C’est dans le jardin de l’asbl Live in Color, à Angleur, que nous rencontrons Nasima, Mina et Fikhria. Fikhria est arrivée en Belgique en 2015 avec ses enfants. Elle suit des cours de couture et de langue française. Nasima est ici depuis douze ans avec ses enfants et son mari dont elle est séparée. Artisane de profession, elle travaillait les perles en Iran où elle a émigré enfant et où ses propres enfants étaient discriminés. Fidèle à son art, elle suit, elle aussi, des cours de couture tout en recherchant activement du travail. Quant à Mina, elle est coiffeuse ; elle a dû fermer son salon à cause de la pandémie. Elle exerçait déjà cette profession en Afghanistan avant d’arriver en Belgique, il y a douze ans également. Elle suit des cours de français professionnalisant. Toutes trois ont quitté leur pays pour offrir de meilleures perspectives et une vie sans danger à leurs enfants. Deux d’entre elles ont vécu sous le régime taliban dans les années 1990 et nous confient quelques événements qui ont marqué leur jeunesse.
Vivre sous le régime taliban
“J’avais 15 ans, j’étais en deuxième secondaire. Ce n’était pas une vie, c’était catastrophique”, se souvient Fikhria. Les cours étaient suspendus, les écoles fermées. Elle était bloquée à la maison. “On n’avait pas de films, on ne pouvait pas écouter de la musique, sous peine de voir des talibans arriver et tout détruire.” Malgré les interdictions, elle a suivi des cours d’anglais clandestins organisés par des femmes. “Notre professeure était une juge. À l’arrivée des talibans, elle avait perdu le droit de travailler. Elle nous donnait cours en cachette, mais ils l’ont découvert et ont fermé les classes.”
On n’avait pas de films, on ne pouvait pas écouter de la musique, sous peine de voir des talibans arriver et tout détruire.
Les citoyen·nes se sont vu imposer des tenues correspondant aux critères des talibans : sobres et amples. “Dès le lendemain de leur entrée au pouvoir, tout le monde avait endossé l’habit imposé”, poursuit Fikhria. Contrevenir aux règles entraînait des conséquences très violentes. Un événement en particulier lui revient : son mariage. Ni parure, ni musique, ni mise en beauté… seulement le silence. Bien que cela soit interdit, son fiancé s’était taillé la barbe et les cheveux. Les talibans l’ont appris et ont fait irruption pour le rechercher, caché par ses amis – ils ne l’ont pas trouvé. “Pour filmer notre union, nous avons fait passer la caméra pour un bébé”, se remémore-t-elle, riant encore de l’absurdité de la scène. “J’ai mis la caméra dans un drap et je l’ai cachée dans ma burka pour la transporter jusqu’à chez mon fiancé qui habitait dans mon quartier.”
Les femmes n’avaient pas le droit de sortir seules et les couples étaient soumis à des “enquêtes de routine”. “Ils nous séparaient dans deux pièces différentes et nous demandaient de décliner notre identité et celle de nos parents”, explique Fikhria. Ce n’est que si les réponses concordaient que le couple était relâché.
Mariée, mais pas réglée
“Les talibans sont des monstres !”, enchaîne Mina. Elle a vécu un mariage forcé en 1994, au moment où les talibans commençaient à étendre leur influence. Aujourd’hui séparée de son mari, elle se souvient de ses noces, à l’âge de 11 ans. “Je n’avais même pas mes règles !” Mina saisit son téléphone, fait défiler les images sur l’écran qu’elle nous tend. On voit une petite fille aux cheveux noirs et à la peau claire apparaître sur une vieille photo. Vêtue d’une robe verte irisée, elle est maquillée et coiffée [la règle talibane concernant la mise en beauté n’était pas encore en vigueur – et, même en vigueur, elle était souvent bravée]. Une tenue qui nous ferait penser à un anniversaire ou une fête d’école… Tout, sauf un mariage. Fikhria et Nasima découvrent en même temps que nous cet aspect de la vie de Mina. “J’ai accouché à 12 ans. J’ai grandi avec mes enfants”, lance-t-elle, d’un ton ironique. Fikhria et Nasima se concertent dans leur langue et posent à Mina des questions sur son mariage. Nasima, effarée, pense d’emblée à sa propre fille de 13 ans : “C’est une petite fille ! Elle joue, elle est innocente. Ce n’est pas un âge pour se marier !”
J’ai accouché à 12 ans. J’ai grandi avec mes enfants…
Vivre sous un régime autoritaire, misogyne et liberticide comme celui des talibans marque toute une vie. Aujourd’hui, ce sont des blessures profondes qui se ravivent, des souvenirs que Mina et Fikhria souhaitaient enterrer. La situation actuelle vient remuer le couteau dans la plaie et instaurer un climat d’anxiété pour les trois femmes, inquiètes pour leurs familles bloquées sur place. Il y a de quoi… Les talibans ont libéré ceux des leurs qui étaient prisonniers sur tout le territoire afghan. Les anciens détenus traquent désormais les juges qui les avaient condamnés – et parmi ces juges, 220 femmes se terrent actuellement avec leur famille, comme l’a révélé une enquête de la BBC (28 septembre 2021).
Dévastation, peur, révolte
Le mari de Fikhria est toujours en Afghanistan. Il est cardiologue et a reçu de nombreuses menaces parce qu’il travaille avec des femmes. C’est l’une des raisons qui a poussé Fikhria à quitter l’Afghanistan en 2015. Son époux vit à l’hôpital, espérant ainsi le protéger des pillages et des attaques. “Je suis heureuse que mes enfants et moi soyons en sécurité ici. Mais pour ma famille là-bas, je ne peux pas en dire autant. Il n’y a pas de travail. Même pas pour les hommes. La situation économique est très critique, sans parler de la fermeture des écoles.”
Je ne dors plus quand je vois les vidéos de témoignages et les informations au journal. Personne n’est épargné. Même pas les enfants.
Nasima est profondément malheureuse ; son frère, qui avait aussi émigré en Iran, s’est retrouvé bloqué en Afghanistan. “Je ne dors plus quand je vois les vidéos de témoignages et les informations au journal. Personne n’est épargné. Même pas les enfants”, fait-elle, épouvantée.
Toutes trois partagent la peur, le doute et la perplexité. Ne pas savoir ce qu’il adviendra de leur famille et de leur pays les prive de sommeil… Bien qu’elles se mobilisent depuis la Belgique et qu’elles soient en contact permanent avec leur famille, elles se sentent impuissantes face à une situation politique qui les dépasse.
Un pays volé, une identité bafouée
Ici, raccourcis et amalgames donnent une image fausse de ce pays en proie au conflit depuis des années. Par exemple, pour les trois femmes, il est inconcevable qu’on puisse faire un parallèle entre Islam et talibans. “Non, c’est 100 % différent !, s’exclame Nasima qui déplore : Comment peut-on dire “La ilaha illa lah” [cette phrase signifie “Il n’est d’autre dieu que Dieu” en langue arabe. Elle est prononcée par toute personne qui souhaite se convertir à l’islam et est récitée lors de la naissance et du baptême des personnes nées dans des familles musulmanes pratiquantes, ndlr] et tuer ? Tuer des enfants ? Ils utilisent notre religion pour assouvir leur soif de pouvoir et d’oppression.” Difficile à vivre et à accepter pour nos interlocutrices. Ces stéréotypes ont des conséquences directes sur Fikhria, qui porte le foulard : “Ici, à Liège, on a été manger des frites avec l’école. On était trois femmes portant le foulard. Le restaurateur a refusé qu’on entre dans la friterie. Ça fait mal, ça fait trop mal…”
Ici, à Liège, on a été manger des frites avec l’école. On était trois femmes portant le foulard. Le restaurateur a refusé qu’on entre dans la friterie. Ça fait mal, ça fait trop mal…
Elles regrettent leur pays et évoquent une expression afghane selon laquelle chaque pays est le paradis de son peuple. “Pour nous, l’Afghanistan, c’est le paradis. Il y a du soleil, nous avons des pierres que l’on ne trouve pas ailleurs, il y a des fruits succulents…, déclare Fikhria, nostalgique. On voudrait qu’il soit comme les autres pays musulmans où les femmes sont libres, sans guerre, où les autres pays ne s’imposent pas.” Nasima continue : “Il y a 40 ans, quand j’étais petite, ce n’était pas comme ça. Nous n’étions pas en danger.” Elles regrettent ce qu’elles qualifient de “régression” en songeant à la période où les touristes affluaient dans la ville de Bamiyan pour contempler les statues de Bouddha, détruites le 11 mars 2001 par les talibans.
Nasima, Mina et Fikhria sont unanimes : l’Amérique a abandonné leur pays. Selon elles, les forces militaires américaines – déployées depuis près de vingt ans sous mandat du Conseil de sécurité de l’ONU – n’auraient pas dû quitter le territoire du jour au lendemain. “Les Américains n’ont pas fait beaucoup mais au moins, les femmes avaient moins de problèmes”, note l’une. Pour Nasima, les Américain·es n’ont pas lutté contre les talibans comme annoncé. Toutes trois ont le sentiment que leur pays leur a été volé. “Tout le monde est entré en Afghanistan !”, s’exclament-elles, révoltées . Quant à la fuite du président Ashraf Ghani, le 15 août dernier, considérée internationalement comme ayant accéléré la victoire des talibans, elles la vivent comme une trahison, une rupture de promesse.
Flash-back
“Tout le monde est rentré en Afghanistan” : en effet, c’est historiquement un terreau de luttes coloniales et impérialistes. Tout au long du 19e siècle, l’Angleterre victorienne et la Russie tsariste, désireuses d’expansion en Asie centrale, s’affrontent dans des luttes qui ravagent le pays. Plus récemment, le 27 avril 1978, la république d’Afghanistan subit le coup d’État d’un gouvernement socialiste et pro-soviétique. En décembre 1979, l’Union soviétique envoie ses troupes pour soutenir le nouveau pouvoir. S’ensuivent des affrontements entre les différents clans politiques et une guerre de dix ans, “dommage collatéral” de la guerre froide – les États-Unis finançant les rebelles. Pour Fikhria, “personne n’a aidé l’Afghanistan, tout le monde a utilisé nos ressources !” Elle mentionne également le problème de pays voisins qui, ces deux dernières décennies, ont soutenu les talibans pour contrer notamment les Américains.
Comment soutenir les Afghan·es ?
Pour ces trois femmes, la solution n’est pas de quitter l’Afghanistan. “Pourquoi devrait-on quitter notre propre pays à chaque fois qu’un gouvernement y entre ? Laissez l’Afghanistan aux Afghans !” Elles rêvent d’un Afghanistan “sans guerre, sans talibans, sans danger et égalitaire”. Leur demande est claire : le gouvernement belge doit mettre les personnes en sécurité. D’après elles, il doit aider les Afghan·es arrivé·es en Belgique et faciliter le droit d’asile et l’accès aux papiers. Elles ont également contribué à l’élaboration d’une pétition lancée par Live in Color, à retrouver sur le site de l’association.
“Si l’Union européenne et les différentes nations ne réagissent pas, les gens vont mourir. Beaucoup de gens sont à la rue. Tout le monde ne peut pas quitter l’Afghanistan.” Pour Nasima, Mina et Fikhria, il faut donc impérativement s’assurer des conditions de vie et du respect des droits de la population locale. Des clauses doivent être imposées aux talibans, le temps de trouver une solution viable – les faire tomber. La population locale a besoin de promesses tenues, expliquent ces trois femmes qui prient sans cesse pour la délivrance de leur pays.