Cette interview réalisée par Véronique Laurent, Manon Legrand et Sabine Panet complète notre enquête fouillée sur la réforme du Code pénal en matière d’infractions sexuelles parue dans notre n° 265.
Nous publions aussi un entretien avec Stef Adriaenssens, professeur de sociologie économique à la KU Leuven, co-auteur d’un rapport sur les impacts de la loi après deux années d’entrée en vigueur. Ce rapport émet des recommandations après ce premier pas que les auteur·es considèrent comme positif.
« Une réforme historique », « La Belgique a décriminalisé la prostitution », « Les personnes prostituées auront les mêmes droits que les travailleurs indépendants », a-t-on notamment lu dans la presse en mars 2022, au moment du vote de la réforme du Code pénal concernant les infractions sexuelles portée par le ministre de la Justice de l’époque, Vincent Van Quickenborne (Open VLD). D’un point de vue juridique, en termes de protection des personnes en prostitution victimes de traite et du point de vue de l’égalité entre les femmes et les hommes, ces affirmations méritent d’être examinées de plus près.
Le nouveau Code pénal a tenté de tracer une séparation nette entre (exploitation de la) prostitution et traite des êtres humains, mais est-ce que cette distinction est si claire ?
Isabelle Algoet : « Je voudrais d’abord dire que j’ai lu plusieurs fois que l’on parlait de « dépénalisation », de « décriminalisation » [voire « décrim », ndlr] de la prostitution, mais il y a une confusion entretenue : il s’agit d’une dépénalisation partielle… du proxénétisme. En effet, c’est l’exploitation de la prostitution que le nouveau Code dépénalise partiellement et non la prostitution, car se prostituer n’est et n’était pas une infraction pénale. Le leitmotiv de la réforme, c’était de dépoussiérer certains concepts et c’est une bonne chose. Mais avec cette dépénalisation de l’exploitation de la prostitution, le législateur s’est pris les pieds dans le tapis. »
De quelle façon ?
« Depuis 2013, une modification législative a rappelé qu’il ne faut pas forcément toute une filière de proxénétisme pour pouvoir incriminer pour traite des êtres humains (TEH). On se demande alors à quoi sert la nouvelle infraction pour proxénétisme. Elle agit en doublon de l’incrimination pour traite et entretient la confusion. Certains disent qu’il y a exploitation quand il y a proxénétisme aggravé et quand la victime est contrainte, mais c’est faux : dans ces cas-là, il s’agit en fait de traite, et de traite aggravée. Le législateur s’est emmêlé dans les concepts. »
Pendant la réalisation de notre enquête, nous avons souvent entendu des personnes, y compris proche du terrain, résumer l’enjeu ainsi : « Quand c’est de la prostitution forcée, il s’agit de traite ». Ce n’est pas correct ?
« Les gens oublient que le droit belge est plus protecteur que le droit international qui, pour incriminer pour TEH, demande trois éléments : l’action, la finalité sexuelle et les moyens – violence, contrainte, menace, surprise. En droit belge, il ne faut que les deux premiers. Si les moyens sont également présents, il s’agit de traite aggravée. Dire « la traite, c’est quand c’est contraint », c’est totalement réducteur. La TEH ne vise pas que la prostitution contrainte, mais aussi la prostitution consentie, dans les conditions de la traite. Le pivot, c’est la notion d’exploitation.
La traite des êtres humains vise aussi la prostitution consentie, dans les conditions de la traite.
S’il y a exploitation sexuelle avec les actions – le fait de recruter, transporter, transférer, héberger, accueillir une personne, de prendre ou de transférer le contrôle exercé sur elle : c’est de la traite. Que les filles soient consentantes ou non n’est pas relevant. Si en plus, elles ne sont pas consentantes, alors là, on est dans la traite aggravée.
Dans les faits, la traite sexuelle est une forme de proxénétisme ; on joue sur les termes, vraiment. Un fait peut donc être qualifié de différentes façons, mais nous, magistrats, on va regarder s’il s’agit de traite avant tout. »
Ces confusions et ambiguïtés rendent la loi plus compliquée à comprendre, et certainement pour le grand public. Les décideurs politiques ne s’en sont-ils pas rendu compte ?
« Le Collège des procureurs généraux [qui élabore la politique criminelle, ndlr] et le Collège des cours et tribunaux [responsable du fonctionnement général de l’ensemble des cours et tribunaux, ndlr] ont été invités à s’exprimer devant la Commission Justice de la Chambre des représentants lors de la préparation de la réforme. Ce fut l’occasion d’exposer en détail les questionnements juridiques et les difficultés pratiques des magistrats. Cela aurait pu justifier que l’on postpose la réforme sur ce point précis. Mais ce choix n’appartenait pas aux magistrats. »
La Convention des Nations Unies, ou « Convention de New York », qui dit que traite et prostitution sont liées et ont des conséquences dommageables pour les personnes en prostitution, n’est-elle pas en contradiction avec la nouvelle loi ? La Belgique l’a ratifiée en 1965.
« Si, effectivement. On assiste à un éternel recommencement. En 1948, la Belgique a abandonné le modèle réglementariste pour l’abolitionnisme. Les raisons de cet abandon sont toujours actuelles, selon un rapport européen de 2023. Lors de la préparation de la loi, le point a été soulevé en Commission Justice de la Chambre. Nous [Collège des procureurs généraux, ndlr] avons dit qu’à notre avis, la loi ne pourrait pas passer : il faudrait d’abord se désengager de la Convention de New York, qui dit que la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la TEH, sont contraires à la dignité humaine.
Le législateur a usé d’une pirouette intellectuelle.
Le législateur a usé d’une pirouette intellectuelle. Puisque la traite implique l’exploitation, il a prévu une exception au sein de la nouvelle infraction pour proxénétisme : un contrat de travail « sexuel » [passé entre un employeur agréé selon des conditions strictes et une personne en prostitution bénéficiant de droits spécifiques, ndlr]. Il considère dans ce cas très précis uniquement, et hors avantage anormal, qu’il n’y aurait pas d’exploitation.
Ainsi, même si le proxénétisme reste en soi réprimé, une marge a été créée avec cette petite exception… discutable par rapport au texte de la Convention, qui implique des obligations bien plus larges que cela. Les associations qui militaient pour le passage de la loi disaient « Faites comme en Nouvelle-Zélande », mais ce pays où la prostitution est complètement réglementée n’a pas signé la Convention de New York [Hollande et Allemagne non plus, ndlr]. »
Il y a aussi la résolution du Parlement européen de 2023, qui ne distingue pas la prostitution de la traite. Le Parlement européen ne reconnaît pas le consentement quand il s’agit d’un échange d’argent…
« Cette résolution est non contraignante… Les décideurs politiques belges, au sein de la nouvelle infraction pour proxénétisme, ont créé une exception dans une hypothèse très particulière. La question du consentement de la personne prostituée, comme déjà dit, est hors débat. Il n’a pas été question de revenir sur ce principe (sauf le cas particulier de cette nouvelle loi, avec agrément, contrat de travail spécial, etc.). Le proxénétisme comme la traite peuvent exister même quand la victime est consentante. Il n’y avait pas de discussion là-dessus. »
Un « avantage anormal » tiré de la prostitution d’autrui serait donc, selon la loi belge, une forme d’exploitation. Mais par exemple à Anvers, depuis 2005, la Villa Tinto loue des vitrines à des personnes en prostitution sous statut d’indépendantes. Le tarif serait actuellement de 130 euros par tranche horaire de 11h (2 shifts par jour), avec 51 chambres. Les bénéfices ne sont pas considérés comme potentiellement anormaux ?
« Parce que c’est de la location de local et que dans cette hypothèse, cela ne devient une infraction que si on est dans une recherche d’avantage anormal. Un prix de location jugé normal n’est donc pas réprimé. Le législateur de l’époque a préféré ouvrir cette possibilité pour éviter que les prostituées ne soient obligées de travailler dans la rue ou à l’arrière des voitures… Le prix des vitrines, en général, est très cher. C’est la brèche, la zone grise où c’est à la Justice d’apprécier si on est dans une recherche d’avantage anormal ou pas.
Dans mes dossiers, souvent, je trouve les tarifs absolument prohibitifs. Quand on a essayé de poursuivre ces dossiers-là, le constat était que 400 euros semaine pour une chambre dans un appart, ça ne va pas. Mais certains juges commencent à considérer que le côté « anormal » est tout relatif, notamment avec le développement des Airbnb, etc. En Airbnb, une nuit, c’est 200 euros. Ce n’est cependant pas comparable : il y a de l’entretien récurrent, c’est à la journée, dans des zones touristiques… C’est un débat constant. »
Aviez-vous d’autres propositions pour améliorer la loi d’avant la réforme ?
« Parmi les pistes, il y avait des modifications qui ne demandaient pas un revirement à 180 degrés, comme la modification de la loi de 1978 sur le contrat de travail. L’inconvénient que rencontraient les prostituées sous contrat de travail était qu’en cas de conflit avec leur patron, la nullité du contrat leur était opposée devant les tribunaux, parce que l’activité prostitutionnelle portait « atteinte aux bonnes mœurs », et était « contraire à l’ordre public ». Elles ne pouvaient donc pas faire valoir leurs droits. Lors de l’audition devant la Commission Justice [en 2021, ndlr], il a été proposé que cette soit modifiée, ce qui a été fait tout de suite sans attendre la réforme globale du code pénal sexuel : la loi du 21 février 2022 a créé une exception qui protège les prostituées. Dorénavant, on ne peut plus prétendre que le contrat est nul parce qu’il porte sur des prestations sexuelles. Le discours médiatique dit aujourd’hui que les personnes prostituées peuvent « enfin » avoir un statut, mais celles qui le voulaient pouvaient s’inscrire comme indépendantes, sous la catégorie d’activité « Autres services ». »
Il existe un énorme chiffre noir, qui continuera à exister.
Pour nous, le vrai problème, c’est que peu en ont envie, ou ont la possibilité de payer des cotisations sociales. Certaines sont sous addiction et se prostituent pour payer leur drogue. Certaines sont dans une forme de tourisme prostitutionnel et bougent d’une ville à l’autre. Elles ont des familles à nourrir. D’autres encore arrondissent leurs fins de mois. Il existe un énorme chiffre noir [écart entre la réalité et les chiffres officiels, ndlr], qui continuera à exister. »
Ce « contrat de travail sexuel » ne semble pas non plus attirer les « patrons » : peu d’agréments ont été demandés jusqu’à présent et encore moins ont été délivrés. Savez-vous pourquoi ?
« On peut prendre le problème par les deux côtés. Si une fille a du succès et travaille beaucoup, elle partage peut-être à 50/50 avec son proxénète. Mais s’il est son employeur, c’est lui qui va gagner le plus. Les « bonnes gagneuses » ne vont pas être intéressées par un contrat de travail où elles vont être payées à l’heure, au barème horeca – souvent autour d’une quinzaine d’euros de l’heure – alors que le prix d’une prestation sexuelle d’une heure tourne, du moins dans ma région [Mons, ndlr], autour des 130 euros. Le calcul est vite fait, même avec un partage 50/50.
Les proxénètes, eux, ne vont pas vouloir payer pour des filles qui n’attirent pas le client. Ce changement de loi suppose un changement radical de mentalité dans le milieu… Pour le moment, c’est « au plus j’enchaîne, au plus je gagne », et ça convient aux deux parties, femmes et proxénètes.
Si le statut de proxénète est légal, comment mettre en œuvre la partie prévention ?
Je crains que ce nouveau système ne soit utilisé à mauvais escient. On a insisté là-dessus au moment des travaux, il ne faut pas qu’on se trompe de cible : les personnes en prostitution sont des victimes. De plus, les conventions signées par la Belgique en matière de TEH pointent le fait qu’il faut tendre à réduire la demande, et éviter les situations de mise en prostitution. Et si le statut de proxénète est légal, comment mettre en œuvre la partie prévention ? »
Mais ce changement législatif pourrait avoir un effet de déstigmatisation sociale des personnes prostituées, c’est l’un des arguments avancés pour défendre cette loi. Qu’en pensez-vous ?
« La stigmatisation a à voir avec une mentalité, pas avec un statut. J’espère avoir tort, mais je ne crois pas que la loi va changer quelque chose de ce point de vue là. Ici, on légalise une forme de proxénétisme. Et ce qui est symptomatique de la difficulté à résoudre cette question, c’est que, suite à la réforme où un collectif de lobbys et certaines associations ont été écoutés, un recours devant la Cour constitutionnelle a été déposé par d’autres associations contre ce contrat de travail « sexuel » [la Cour n’a pas encore statué, ndlr]. Quoi qu’on fasse, c’est extrêmement clivant. Plus on s’intéresse à cette problématique, plus on est poussé à l’humilité… Si la solution était simple, le problème serait réglé depuis longtemps. »
- Prohibitionniste : la prostitution est une infraction en tant que telle (comme dans certains pays de l’Est…).
- Abolitionniste, dans la ligne de la Convention de l’ONU, la prostitution (entre majeur·es consentant·es) n’est pas une infraction, mais elle n’est pas non plus un métier comme un autre. Le but : réduire la demande (ou ne rien faire pour l’augmenter), sans punir. C’était le régime belge avant 2022. Et le positionnement de l’UE depuis 2023 et la résolution Noichl, non contraignante, affirmant notamment que la prostitution est une forme de violence et que la mise en œuvre de programmes de soutien et de sortie pour les survivant·es de la prostitution est la meilleure façon de la contrer.
- Néo-abolitionniste : abolitionniste, avec la pénalisation du client, comme en Suède, Norvège, France, Irlande.
- Règlementariste : la prostitution est légale et régulée. Approche possible pour les pays qui n’ont pas signé la Convention de l’ONU, comme l’Allemagne et les Pays-Bas (ou, hors Europe, la Nouvelle-Zélande).
- Belgique : l’exploitation de la prostitution est très partiellement dépénalisée, via un « contrat de travail de travailleur du sexe ».