avoir de la réflexivité. C’est donc s’interroger, comme le dit Sabine, sur comment on fait ce métier, pourquoi, comment on interagit avec ses sources, comment on interagit avec son public. Cette réflexivité est inhérente aux études féministes.”

S.B. : “Avec Media and Diversity in Action [M&DiA, ndlr], nous avons publié un rapport de ce que les femmes minorisées vivent ou ont vécu dans les rédactions. Nous avons proposé des réunions en “safe space” [espace sécurisé pour les personnes minorisées, ndlr] et en non-mixité choisie pour les laisser s’exprimer, et ensuite nous avons essayé de les outiller pour qu’elles continuent à travailler dans les médias grâce à des formations gratuites données par des professionnelles. Ce que l’on remarque aussi, c’est que les femmes journalistes que nous avons rencontrées sont isolées et précarisées. Pourtant, elles sont profondément résilientes et créatives. Les rédactions se privent de réels talents. Ce que l’on constate, c’est que les femmes journalistes blanches sont en difficulté, mais ont tout de même accès aux rédactions. Même en minorité, elles y sont. Je pense que le journalisme féministe c’est aussi ça : inclure, faire des ponts pour qu’on se tire toutes vers le haut. Il n’y a que comme cela que l’on pourra réussir.”

Comment place-t-on les lectrices, auditrices, spectatrices au centre des pratiques journalistiques féministes ?

S.P. : “On essaie toujours de trouver des manières de consulter les femmes ; pas uniquement les lectrices, mais toutes les femmes, notamment proches du réseau du mouvement d’éducation permanente féministe Vie Féminine qui édite axelle. On réagit à leurs sollicitations, ce sont elles parfois qui nous proposent des sujets, on va à leur rencontre… On essaie d’avoir une relation qui nous nourrit les unes les autres.”

La manière dont on montre les femmes dans les médias est importante. Cela permet de détricoter tout un tas de stéréotypes genrés et discriminants.

S.B. : “Souvent, les médias enferment les gens dans les clichés. Par exemple, en Belgique, on sait qu’il y a environ 6 % de personnes de confession musulmane. Dans ces 6 %, il y a encore un plus petit pourcentage de femmes qui portent le foulard. Mais les seules fois où on va voir des femmes musulmanes visibles dans les médias, c’est quand on parlera du foulard… On ne va jamais les interroger comme témoins, expertes… Comme si elles n’étaient pas actives dans la société ! On les essentialise. Donc, dans l’inconscient des gens, les femmes qui portent le foulard en Belgique ne savent rien faire d’autre que porter le foulard… Elles n’ont pas de victoires, de défaites, elles ne travaillent pas, elles ne sont pas engagées, rien ne les concerne.”

L.M. : “Oui, la manière dont on montre les femmes dans les médias est importante. Cela permet de détricoter tout un tas de stéréotypes genrés et discriminants. C’est un enjeu démocratique pour les citoyen·nes de pouvoir se reconnaître dans les médias aujourd’hui. Cela permet la création d’espaces de libertés et d’autres représentations mentales qui sortent de schémas cadrés.”

Quelles sont les pistes  pour que les journalistes puissent pratiquer un journalisme plus féministe ?

L.M. : “Il y a de chouettes initiatives qui permettent d’avancer, notamment grâce au Fonds pour le journalisme**. Je pense par exemple au podcast “Désenchantées” de Marine Guiet et Audrey Vanbrabant, sur l’accueil des victimes de violences sexuelles à la suite de l’explosion de #BalanceTonBar. Elles ont pu bénéficier de temps pour interroger les témoins, avoir des locaux spéciaux pour accueillir les femmes… Je pense aussi à la base de données Expertalia, pour diversifier les sources d’information et d’expertise pour les journalistes. Et si vous êtes étudiant·e, il y a aussi Studentalia qui permet d’avoir une réflexion sur la manière dont on pense notre production journalistique, sur les questions d’égalité et de diversité.”

S.B. : “Il y a un effet de mode, pour l’instant. Dans toute la société, on constate que les questions de genre, de diversité et d’inclusion sont populaires. Malheureusement, on voit que ceux qui capitalisent là-dessus et se font de l’argent dessus, ce sont des hommes. Je préfère quand même voir le verre à moitié plein et me dire qu’on se questionne enfin sur ces sujets. Mais il n’y a pas encore suffisamment de choses mises en place. Et puis on constate aussi que les initiatives mises en place sont souvent faites de manière descendante, c’est-à-dire par les groupes dominants vers les groupes minorisés. C’est pourquoi elles sont souvent bancales. J’invite donc les rédacteurs et rédactrices en chef à se questionner et à inviter les personnes concernées à les aider pour réfléchir ensemble. Avec M&DiA, on propose d’ailleurs des formations en ce sens.”

S.P. : “Une des pistes que je vois, dont je rêve même, pour permettre de traiter correctement les sujets des droits des femmes, en particulier liés aux violences, ce serait de créer un fonds d’investigation et d’accompagnement pour soutenir les femmes journalistes et les témoins dans la réalisation de ces sujets. Parce que pour les traiter avec une exigence de qualité et de façon féministe, il est fondamental d’avoir des balises, des conseils, des échanges, ce qui est très difficile si on est une femme isolée, free-lance ou dans une rédaction hostile. On va y travailler !”

* Il nous semble important de préciser que dans la rédaction d’axelle, pour la partie “éditoriale”, seulement deux personnes sont salariées (Sabine Panet et Stéphanie Dambroise, secrétaire de rédaction). Les autres membres de la rédaction sont free-lance (ndlr).
** Fonds qui soutient financièrement l’enquête, l’investigation et le grand reportage. Ces dernières années, à plusieurs reprises, le Fonds a soutenu la réalisation de projets journalistiques dans axelle (par exemple le projet choral “Front du vivant” en janvier-février 2021 ou l’enquête consacrée à la prise en compte de l’inceste en Justice lorsque des mères le dénoncent, en janvier-février 2022).