Rencontre avec Aïssa Maïga : “On devrait être en état d’urgence totale !”

L’actrice et réalisatrice Aïssa Maïga passe pour la première fois derrière la caméra et porte un docu-fiction d’une grande force consacré aux conséquences bien concrètes du réchauffement de la planète sur le quotidien d’une communauté du Niger et en particulier d’une jeune fille, Houlaye. À l’occasion de la sortie de Marcher sur l’eau, Aïssa Maïga a répondu aux questions d’axelle.

Houlaye dans "Marcher sur l'eau" © Film du Losange

Houlaye a 15 ans. Elle habite Tatiste, un village de la communauté des Peuls Wodaabe, un peuple du sud du Niger. Dans cette région de plus en plus désertique, la ressource la plus précieuse et la plus difficile à obtenir, c’est l’eau. La jeune Houlaye et ses frères et sœurs souffrent déjà des conséquences dramatiques du réchauffement climatique…

Marcher sur l’eau, le premier film de la réalisatrice et comédienne Aïssa Maïga, née au Sénégal, nous plonge dans le quotidien de cette jeune fille qui voit ses parents partir pour tenter de gagner de quoi nourrir leur famille. En leur absence, c’est à elle de prendre en charge le village, les enfants. Pendant de longues heures, chaque jour, Houlaye charge son âne de bidons vides, va les remplir au puits. Au creux du ventre, la crainte de le trouver à sec. La crainte, aussi, pour son avenir. Comment aller à l’école avec ces responsabilités ? Quand reviendra leur mère ? Est-ce que leur père est en vie ? L’espoir d’Houlaye et de sa famille, c’est d’arriver à convaincre les autorités de creuser un forage. Ce forage permettrait à Houlaye et à son village, mais aussi aux villages voisins, d’avoir un accès à l’eau.

Pour suivre ces tractations administratives mais aussi le quotidien de cette jeune fille et de ces enfants, Aïssa Maïga s’est rendue régulièrement à Tatiste. Marcher sur l’eau nous fait vivre une année complète, de la saison des pluies, de plus en plus courte, aux périodes de sécheresse qui rendent la terre dure et friable comme du sable.

D’une manière très esthétique – les images, parfois très dures, sont à couper le souffle –, ce docu-fiction alerte sur les conséquences des changements climatiques pour leurs principales victimes, les femmes issues des pays les plus pauvres. La réalisatrice fait le pari de ne pas commenter le film, au plus près de la vie d’Houlaye. Et c’est réussi. La force du sujet et le personnage d’Houlaye donnent un film extrêmement bien réalisé. On en oublie vite les quelques mises en scène destinées à servir le propos, et on se laisse emporter au cœur du Niger, si beau… et si fragile.

Marcher sur l’eau suscite de nombreuses questions sur les excès et les dérives de nos sociétés industrielles, mais aussi sur les conséquences qui pèsent sur les femmes et les jeunes filles, qu’on aurait envie de le recommander à toutes les écoles… et surtout à tous les sommets climat.

Marcher sur l’eau, d’Aïssa Maïga, en salle depuis le 26 janvier.

Nous avons rencontré Aïssa Maïga à l’issue de l’avant-première de son film aux Grignoux, à Liège, début janvier.

© Sylvia Galmot

L’un des constats que vous dressez dans votre film est assez implacable : ce sont les pays riches qui polluent, et les pauvres qui en pâtissent le plus.

“Oui. En moins d’une génération, le cycle des pluies a été complètement perturbé. Quand j’étais enfant et adolescente, la saison des pluies durait quatre à cinq mois ; aujourd’hui, elle dure entre deux et trois mois et au bout du 2e mois, les pluies s’espacent, sont moins fréquentes… Ce qui fait que les nappes phréatiques sont sèches toute l’année. Les mares, qui permettent aux animaux et aux humains de s’abreuver, s’assèchent : je l’ai vu de mes propres yeux ! En une semaine, une mare grande comme une salle de cinéma a disparu !

Ce changement, les gens sur place le constatent. Ce qu’ils ignoraient, c’est que c’était à l’échelle planétaire. Mais ils savent que ce qu’ils vivent, eux, est beaucoup plus dur qu’ailleurs.

Ces personnes qui ne polluent pas sont les victimes collatérales du réchauffement.

C’était assez étonnant de discuter avec les adultes, de leur expliquer que 95 % des émissions de gaz à effet de serre sont émis par les pays industrialisés, dont le Niger ne fait pas partie… Et qu’ils sont tout de même les premiers quasiment à subir aussi durement la raréfaction de l’eau. Ça, c’était quelque chose qu’ils ignoraient, ils n’ont pas accès à l’information globale. Il y a quelque chose de révoltant à se dire que ces personnes, qui ne polluent pas, sont les victimes collatérales du réchauffement et du dérèglement du climat.”

Il est aujourd’hui prouvé que les femmes constituent les premières victimes des dérèglements climatiques : c’est le cas dans votre film.

“Oui. Les hommes jouent un rôle dans le film, évidemment, ils vont faire paître leur bétail, ils partent en transhumance. C’est aussi très souvent grâce à leur force que l’eau sort du puits… Donc ils ont un rôle. Mais j’ai choisi de focaliser mon film sur la condition féminine parce que très tôt, les jeunes filles sont mobilisées – dix fois plus qu’elles ne l’étaient traditionnellement dans la société Peul Wodaabe.

Il y a encore quinze ou vingt ans, ces familles étaient nomades. Elles avaient plus de bétail qu’aujourd’hui et vivaient de l’élevage et de la vente de leur lait. Aujourd’hui, les sécheresses ont décimé les troupeaux, les pâturages restent verts de moins en moins longtemps. Tout cela crée des tensions entre éleveurs et cultivateurs… Vous l’avez vu dans le film, les hommes doivent partir, seuls avec leurs bêtes, pour les nourrir, de plus en plus loin…

Toutes ces conditions font qu’aujourd’hui, une charge énorme pèse sur les épaules des filles et des femmes Wodaabe. Le réchauffement climatique dégrade leurs conditions de vie. Si l’eau, si les pluies ne manquaient pas, une jeune femme comme Houlaye ne serait pas laissée seule à la tête du foyer. Elle a subitement à sa charge la nourriture, l’hygiène, la santé et l’éducation de toute la maisonnée. Ce sont des responsabilités qui sont lourdes et qui entravent sa scolarité et donc son émancipation, son avenir et l’avenir de ses enfants.”

Houlaye dans “Marcher sur l’eau” © Film du Losange

Comment décririez-vous Houlaye, l’héroïne de ce film ?

“Houlaye m’a fascinée. La première fois que je l’ai vue, c’était dans la salle de classe. J’ai sorti mon téléphone, je ne voulais pas la gêner et je l’ai filmée discrètement. Elle a vite vu que je la regardais et, à un moment, c’est elle qui m’a regardée, droit dans les yeux. Et ce que j’ai vu dans ce regard… C’était incroyable. Chez Houlaye, il y a de la pudeur, de la profondeur, de l’intelligence et ça donne un mélange très puissant et très gracieux. Voir ce qu’elle porte force le respect ; tout ce qu’elle endure aussi.

Ce que j’ai vraiment aimé aussi, c’est le propre des adolescents : ce côté très adulte, la plupart du temps et puis, dans certaines situations, je voyais que c’était une enfant. C’était hyper touchant de la voir dans ces moments-là. Parce que c’est un besoin, pour un enfant et un adolescent, de jouer, de s’évader, d’échapper aux responsabilités, c’est un droit.”

“Marcher sur l’eau” © Film du Losange

Les enfants, en effet, sont encore un angle mort des débats autour des bouleversements climatiques, alors qu’elles et ils sont directement concerné·es, on le voit dans le film…

“Oui, les droits de l’enfant sont mis en péril par la question climatique. Un enfant en bas âge, qui voit sa mère et son père partir, en souffre. Les parents peuvent rester des semaines, des mois absents. Psychologiquement, cela laisse des traces et crée un manque. Heureusement, souvent, la solidarité fonctionne : les mères vont laisser leurs enfants à une grande fille, à une sœur, à une voisine à une coépouse… Mais elles savent que face au manque de nourriture, face au manque d’eau, les femmes qui s’en occupent vont privilégier leurs propres enfants. Donc c’est très difficile, psychologiquement, émotionnellement, pour les enfants et les parents, de voir la cellule familiale éclater à cause de l’intensification des sécheresses dues au réchauffement climatique.”

“Marcher sur l’eau” © Film du Losange

L’eau est elle aussi un personnage du film. Et le manque d’eau apparaît être une violence inouïe.

“Lors de la préparation du film, je me suis beaucoup intéressée à l’effet domino du manque d’eau. À ce que cela provoque. À partir du moment où l’on manque d’eau, toute la famille est mobilisée. Une fatigue physique et psychique s’installe, une forme d’usure. Aller et venir au puits tous les jours, Ça prend des heures.

Ces enfants n’ont pas le temps d’aller à l’école parce qu’il faut ramener de l’eau.

Ensuite, il y a l’empêchement scolaire. Ces enfants n’ont pas le temps d’aller à l’école parce qu’il faut ramener de l’eau. Pendant le tournage, lors de la saison sèche, le professeur était dépité parce que les enfants n’étaient pas là. C’est très difficile de maintenir un enseignement dans ces conditions-là. Certains de ces enfants n’auront jamais le niveau pour atteindre le collège et sortir de cette vie. Ensuite, la question de la santé est cruciale. La mortalité infantile galope lorsque l’eau n’est pas potable. La mortalité des femmes en couches également, les maladies parasitaires…

Enfin, les exodes sont générateurs de chaos : ces femmes qui quittent leur village, parfois même leur pays, pour aller vendre des médicaments, faire des tresses, des ménages dans les grandes villes. Ces hommes qui partent vers des plaines plus vertes… Ce chaos est propice à ce que ces jeunes, laissés seuls, soient la proie de bandits qui les recrutent, de terroristes… C’est plus facile de gagner sa vie ainsi qu’en restant au village avec les corvées d’eau toute la journée. Cette situation crée des tensions, partout, entre les communautés différentes. Elles vivaient ensemble depuis des centaines d’années et le manque d’eau les dresse les unes contre les autres.

Aucun être humain sur cette terre ne peut vivre sans eau.

Les conséquences sont multiples et pourtant il y a quand même une donnée toute simple : aucun être humain sur cette terre ne peut vivre sans eau. Aucun. Quels que soient notre niveau de vie, de connaissance, notre genre, notre âge, on ne peut pas vivre sans eau. Donc on devrait être en état d’urgence totale, la crise de l’eau devrait être déclarée depuis longtemps, notamment au niveau des Nations Unies. Et pourtant, aujourd’hui, sur la planète, deux milliards de personnes n’ont pas accès à l’eau.”