Rencontre avec Caroline Poiré, l’avocate qui défend les victimes d’agressions sexuelles et intrafamiliales

Par N°251 / p. WEB • Mars-avril 2023

Dans le cadre du grand format du n° 251 (mars-avril 2023) consacré à la prise en charge de victimes de violences par la Justice, axelle a rencontré Caroline Poiré. La pénaliste au barreau de Bruxelles depuis 19 ans a fondé l’inspirant cabinet d’avocat·es Defendere, prenant en charge uniquement les victimes d’agressions sexuelles et intrafamiliales. Bouleversant les pratiques par un accompagnement spécifique des victimes au cours du processus judiciaire.

Propos recueillis par Véronique Laurent et Sabine Panet

Caroline Poiré (D.R.)

Pour quelles raisons avez-vous initié Defendere ?

“Après des années à défendre autant des prévenu·es que des victimes dans des dossiers d’escroquerie, de trafic de stupéfiants, de faits de mœurs, etc., j’ai eu envie de quitter le barreau. J’ai ressenti une perte de sens. C’est un métier compliqué pour une femme – j’ai deux enfants. Je voulais faire autre chose, parce que j’avais l’impression que, dans ce métier-là, je ne pouvais pas mettre ma sensibilité au service des gens que je défendais. Il me fallait toujours être forte et sur la défensive.

C’est une chose de libérer la parole, mais qui allait la recevoir ?

Et d’autre part, après le déclenchement du mouvement MeToo, j’étais très inquiète que l’on pousse les victimes à libérer leur parole et à déposer plainte, parce que c’est une chose de libérer la parole, mais qui allait la recevoir ? J’ai donc décidé de ne pas quitter le barreau mais d’exercer mon métier différemment. Ça fait maintenant quelques années que je ne fais que de la prise en charge de victimes.

L’année passée, j’ai donné un nom à mon cabinet, Defendere, “défendre” en latin. J’avais aussi l’envie de déconstruire l’image que les victimes se font de l’avocat·e. Le barreau et le cercle très fermé des pénalistes restent un milieu extrêmement masculin et patriarcal, milieu qui refuse encore d’utiliser l’écriture inclusive, par exemple.”

Pour recevoir au mieux cette parole des victimes, vous prônez la formation des avocat·es ?

“Il y a quatre ou cinq ans, j’ai commencé à lire énormément sur le sujet des violences sexuelles et intrafamiliales, pas seulement d’un point de vue juridique mais aussi psychologique. Pour assurer au mieux la défense des victimes, il est primordial de savoir ce qu’est un traumatisme ou encore la victimisation secondaire et ce que sont les conséquences du stress post-traumatique et de la dissociation… Toutes ces notions sont nécessaires pour comprendre les victimes.

Que se passe-t-il une fois que la victime sort du commissariat de police ?

Au niveau de la prise en charge des victimes, je dois reconnaître que cela évolue de façon extrêmement positive avec notamment la création et l’uniformisation des Centres de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS) sur tout le territoire national, mais la question est : que se passe-t-il une fois que la victime sort du commissariat de police ?

Avec trois autres avocat·es, Marion de Nanteuil, Pierre Monville et Corinne Delgouffre, et en collaboration avec le barreau de Bruxelles, nous avons mis en place une formation pluridisciplinaire de quatre journées pour les avocat·es. Il est en effet impératif que tous·tes les professionnel·les soient formé·es aux réalités spécifiques des violences faites aux femmes, aux enfants et aux minorités de genre, et soient formé·es à la Convention d’Istanbul, encore trop peu connue. Jusqu’à aujourd’hui, il n’existait pas de formation pour les avocat·es.”

Votre positionnement est novateur : faites-vous face à des résistances ?

“J’ai fait un choix, très critiqué au sein du barreau, parce qu’on estime qu’un·e avocat·e ne doit pas défendre une seule cause mais toutes les causes et qu’en ne défendant que les victimes, je déforce ceux et celles qui assurent la défense tant des auteurs que des victimes… C’est un choix que j’assume pleinement et qui est en lien avec l’engagement qui est le mien. Je défends, mais aussi j’assiste, j’accueille et j’accompagne les victimes. Il est vrai que j’utilise les moyens de communication qui sont mis à disposition, comme les réseaux sociaux, pour pouvoir aller vers les victimes. Ce n’est pas une pratique habituelle mais j’invite les autres avocat·es à le faire également. L’objectif étant de faciliter le chemin aux victimes dans le cadre de leurs recherches d’avocat·es.”

Le cabinet d’avocat·es Defendere, fondé par Caroline Poiré (D.R.)

Que préconisez-vous dans le processus judiciaire pour une meilleure prise en charge des victimes ?

“Je suis convaincue que les avocat·es ont une responsabilité qui intervient dès le dépôt de plainte. Pour moi, notre système pénal n’est pas du tout adapté à la victime, mais centré sur l’auteur. Quand la victime dépose plainte, elle transmet et dépose son récit, pris en charge par une personne qui ne connaît rien de son vécu : le procureur du Roi. Il va recevoir le procès-verbal d’audition mais il n’a pas rencontré la victime. L’avocat·e la rencontre, et va pouvoir demander des devoirs d’enquête et renforcer la possibilité d’une condamnation à l’issue du procès.

Les avocat·es ont une responsabilité qui intervient dès le dépôt de plainte.

Dès le dépôt de plainte ou après l’audition, c’est important de prendre un·e avocat·e, formé·e, qui suive et contrôle ce que le parquet fait pendant l’enquête, parce que c’est ça qui est extrêmement important et qui va déterminer, dans une certaine mesure, l’issue du procès. Il est important que le parquet – ou le juge d’instruction – n’agisse pas sans contrôle. Parce que, très souvent, en l’absence d’avocat·e, l’enquête se termine et c’est un classement sans suite. Très souvent, les victimes n’en reçoivent même pas la notification.”

Concrètement, comment se passe un premier rendez-vous ?

“Quand j’accueille une victime, je dresse un tableau et j’explique qu’on est face à deux réalités : la réalité personnelle et la réalité judiciaire. Il faut en informer les victimes. Quels que soient les faits de mœurs concernés – atteintes à l’intégrité, viols… –, leur point commun, c’est le trauma, mais avec toute une série de répercussions diverses, physiques, psychologiques, économiques. À un moment se pose la question : est-ce que je vais dans l’autre réalité, dans la réalité judiciaire ?

Dans la réalité personnelle des victimes, il n’y a pas aucune règle, en dehors de celle qui leur a été imposée par l’agresseur. Dans la réalité judiciaire, par contre, le Code pénal et le code de procédure pénale en imposent. La victime joue un rôle énorme : elle doit prouver ce qu’elle dit. Ce n’est pas une question de la croire ou non, on n’est plus dans une question de croyance, mais de preuve. La victime doit prouver que l’agresseur a une responsabilité pénale.

Il faut être accompagnée, dès le départ.

Le faire seule, c’est compliqué. Il faut être accompagnée, dès le départ, je le répète. Les victimes n’ont parfois pas conscience qu’elles disposent d’éléments, qui se révèlent au fil de la discussion – qui dure chez moi une heure, et qui est gratuite. Je veux que, une fois que les victimes sortent de mon cabinet, elles puissent dire “j’y vais” ou “je n’y vais pas”. Ce sont elles qui prennent la décision.”

Dans les affaires d’agressions sexuelles (sur mineur·es ou majeur·es), on se retrouve souvent parole contre parole. Et là, la présomption d’innocence joue en faveur du prévenu [comme nous le montrons dans l’enquête “Au bénéfice du doute”, publiée dans le numéro 251, ndlr]. Y aurait-il moyen de changer cette donne ?

“La règle, c’est que devant le tribunal – c’est notre système judiciaire –, les juges doivent déterminer si elles/ils disposent de preuves suffisantes : ce qu’on appelle le “faisceau de présomptions précises et concordantes”. C’est surtout l’enquête qui doit donc être suffisamment étayée pour établir ce faisceau de présomptions, ce qui permet aux juges d’appel ou de première instance de condamner.

Un·e juge ne peut pas condamner sur base simplement des auditions, même si ce sont des auditions de mineur·es déterminées comme étant crédibles. Et beaucoup pensent que les mamans utilisent la procédure pénale (une plainte à l’atteinte à l’intégrité sexuelle, par exemple) pour soutenir une procédure civile en cours ; il existe encore des juges qui sont dans l’optique de l’”aliénation parentale”, même au civil – qui pensent donc que les femmes instrumentalisent leurs enfants pour les couper du père. Tous·tes les magistrat·es doivent suivre une formation en la matière, mais elle reste très généraliste, et le SAP [Syndrome d’Aliénation Parentale, ndlr], par exemple, n’est pas du tout remis en cause.”

Caroline Poiré (D.R.)

Dans le cas d’agressions sexuelles (atteintes à l’intégrité sexuelle ou viols), n’y a-t-il pas trop de classements sans suite [voir l’enquête “Faux taxi, vraies victimes”, également publiée dans notre numéro 251, ndlr]  ?

“Le classement sans suite est décidé au niveau du parquet par des magistrat·es spécialisé·es en mœurs. Il peut exister plusieurs motifs de classement sans suite : l’auteur n’est pas identifié, les faits ne constituent pas une infraction pénale, prescription ou, motif récurrent, les charges sont insuffisantes.

Une fois l’enquête terminée, le parquet se pose donc la question de “l’opportunité des poursuites”. C’est un principe fondamental : est-ce que je suis convaincu·e, sur base des éléments dont je dispose, que je vais obtenir une condamnation ? S’il y a conviction qu’il n’y a pas assez d’éléments, je ne vais pas faire vivre à la victime un risque d’acquittement. Il vaut mieux un classement sans suite – une décision provisoire (dossier qui dort) mais qui reste ouverte –, plutôt qu’un acquittement – une décision définitive dont l’auteur peut se prévaloir en disant qu’il est innocent.

Un·e avocat·e peut demander la réouverture d’un dossier ou mettre à l’instruction, mais une fois qu’un·e magistrat·e du parquet amène son dossier devant le tribunal, dans la majorité des cas, on peut espérer qu’elle/il obtienne la condamnation. À Bruxelles, là où je plaide principalement, il s’agit d’une chambre qui ne traite que des dossiers de mœurs. C’est une chambre qui fonctionne pas mal. Les juges sont à l’écoute des victimes.”

Les délits et crimes sexuels ne semblent pourtant pas la priorité des tribunaux…

“C’est une question qu’il faudrait poser aux membres du parquet de Bruxelles, et même des parquets du pays… Au sein du parquet, il existe une politique criminelle. Sur le site du ministère public, vous pouvez d’ailleurs lire les directives du Collège du ministère public et des Procureurs généraux. Certaines directives sont publiques. Il y en a d’autres auxquelles on ne peut pas accéder. Et, bien évidemment, au sein de cette institution-là, il y a des réunions, parce qu’il faut que la Justice fonctionne, il faut que les cours et les tribunaux ne soient pas engorgés, que les budgets soient respectés, etc.

Je ne pense pas qu’il y ait une généralisation suivant le type d’infractions, mais la politique criminelle, c’est : si vous êtes convaincu·es que ça n’aboutira pas, on classe. Et il existe des questionnements au niveau du parquet : est-ce qu’il est nécessaire de faire venir tous les dossiers devant le tribunal correctionnel ? Est-ce qu’une condamnation est nécessaire ? Est-ce qu’une peine de prison est nécessaire ? S’il y a médiation, elle doit bien sûr être encadrée par des professionnel·les, à nouveau, formé·es et engagé·es. Mais tout le souci, c’est qu’il s’agit d’une affaire d’hommes et de femmes, parfois pas du tout sensibilisé·es à ces matières-là. C’est ce qui est compliqué.

Au niveau de la politique des poursuites, il y a certainement des discussions, en off. Je ne sais pas s’il existe un chiffre de dossiers à devoir amener devant un tribunal correctionnel et un chiffre à classer sans suite, mais il y a toute une série de choses qui se discutent en disant, attention, on n’a qu’une seule chambre spécialisée à Bruxelles, par exemple. Il est certain que toutes les plaintes déposées ne pourraient pas être toutes traitées devant le tribunal chargé de recevoir ce type de dossiers.”

Au niveau institutionnel, pensez-vous que des changements pourraient être apportés pour un meilleur traitement des affaires en matière d’infractions sexuelles ?

Il faudrait une chambre spécialisée pour traiter ces dossiers !

“Déjà, il y a un manque criant de magistrat·es. À Bruxelles, si une victime interjette appel d’un jugement, les délais sont scandaleusement longs – une année ! – avant que la victime puisse voir son affaire examinée. Il faudrait multiplier les chambres correctionnelles pour éviter ces délais. La réforme du Code pénal sexuel ne suffisait pas pour un meilleur traitement de ces dossiers ! La Justice se doit d’être dotée de moyens financiers et humains beaucoup plus conséquents et à ce niveau-là, ça fait défaut. Et il faudrait une chambre spécialisée mais le ministre de la Justice dit qu’ouvrir une cour uniquement pour ces dossiers-là, ce n’est pas possible.”

En fait, en cas d’agressions sexuelles, quand on se plonge dans les chiffres, ce que nous avons fait pour l’enquête “Au bénéfice du doute”, on voit que la victime a peu de chance d’obtenir une condamnation.

“Il existe certaines affaires pour lesquelles je suis convaincue d’obtenir une condamnation, mais c’est malheureusement le dossier “stéréotypé” de la jeune fille qui va immédiatement aller déposer plainte au CPVS. On va faire des prélèvements, on retrouve l’ADN du suspect et, devant le tribunal correctionnel, là, j’ai la certitude d’obtenir une condamnation parce qu’il y a des preuves matérielles. Pour un viol, on doit prouver deux choses : un acte de pénétration, et que cet acte n’a pas été consenti. Souvent, l’accusé conteste. Pour la question du consentement, on examine les circonstances de l’affaire.

L’atteinte à l’intégrité sexuelle est encore plus difficile à prouver que le viol. Et certainement sur enfants : il faut les expertises de crédibilité, mais pas seulement. Il faut d’autres éléments, un adulte témoin, un constat de décrochage scolaire, le fait d’en avoir parlé, des écrits, un carnet intime…”

Une des avocates que nous avons rencontrées pour notre grand format parle d’une forme d’inversion de la présomption d’innocence dans les affaires d’agressions sexuelles, qui se transforme en “présomption de mensonge” dans le chef des victimes. Qu’en pensez-vous ?

“En termes de chiffres, on parle de 8 % de fausses allégations, et encore, ce ne sont pas 8 % de mensonges. Ce sont des dossiers où l’on estime que la victime a menti, ce n’est pas la même chose ! Il faut prendre conscience que déposer plainte, ce n’est vraiment pas simple. Se retrancher derrière ces chiffres-là, c’est un très mauvais calcul et cela donne une très mauvaise image à ce type de dossiers. S’il peut arriver qu’une personne mente, nous ne pouvons partir de ce postulat pour toutes les plaintes.

On ne peut pas traiter les dossiers d’infractions sexuelles comme les autres.

On ne peut pas traiter les dossiers d’infractions sexuelles comme les autres. Il faut d’abord laisser tomber toutes les croyances et les stéréotypes, ce qui n’est pas simple puisqu’on est tous et toutes éduqué·es avec ces croyances. Mais à partir du moment où on a la responsabilité de juger de faits aussi graves, il faut être capable, au moment du jugement, de faire cet exercice-là.

Il est vrai, par contre, que si un doute existe, celui-ci doit profiter à la personne accusée. Je pense raisonnablement que la notion de doute ne doit pas être examinée de la même manière dans les dossiers de mœurs : le doute doit être raisonnable, et peut se voir écarté en s’appuyant sur le faisceau de présomptions précises et concordantes.

En fait, il faut que la spécialisation et l’engagement interviennent à tous les stades de la procédure. Il faut une formation de base sur les grands principes, mais elle devrait être continue sur des thématiques plus poussées. S’engager, c’est aller au-delà de ce qu’on nous a appris à l’université.”