Au cours de notre enquête dans le milieu du théâtre, nous avions interrogé Aminata Abdoulaye Hama, tout juste 40 ans, arrivée en Belgique lorsqu’elle en avait 28 pour étudier le théâtre à l’INSAS, l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des Techniques de Diffusion. À la relecture des quelques extraits sélectionnés dans l’article, la comédienne a demandé à ce que son témoignage ne soit pas publié dans ce cadre-là : « J’avais pris du temps pour parler de mon vécu, explique-t-elle, et ces choses-là ne sont pas faciles à dire. N’en garder que quelques lignes, c’est un truc récurrent auquel je ne voulais plus participer. Pour moi, le sujet du racisme est fondamental. Parce que je le vis tout le temps, tout le temps, tout le temps. J’aurais réellement aimé n’avoir que deux lignes à en dire, ou qu’on n’en parle même pas, mais c’est ma vie, et elle est très importante. »
- À lire / #MeToo de la scène, à la peine
« Choc raciste »
La comédienne et créatrice de projets grandit au Niger ; elle ne connaît que de façon théorique l’existence du racisme, cette idéologie discriminante, reposant sur l’idée qu’il existerait une hiérarchie entre les groupes humains, hiérarchie basée sur des critères de couleur de peau, d’origine ou d’appartenance ethnique. La jeune Nigérienne pense que le racisme est une exception, un peu absurde, diffusée surtout par des gens ignorants. La rencontre est synonyme d’enrichissement et non de surplomb ou d’ascendant ; « c’est le monde dans lequel j’ai grandi », nous dit-elle. Mais ça, c’était avant son arrivée en Belgique.
Pour moi, le sujet du racisme est fondamental. Parce que je le vis tout le temps, tout le temps, tout le temps.
L’étudiante d’alors vit un « choc raciste ». Pour le décrire, elle convoque la théorie de la gourde vide : « Moi, j’étais considérée comme une gourde vide, sans rien à offrir, à partager de ma propre culture. Et chacun autour de moi se sentait tenu d’y verser son trop-plein – suivant le principe d’une société occidentale érigée sur la grande idée de mission civilisatrice. Une gourde pleine qui, selon par exemple Victor Hugo et Jules Ferry, se devait de déverser son « surplus » sur les peuples colonisés, dans l’idée « Tu as la chance d’être ici : on va t’apprendre… » » Cette narration à sens unique et ses conséquences, la jeune femme les prend de plein fouet, aussi bien dans sa vie privée que professionnelle.
Système
Dans le milieu des arts de la scène, si des analyses chiffrées prouvent désormais les écarts de possibilités de réussite et de reconnaissance entre femmes et hommes, les discriminations racistes restent encore relativement invisibles. Un rapport de l’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti de l’UCLouvain, réalisé en 2023 à l’initiative d’Écarlate La Cie, l’une des pionnières des questions de genre dans le secteur, fait aussi de la place à la problématique « raciale » et décoloniale. Cette recherche en documente les modalités : dévalorisation, délégitimation des personnes racialisées et de leur production, sous-représentation, persistance des stéréotypes…
Si ce n’est pas réfléchi, pas pensé pour toi, c’est que tu ne comptes pas.
Un premier exemple pas si anecdotique ? Quand elle intègre l’INSAS, il n’est pas proposé, dans le matériel du séminaire « Maquillage », de produits adaptés à la couleur de peau d’Aminata Abdoulaye Hama, et la professeure refuse d’en fournir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui (voir encadré en fin d’article) mais il a fallu que des élèves racialisé·es de plusieurs promotions se battent pour obtenir des produits adéquats. « Si ce n’est pas réfléchi, pas pensé pour toi, c’est que tu ne comptes pas », condense la comédienne, qui préfère, plutôt que de racisation, parler de racialisation, car ce terme permet de visibiliser le processus de production des hiérarchies raciales.
Représentation(s)
Pour le projet de fin d’études, son professeur assigne Aminata Abdoulaye Hama au seul rôle de Noire de la pièce Les Sorcières de Salem, un personnage de sorcière-esclave qui passe sur scène, sans rien dire, en brandissant des pancartes aux inscriptions racistes. « Il n’y avait que moi qui pouvais jouer ce rôle, me disait-on. » Une situation rencontrée également par Emmanuelle Gilles-Rousseau, 31 ans, comédienne métisse belgo-nigériane. Ayant grandi à Mons, elle commence par se former au cours Florent : « On m’a fait jouer, dans Le Soulier de satin, une scène entre des personnages nommés « La négresse » et « Le Chinois »… Ça n’a choqué absolument personne ».
L’Occident est raciste, parce qu’il a créé le racisme. Les préjugés sont dans l’ADN même de la société et les gens les expriment.
Il existe cette tendance à ne « rendre visibles les femmes et les artistes racisé·es que pour leur faire incarner des stéréotypes réducteurs », constatent notamment les chercheuses Laurie Hanquinet et Carla Mascia dans une étude parue l’été dernier, ce qui restreint leurs opportunités professionnelles et la reconnaissance de leurs compétences. Certain·es rétorqueront que ces œuvres anciennes véhiculent les valeurs de leur temps. Mais elles sont reprises sans réactualisation, sans recul ou réflexion sur un éventuel choix différent d’acteurs/trices ou mise en scène déjouant ces stéréotypes, qui s’en trouvent légitimés, renforcés.
Ce qu’on nous propose, c’est très, très eurocentré.
Et « ce qu’on nous propose, c’est très, très eurocentré », ajoute Emmanuelle Gilles-Rousseau : un ensemble de textes occidentaux qui aligne majoritairement des rôles blancs et masculins. Aminata Abdoulaye Hama prolonge : « On joue peu d’autres auteurs que français, allemands ou anglais ». Pourquoi ? « À l’école, un prof m’a dit : « Il n’y a pas de littérature en Afrique sub-saharienne, il n’y a que des contes ». Mon cerveau a buggé, j’ai cru que j’avais mal entendu. J’ai lui ai cité deux ou trois noms : le livre Batouala, de René Maran, et des penseureuses de la négritude. » La comédienne fait le constat que « l’Occident est raciste, parce qu’il a créé le racisme. Les préjugés sont dans l’ADN même de la société et les gens les expriment. Et c’est d’autant plus difficile à dire, dans le milieu du théâtre, à quelqu’un qui se considère comme ouvert, humaniste, alors qu’il pratique un universel étriqué puisque l’universel, c’est lui… Il n’y a jamais débat ».
Un corps, un rôle
Pour Les Souliers de satin et son rôle de « négresse », Emmanuelle Gilles-Rousseau bataille « avec la prof pour ne pas jouer cette scène nue. Après, ce n’était pas particulièrement par rapport à moi ; elle insistait tout le temps pour qu’on se mette à poil ». Dans les arts de la scène, l’injonction à la nudité est systématisée sous prétexte de dépassement de ses limites et d’amélioration du jeu (voir notre enquête). Les corps autres que blancs sont quant à eux altérisés. Les écoles de théâtre favorisent implicitement ceux répondant à la « norme blanche », rapporte l’article de Laurie Hanquinet et Carla Mascia. Les corps racialisé·es ? « Vu que j’ai toujours été confrontée au racisme, je l’avais intégré comme si c’était normal, sans le remettre en question, raconte Emmanuelle Gilles-Rousseau, mais à partir de mes études supérieures, ça s’est beaucoup joué sur la question de fétichisme – l’intersection entre le racisme et le sexisme. Même si les hommes racisés peuvent aussi être fétichisés, précise-t-elle. Un prof m’a dit que j’avais des formes particulières, de par mes origines afro-descendantes, et qu’il fallait que j’en aie conscience pour les utiliser à bon escient. » Lors d’un exercice en classe, à partir d’un portrait, les élèves devaient donner trois adjectifs à chacun·e de leurs camarades : « un mot qui revenait pour ma photo, c’était « aguicheuse », c’était mon « rôle-emploi » ».
Des discriminations intériorisées et croisées
« Très vite dans mon parcours, j’ai fait au cinéma une scène de sexe, poursuit Emmanuelle Gilles-Rousseau, où j’étais nue, et assez à l’aise de jouer ça, parce que j’avais compris très rapidement que c’était le rôle dans lequel j’étais mise. Je me disais juste que je dégageais ça. Je n’ai réalisé que beaucoup plus tard cette fétichisation, qui m’a suivie tout au long de ma scolarité et que j’ai certainement, moi aussi, entretenue, dans un cercle vicieux. »
Le public majoritairement blanc et éduqué considère la minceur comme l’idéal : le « neutre » féminin est blanc et mince, et tout ce qui ne l’est pas raconte « autre chose ».
Miriam Youssef se décrit comme comédienne, metteuse en scène, autrice, d’origine arabe, et grosse. Elsa Poisot d’Écarlate La Cie lui demande en 2021 d’écrire un texte sur son parcours. Jusqu’alors, la jeune cinquantenaire attribuait à son poids les discriminations qu’elle subissait. Cantonnée pendant ses quatre années d’études aux rôles de mère ou de putain (« revers d’une même médaille : rondeur maternelle et rondeur sexualisée »), elle se souvient de l’avertissement d’un professeur : « Si tu ne changes pas d’instrument [de corps, ndlr], tu ne joueras jamais que des soubrettes », cliché de la femme de chambre disponible sexuellement. « Je ne pensais pas que c’était à cause de ma couleur de peau. Et je ne le sais toujours pas précisément, reconnaît-elle d’ailleurs, mais le public majoritairement blanc et éduqué considère la minceur comme l’idéal : le « neutre » féminin est blanc et mince, et tout ce qui ne l’est pas raconte « autre chose ». Quand j’ai écrit ce texte sur mon parcours, je me suis rendu compte de la façon dont j’ai invisibilisé à mes propres yeux les discriminations racistes. Il s’agissait d’une forme d’autoprotection : si j’étais discriminée parce que j’étais grosse, ça restait une sorte de choix. Ma couleur de peau, je ne peux rien y faire. »
La charge pédagogique
Suite au rôle reçu dans Les Sorcières de Salem, « j’ai écrit une lettre à mes professeurs pour protester, reprend Aminata Abdoulaye Hama. Ils m’ont convoquée et demandé ce que je voulais ! Personne n’a compris. Je me suis retrouvée dans un désespoir et une solitude extrêmes. J’ai failli tout abandonner, mais je risquais de ne pas obtenir mon diplôme, en plus de mettre en péril le projet collectif : il y avait un rapport de force, une forme de chantage. » L’étudiante obtient finalement un moment de prise de parole à la fin du spectacle, où elle revendique le fait d’être noire. « J’aurais aimé que quelqu’un me dise à ce moment-là : « N’accepte pas ce rôle ». J’ai appelé des camarades pour obtenir du soutien, l’un d’eux m’a dit : « Mais moi non plus, je n’ai pas envie de jouer mon personnage », comme si nos situations étaient comparables… » Conclusion : « C’est la double, triple peine. On nous demande, à nous, personnes racialisées, de faire un travail colossal de prise en charge pédagogique. Je regrette d’avoir joué ce rôle mais cet épisode m’a appris à écouter mon ressenti, à construire mon endroit de refus. »
Mes recherches s’orientent particulièrement sur la manière dont la lutte contre une discrimination peut potentiellement devenir violence pour une autre, et sur comment trouver des vrais ponts en travaillant collectivement.
Pour Aminata Abdoulaye Hama, la prise de conscience de l’existence du racisme se passe à son entrée à l’INSAS. Emmanuelle Gilles-Rousseau en prend quant à elle conscience lorsqu’elle intègre la distribution du spectacle Le Sbeul (en argot, le mot d’origine arabe « zbeul » est utilisé pour parler de foutoir, de chaos), écrit par des étudiant·es racialisé·es de dernière année et traitant du racisme. « Ça a changé ma vie sur la question identitaire. Et un prof a dit au metteur en scène des choses comme : « Tu n’as pas idée de la violence des mots que tu mets dans la bouche de tes acteurs » ou « C’est du racisme inversé, ce que tu fais »… » Le spectacle, malgré tout très bien reçu par le public des élèves et quelques professionnel·les, trouvera le chemin des scènes d’une vingtaine de festivals. « J’ai poursuivi mes questionnements, principalement sur les questions d’intersectionnalité [un cadre d’analyse qui montre les effets du croisement de différentes discriminations, ndlr], parce qu’au sein d’un collectif, confie encore l’actrice, j’ai malheureusement été victime de sexisme et de violences psychologiques par l’un des membres et, quand j’ai dénoncé, j’en ai été exclue en étant accusée de classisme [c’est-à-dire accusée d’utiliser des préjugés liés à la classe sociale, ndlr]. C’est toutes ces questions qui m’intéressent énormément aujourd’hui. Mes recherches s’orientent particulièrement sur la manière dont la lutte contre une discrimination peut potentiellement devenir violence pour une autre, et sur comment trouver des vrais ponts en travaillant collectivement. »
Dire et faire
« Ce qui m’aide beaucoup, me soigne, c’est l’alliance, la solidarité, la micro-organisation, témoigne encore Emmanuelle Gilles-Rousseau. Par exemple, si je ne suis pas disponible pour un rôle, je le propose à une autre personne sexisée [personne concernée par le sexisme, ndlr] et racisée, ou quand j’arrive sur un projet, je tente d’y intégrer une autre personne racisée. C’est une femme brillante qui s’appelle Sophie Sénécaut, une comédienne et actrice belge, qui m’en a parlé. » Dans la même veine, Aminata Abdoulaye Hama n’intègre jamais un projet si une autre personne racisée n’y participe pas. « Je trouve également important de nommer les choses, ajoute Emmanuelle Gilles-Rousseau. Je le fais dans mon quotidien, mais je pense que c’est hyper important de le faire aussi sur un plateau de cinéma ou de théâtre, sur un lieu de travail, etc. »
J’oublie que je ne suis pas blanche, et c’est le regard de l’autre qui me le rappelle.
Constat contre-intuitif, Miriam Youssef remarque qu’elle a « davantage de boulot aujourd’hui, en tant que meuf de plus de cinquante ans et rebeu [verlan de « beur’, ndlr].« On peut se poser la question de la « tokenisation », du nom de ce processus de sélection des acteurs/trices racialisé·es, femmes, non valides, etc., juste pour cocher les « bonnes » cases. Il ne faut pas amalgamer tokenisation et bénéfices réels des quotas imposant une diversité, répond Miriam Youssef. Cependant, « je lis toujours tout le scénario, même pour des petits rôles, et je ne les accepte pas si ce que je lis me dérange. Par exemple, jouer la mère d’un jeune rebeu dont la vie est une catastrophe : c’est sans moi ». Ne pas participer à la réduction de la culture orientale à quelques rôles préétablis stigmatisants, qui peuvent d’ailleurs la mettre mal à l’aise, si on lui demande par exemple de faire le cri du youyou, elle qui ne se vit pas comme biculturelle, parce qu’elle n’a pas été élevée dans la culture égyptienne de son père. « J’oublie que je ne suis pas blanche, et c’est le regard de l’autre qui me le rappelle. » La comédienne creuse l’analyse : « Il ne s’agit pas de juste nous offrir une place dans l’altérisation, où on reste au final toujours à l’écart. Je veux, avec ma couleur brune, pouvoir aussi jouer une Belgo-Belge. » Ces réflexions sur la place des artistes racialisé·es, la mixité, le métissage, les identités plurielles et récits multiples, la comédienne en parle comme d’un terreau fertile passionnant, aussi parce que non dénué d’ambiguïté, voire de contradictions.
Sur toutes les scènes
Le rapport d’Écarlate La Cie décrit les impacts du racisme sur les individus mais élargit les conséquences à la société entière : « La question des narrations est centrale et elle porte en elle un enjeu sociétal majeur : quelle « communauté imaginée », qui fait ou ne fait pas implicitement partie de la « nation », du « nous » […], qui est autorisé·e à se raconter, quels récits sont nommés/perçus comme davantage légitimes, comme partie intégrante du patrimoine, comme « neutres », à portée « universelle », considérés comme plurivoques malgré leur univocité… »
Comme les violences sexistes et sexuelles tuent, le racisme tue aussi.
Les multiples et diverses discriminations vécues sur les planches, et leurs cortèges de conséquences et processus d’autodéfense, sont les manifestations d’un phénomène qui se joue aussi sur d’autres scènes, Aminata Abdoulaye Hama y revient. « On parle de violences systémiques, de gens malmenés, empêchés. Et au-delà de ça, le racisme est un délit majeur, et il tue. Comme les violences sexistes et sexuelles tuent, le racisme tue aussi. Il y a quelques années, il a fallu redire que les vies des personnes racialisées comptent. Le mouvement Black Lives Matter a dû rappeler au monde entier, à des humains, que leurs semblables – consœurs, confrères, voisins, collègues… –, étaient des êtres humains comme eux. C’est terrible de devoir rappeler ça. »
Manon Ledune, directrice de l’INSAS, affirme la volonté de l’école « d’avancer concrètement sur le terrain des discriminations, y compris raciales. […] Si la responsabilité est sociétale et dépasse celle de l’école, nous pouvons et avons à y contribuer pour changer de paradigme ». La responsable déplore toutefois le manque de moyens alloués notamment pour les mises en place suivantes : charte pour la vie en commun, groupe de travail, prévention et sensibilisation, organisation de formations au cadre légal de luttes contre le racisme, service psycho-social formé depuis 2020 à accueillir ces situations et les personnes qui les subissent, les observent ou y contribuent. Par contre, l’école bénéficie d’un subside pour l’engagement d’un 1/4 temps depuis septembre 2025 d’une personne-ressource, spécifiquement missionnée pour les questions de harcèlement. L’implication sur ces thématiques est constante, insiste l’école.
Depuis 2022, le Cours Florent (France et Belgique), sous la direction de Simone Strickner, nous dit avoir engagé un travail de fond et ne pas hésiter à sanctionner tout non-respect de son règlement et de sa charte éthique. Parmi les mesures prises : référente dédiée à la disposition des élèves et du personnel pédagogique, actions de prévention, généralisation de l’usage du dispositif HuCare (espace d’aide et d’écoute anonyme), formations pour les chargé·es de cours, et système de délégué·es de classe favorisant la communication. Un travail quotidien, collectif et évolutif, souligne encore l’école.