Prostitution et contrat de travail sexuel (2/2) : « Le flou est dommageable pour tout le monde »

Par N°265 / p. Web • Octobre-décembre 2025

Professeur de sociologie économique à la KU Leuven, Stef Adriaenssens est aussi corédacteur d’une évaluation des changements législatifs concernant la prostitution. Il revient pour axelle sur quelques éléments de ce rapport qui, dans son ensemble, analyse peu la prostitution au prisme des inégalités entre femmes et hommes. Une interview en prolongement de l’enquête publiée dans notre n° 265.

© Marion Sellenet pour axelle magazine

Cette interview réalisée par Véronique Laurent, Manon Legrand et Sabine Panet complète notre enquête fouillée sur la réforme du Code pénal en matière d’infractions sexuelles parue dans notre n° 265.

Nous publions en parallèle un entretien avec Isabelle Algoet, avocate générale à l’auditorat général de Mons. Spécialisée dans les affaires de traite des êtres humains, elle a suivi de près la réforme du Code pénal en matière d’infractions sexuelles entrée en vigueur en 2022.

La réforme du Code pénal, en 2022, a profondément modifié l’approche belge de la prostitution. Pour quels impacts ? C’est la question à laquelle a tenté de répondre un rapport piloté par l’IEFH, l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, à la demande du gouvernement fédéral Vivaldi, qui a prévu une évaluation bisannuelle de la loi. Intitulé La prostitution et le travail du sexe en Belgique après la décriminalisation. Opportunités et défis et publié en mai 2024, le document de près de 150 pages se conclut par des recommandations à l’adresse des décideurs/euses politiques. En 5 axes : observer l’effet des mesures en lien avec l’évolution des marchés de la prostitution, rendre la formalisation du travail du sexe (c’est-à-dire la signature du contrat de travail ou l’accès au statut indépendant) plus attrayante, améliorer la communication avec les personnes concernées, diversifier les mesures en fonction des groupes ciblés, et enfin, améliorer les connaissances pour réduire la stigmatisation et permettre une politique fondée sur des données sûres.

Spécialisé dans la recherche en économie informelle (économie non déclarée et donc non fiscalisée), dont la prostitution et le travail du sexe font partie, le sociologue Stef Adriaenssens apporte des précisions sur l’orientation du texte.

De quelle façon en êtes-vous arrivé à travailler sur ce rapport ?

Stef Adriaenssens : « Ça s’est fait sur appel d’offres, on était très peu à avoir répondu. Notre approche [les autres rédacteurs/trices sont Benno Stevens, Sophie André, Renaud Maes et Magaly Rodríguez García, ndlr] est un peu atypique, parce qu’on ne part pas des études de genre… Il s’agit d’une recherche d’un an, difficile et complexe. Nous l’avons centrée sur l’avis des experts. Nous n’avions pas le temps pour approcher les TDS [travailleurs/euses du sexe, ndlr]. Nous avons aussi fait une analyse des data [terme anglais qui désigne les données récoltées sur Internet, ndlr]. C’est une recherche académique, avec ses désavantages et ses biais, comme toute recherche académique. »

D’emblée, dans le rapport, vous posez le terme TDS, travailleurs/euses du sexe, et non personnes en prostitution. Pourquoi ce choix ?

« Il existe deux groupes très polarisés par rapport à la prostitution [les partisan·es de la « décriminalisation » et les « abolitionnistes », voir aussi l’encadré plus bas, ndlr], c’est embêtant. Mais on sait, entre gens spécialisés, de quoi on parle : de gens qui vendent du sexe. »

Vous parlez dans le rapport, et dès son titre, de « décriminalisation » de la prostitution : la prostitution n’était pas pénalisée avant 2022, mais bien son exploitation, le proxénétisme…

Il s’agit, au sens large, d’une décriminalisation. C’est défendable

« Mes corédacteurs et moi-même ne sommes pas juristes. De façon large, c’est de cette manière qu’on nomme cette loi. On estime que les TDS avaient peu de soutien pour exercer avant la réforme ; il s’agit, au sens large, d’une décriminalisation. C’est défendable. Et c’est le terme qu’emploie aussi, par exemple, Geert Vermeulen [consultant spécialisé dans le management éthique et légal, professeur à l’Université de Gand, il a également fait une présentation sur le renouvellement du droit pénal sexuel et en particulier sur la décriminalisation de l’exploitation non problématique du travail sexuel, ndlr]. »

Le rapport commence par un scan des études existantes. Qu’est-ce qui a justifié cette méthode ?

« Ce que nous avons fait, c’est une recherche systématique de data, pour éviter nos biais. Il existe très peu d’études concernant les effets des différentes législations, très peu d’études abolitionnistes, et très peu d’études empiriques sur le néo-abolitionnisme [qui pénalise le client, voir plus bas, ndlr], c’est embêtant. On a lancé un grand filet et on a filtré. Résultat : il y a très peu de bonnes recherches. Et du peu d’études qui évaluent les effets négatifs, il est difficile de tirer des conclusions. »

L’approche « abolitionniste » ne diminue-t-elle pas le nombre de personnes en prostitution ?

Je ne prétends toutefois pas que la dépénalisation entraîne automatiquement une diminution de la stigmatisation

« Ce qui ressort de l’approche néo-abolitionniste, c’est qu’elle entraîne une baisse du nombre des TDS mais qui exercent alors dans de moins bonnes conditions. La décriminalisation quant à elle entraîne une déstigmatisation, via une normalisation de la prostitution. Je ne prétends toutefois pas que la dépénalisation entraîne automatiquement une diminution de la stigmatisation.

Nous avons publié le mois dernier un article dans lequel nous testons cette hypothèse pour plusieurs pays, et les effets de la dépénalisation (cas de l’Espagne, de la Slovénie et des Pays-Bas) sont très mitigés. À l’inverse, le modèle norvégien [néo-abolitionniste, ndlr] semble conduire systématiquement à une stigmatisation accrue. Depuis la décriminalisation en Belgique, il y a des indications d’une légère expansion du secteur mais on observe en même temps une baisse des transactions à risque (sexe anal, sans capote, etc.). C’était une énorme surprise. Cela dit, pour la Belgique, ce sont des constats encore très récents et limités… »

Une recherche de 2012 qui présente la particularité de rassembler des données de 150 pays conclut que, quand un pays réglemente la prostitution, il y a une augmentation de la traite des êtres humains. Cette étude est citée dans le rapport, mais pour la mitiger. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

« L’étude de Cho, Dreher et Neumayer est une bonne recherche. Le problème se situe dans son interprétation. Parce que les conclusions sur l’augmentation de la traite sont purement corrélationnelles [il existe une relation entre les deux phénomènes, ndlr] et pas causales [il n’existe pas de lien direct de cause à effet, ndlr]. Si jamais des preuves démontraient qu’il existe un effet, il pourrait y avoir un compromis désagréable à faire entre de meilleures conditions de travail et l’incidence sur la traite des êtres humains. »

Pour certaines associations de terrain, ce lien existe. Et cette étude de 2012 apparaît comme un argument pour soutenir la position abolitionniste dans les discussions européennes…

« On ne peut pas dire A (la « décrim ») entraîne B (l’augmentation de la traite). Les auteurs ne l’affirment pas. Le problème est qu’on ne dispose pas d’assez de data, et pas de data fiables. On ne peut pas déduire que la « décrim » mène à une augmentation de la traite des êtres humains. C’est une indication. Mais une chose que je crains, c’est que la police ne laisse davantage faire ; il ne faut pas enlever de moyens aux services de police, ce n’est pas le but, et on le souligne dans nos recommandations. Ce dont on a surtout besoin, ce sont des data. »

Quasiment toutes les personnes que nous avons consultées pour la rédaction de notre enquête, tant les personnes prostituées que les travailleurs/euses de terrain et les expert·es, nous ont dit que la majorité des personnes en prostitution sont contraintes, de différentes façons. Ce n’est pas particulièrement souligné dans le rapport. Pourquoi ?

« Donnez-moi une définition de « contraintes »… Pour les personnes qui n’ont pas d’autres solutions économiques, il ne s’agit pas de contrainte, disent la plupart des juristes. Cela demanderait plus de recherches. On a d’ailleurs demandé au gouvernement flamand de financer une étude sur le travail du sexe à partir d’un point de vue économique mais nous n’avons pas obtenu de subsides. C’est un peu facile de dire que toutes les personnes en prostitution sont forcées, mais c’est quoi la définition de la contrainte ? »

Considérez-vous que la prostitution est un phénomène genré ? Dans le rapport, ça n’apparaît pas de façon évidente.

« Le genre est toujours un facteur pertinent, et encore plus pour ce secteur. La majorité de la demande vient des hommes, dans presque tous les pays, et l’ »offre » vient des femmes. On estime que 80 % des travailleurs du sexe sont des femmes, et 20 % des personnes trans et des hommes. Ne le prenez pas mal : la prostitution est un marché. Il faut aussi souligner qu’on connaît peu de choses sur la prostitution masculine. »

L’importance de la déstigmatisation des personnes en prostitution revient souvent dans le texte : pensez-vous que ce soit une priorité ?

« Le sujet revient en permanence dans les interviews des spécialistes, c’est pourquoi nous en parlons. Mais la problématique est multidimensionnelle. La stigmatisation reste cependant un problème sérieux. »

Il y a des inquiétudes grandissantes chez des associations de terrain par rapport aux personnes les plus précaires en prostitution, et surtout les mineures, et les personnes migrantes. Est-ce que la déstigmatisation sociale impulsée par le changement législatif ne risque pas d’entraîner une forme de banalisation de l’activité prostitutionnelle ? D’une part, en occultant le phénomène de la traite des êtres humains et en renforçant dans le grand public l’idée, erronée, que la traite, c’est uniquement quand c’est de la prostitution forcée ; et, d’autre part, en rendant l’activité « attrayante » pour les plus jeunes ? Le rapport consacre 6 lignes à la demande hypothétique d’un relèvement de la limite d’âge légale pour l’accès au travail du sexe, par exemple à 21 ans, comme aux Pays-Bas.

La population jeune prend plus de risques et interdire n’arrange rien ; la prostitution se fera de manière encore plus underground.

« Les mineurs ne peuvent pas exercer la prostitution. Et ils ne peuvent par exemple pas faire une annonce sur une plateforme comme Red Light [la plus importante plateforme d’annonces en Belgique, ndlr]. Bien sûr, il y a les plateformes alternatives, comme Signal et Telegram, et une explosion des moyens alternatifs qui sont beaucoup moins surveillés. Je ne sais pas si ça augmente mais ça doit être pris en compte. Pour le relèvement de l’âge minimum, nous avons posé la question à chaque expert consulté pour notre rapport, et les réactions ont été mixtes. La police était pour, mais d’autres contre, ce qui est plus rationnel, je pense. La population jeune prend plus de risques et interdire n’arrange rien ; la prostitution se fera de manière encore plus underground. On ne peut pas trancher mais nous n’avons pas évacué cette question.

Pour les personnes migrantes, il n’existe pas de protection juridique, effectivement. Ce groupe tombe en dehors de la loi. J’ajouterais, par rapport à la nouvelle loi, que, pour nous, le statut d’indépendant est beaucoup plus logique que le contrat de travail. Le contrat est relevant, dans le sens où le but de la loi est de faire du travail du sexe un travail comme un autre, mais le statut d’indépendant est plus adapté [voir l’enquête principale « Les lignes fines », ndlr].

À l’issue de ce rapport, faites-vous une distinction claire entre traite des êtres humains et prostitution ?

« Le concept de traite des êtres humains est un concept très complexe. Dans mes cours, il prend une dizaine de pages : il faut élargir le concept de traite à l’exploitation. Il y a une sorte de continuum. Dans l’économie informelle, dans les pêcheries ou le commerce des tapis, la séparation non plus n’est pas claire. Ce qu’il faudrait absolument, c’est éclaircir dans la loi le concept de « profit anormal » [qui était et qui est toujours pénalement répréhensible, ndlr], pour pouvoir clairement distinguer un profit normal d’un profit anormal. La séparation entre traite et prostitution n’est pas claire, je suis d’accord avec vous, et le flou est dommageable pour tout le monde. »

Les quatre types de législation en Europe… et la Belgique
  • Prohibitionniste : la prostitution est une infraction en tant que telle (comme dans certains pays de l’Est…).
  • Abolitionniste, dans la ligne de la Convention de l’ONU, la prostitution (entre majeur·es consentant·es) n’est pas une infraction, mais elle n’est pas non plus un métier comme un autre. Le but : réduire la demande (ou ne rien faire pour l’augmenter), sans punir. C’était le régime belge avant 2022. Et le positionnement de l’UE depuis 2023 et la résolution Noichl, non contraignante, affirmant notamment que la prostitution est une forme de violence et que la mise en œuvre de programmes de soutien et de sortie pour les survivant·es de la prostitution est la meilleure façon de la contrer.
  • Néo-abolitionniste : abolitionniste, avec la pénalisation du client, comme en Suède, Norvège, France, Irlande.
  • Règlementariste : la prostitution est légale et régulée. Approche possible pour les pays qui n’ont pas signé la Convention de l’ONU, comme l’Allemagne et les Pays-Bas (ou, hors Europe, la Nouvelle-Zélande).
  • Belgique : l’exploitation de la prostitution est très partiellement dépénalisée, via un « contrat de travail de travailleur du sexe ».