Christine Aventin, de Fifi Brindacier aux tempêtes de la vie

Il y a quelques années, Christine Aventin est à la recherche d’histoires sur des “meufs puissantes” pour son fils, alors âgé de 9 ans, et repense à Fifi Brindacier, une fille dont les aventures ont été écrites par la Suédoise Astrid Lindgren en 1945. Contre toute morale bien-pensante, Fifi habite dans une maison sans parents, vit selon ses envies, ne va pas à l’école et se moque de la police. De là a surgi FéminiSpunk, un essai-manifeste sur le potentiel révolutionnaire des filles. L’autrice nous y embarque dans un jouissif chaos, fait de multiples voix issues de la marge du récit féministe dominant. Vient ensuite Scalp, un recueil de poèmes à la fois fragiles et incandescents, écho des tempêtes qui ont traversé sa vie durant l’écriture de FéminiSpunk. Nous parlons avec elle de ses deux livres à la terrasse ensoleillée de Madame Pita, à côté de la gare de Liège-Guillemins. Un entretien en intégralité, dont certains extraits sont parus dans le magazine de novembre-décembre.

© Haroun

Les aventures de Fifi Brindacier n’ont pas eu un grand succès dans les pays francophones. Une nouvelle traduction voit le jour en 1995, mais elle reste bien plate à côté du texte original. L’imposture de cette traduction en serait-elle la cause ?

“Dans la toute première traduction, tout y est non seulement compressé, mais aussi expurgé des passages où Fifi ment, où elle fait preuve de trop de rébellion, où elle conteste la légitimité des adultes… En plus, certaines scènes ont été réécrites, d’autres carrément ajoutées. Ce n’est donc pas une traduction mais une adaptation, un assagissement, on pourrait dire une clitoridectomie, de l’œuvre originale. L’importance que prend la traduction dans un texte permet de voir comment le capitalisme récupère et édulcore, dans un processus immunitaire quasi infaillible. C’est ce qui se passe tout le temps.”

Malgré tout, le personnage de Fifi Brindacier continue d’inspirer de nombreuses filles. Selon toi, sa puissance vient aussi de ce qu’elle échappe à l’injonction à la séduction et au sentimentalisme romantique…

“Oui, car il y a toujours cet enjeu de l’amour romantique et du couple monogame, c’est-à-dire, en somme, de la dépendance affective, qui revient dans la plupart des récits – même avec des personnages féminins ou LGBTQIA+ puissants. Tu peux être forte, en lutte contre les hommes, même punk… à la condition de rester punk sexy et sentimentale ! Vouloir plaire est une posture de dominée : ces personnages puissants, indépendants, sexuellement libres, retrouvent leur identité féminine au sens hétéronormé du terme [relatif à la norme hétérosexuelle, ndlr], leur assentiment au masculin, à travers cette injonction de la séduction.”

Éditions Zones 2021 136 p., 15 eur.

Dans FéminiSpunk, on ressent l’importance d’une pensée collective en mouvement. Quelle est son influence sur le processus d’écriture ?

“Au départ, il y avait mon refus d’endosser l’autorité qui va avec le fait d’écrire un essai et, par chance, j’avais autour de moi des copines intéressées par cette réflexion collective. Ensuite, j’ai été chercher d’autres personnes de qui je me sentais proche politiquement sans être forcément intime, comme Joëlle Sambi par exemple, que j’ai sollicitée pour mettre en perspective le chapitre qui parle du racisme chez Fifi. À chaque fois, je montrais le passage en cours d’écriture, et puis j’intégrais leurs commentaires sans me les approprier dans mon propre texte, en laissant leurs interventions telles quelles. C’était important aussi de mettre sur le même pied les copines qui réagissent et les autrices qui m’ont nourrie car, pour moi, il n’y a pas de hiérarchie entre les pensées reconnues – comme celles d’une Donna Haraway ou les pensées de proches – comme celles d’une copine. L’influence est aussi forte. Mon rêve, ce serait de recevoir des courriers de lectrices, qui ajoutent leurs notes dans les marges ! Et si le livre est imprimé à nouveau, qu’on les y laisse, telles quelles. Je voudrais que le livre reste en mouvement, toujours un peu instable. Je n’aime pas l’idée du point final.”

Éditions l’Arbre à paroles 2021 110 p., 14 eur.

Pendant les trois années d’écriture de FéminiSpunk, tu traverses un certain nombre de tempêtes politiques et personnelles, dont un long passage par la maladie. Puis la sortie du livre est repoussée par le confinement. Comment en viens-tu à l’écriture de Scalp ?

“Sans projet de livre en cours et toute sociabilité habituelle à l’arrêt, c’est à ce moment-là que le backlash post-trauma arrive, que tout ce dont je suis sortie commence à travailler. Alors je m’approprie mon dossier médical en poésie et je contourne, en poésie, le silence imposé par une rupture un peu trop trash. Je pensais aussi que FéminiSpunk n’aurait plus aucun sens après le confinement ! Comment peux-tu écrire un livre politique sans parler de ça ? Et le concept de “contagion” [auquel un chapitre est consacré, ndlr], comment tu peux juste lâcher ça sans qu’il soit dit un mot de ce qu’on vient de traverser ? J’avais l’impression que le texte serait disqualifié avant même de sortir et qu’il fallait un contrepoint. Je me suis dit que si ça sortait en même temps, Scalp pourrait redonner une nouvelle perspective à FéminiSpunk. Pour moi, ces deux livres, c’est presque un diptyque, ils se regardent et dialoguent. Scalp, c’est comme la biographie de FéminiSpunk. C’est ce que traverse la meuf qui a écrit ce que t’es en train de lire et qui te donne plein de force, d’après les échos que je reçois. Eh bien, au moment même où elle écrit ça, elle est dans le même marasme, le même merdier où on est toutes, avec nos histoires et nos fragilités.”

Pourquoi Scalp et FéminiSpunk ne pourraient-ils par faire un, fragilité et puissance ensemble ?

“Au moment où j’étais en train d’écrire FéminiSpunk et où je vivais ces traumas, je n’avais pas du tout les épaules pour pouvoir les aborder sous l’angle de la puissance pendant de nombreuses pages. Les outils qui te seraient utiles, tu ne peux pas toujours les activer quand tu es dans la merde. C’est aussi au moment du désastre que tu vois l’importance des outils que tu as acquis en amont. Par exemple, en étant valide, je me suis intéressée à l’handiféminisme, à l’empuissancement crip [le “crip” est la réappropriation par des personnes handicapées du mot péjoratif anglais “cripple”, qui signifie estropié, infirme, dans le but d’affirmer une existence, une communauté et une identité radicale et fière, ndlr], à toutes ces questions portées par des féministes non valides et j’ai appris de ces réflexions-là un certain nombre d’outils. Si j’avais dû les sucer de mon pouce au moment où j’étais dans cette salle de kiné avec, autour, des scléroses en plaque, des Alzheimer, des tétraplégies et des AVC, je ne sais pas comment j’aurais pu faire quoi que ce soit à part être complètement tétanisée par la peur.”

Pour moi, ces deux livres, c’est presque un diptyque, ils se regardent et dialoguent.

Quel sens prend l’outil de la poésie dans ce contexte ?

“L’écriture est un outil que je travaille depuis trente ans afin de me réapproprier ma propre histoire. J’avais fait des romans, du théâtre, des essais, mais pas encore de poésie. Le temps et l’énergie de la poésie sont différents, ce n’est pas un marathon, c’est des sprints, comme les chansons dans les manifs, ou le slam. Tu vas au plus urgent, sans détour.”

À côté des filles qui osent, il y a aussi les “annikas” – du nom de la discrète, polie et obéissante voisine de Fifi. Comment expliques-tu le lien entre ces deux personnages ?

“Dans le livre d’Astrid Lindgren, Annika est réellement aimantée, magnétisée par l’ennemi – selon cette image, elle se frotte à l’aimant Fifi et elle s’aimante elle-même, gagnant ainsi en force et en puissance. Il y a contagion : au contact de Fifi, elle commence à entrevoir la possibilité que, elle aussi, elle pourrait être pirate plus tard. Donc tu vois bien qu’il y a un truc d’amour-fille qui agit là, comme dans la chanson Rebel Girl de Bikini Kill, qui dit : “Je veux que cette fille soit ma meilleure amie et qu’elle m’emmène !”

Au fond, tout comme Astrid Lindgren avec Fifi, c’est aux “annikas” que tu t’adresses avec FéminiSpunk ?

“Pour moi, la manière dont le roman d’Astrid Lindgren se termine est hyper-importante : Tommy et Annika rentrent au bercail après leur voyage avec Fifi, ils ont été choyés par leurs parents, ils regardent par la fenêtre de leur chambre et se rendent compte qu’ils voient Fifi dans sa maison, par la fenêtre éclairée. Elle est toute seule et regarde rêveusement la bougie sur la table, la tête dans les mains. Alors Annika dit : “S’il n’y avait pas de nuit, on serait déjà le lendemain matin, on serait tout le temps ensemble, on ne se quitterait jamais !”

À un moment, il faut juste lâcher tes spéculations vaines autour de “si” improbables, il faut que tu te lances ! Et ça, les autres ne peuvent pas le faire à ta place.

Il y a ce truc des “si” qui font que ça rend impossible le réel passage à l’acte. C’est un peu la problématique des annikas qui vont lire mon livre. Il y a ce moment où je te donne de l’énergie, du rire, de la force, de l’exemple, de la prise de conscience que tu peux être autre chose… Mais ce n’est qu’un livre, en fait. Ça veut dire que tu peux le lire et bien te marrer – comme Annika et Tommy avec Fifi – et puis tu peux le refermer et te dire : “Si j’étais plus jeune, si je n’avais pas d’enfant, si je n’étais pas obligée de travailler, si je ne croulais pas sous les dettes, si je connaissais des gens, si j’osais, si le monde était différent, ou si, ou si… on pourrait vivre comme ça.” En lisant, tu as passé un super moment en pensant “Ouais, tout cramer, tout cramer !”, et puis tu vas bosser le lendemain à 8 heures, tu vois ? À un moment, il faut juste lâcher tes spéculations vaines autour de “si” improbables, il faut que tu te lances ! Et ça, les autres ne peuvent pas le faire à ta place.”

Qu’est-ce qui retient les “annikas” de saisir ces occasions ?

“Dans mon analyse féminispunk des choses, je pense que des fois, comme Annika, on est confortable dans l’aliénation et les injonctions. On peut être, à plein de moments, alliées du patriarcat et complices d’une structure d’oppression sans le savoir. On est ambivalentes par rapport à ça, parce que la liberté, c’est aussi la solitude. Mais avec l’arrivée du temps des catastrophes – comme le dit Isabelle Stengers –, les occasions politiques de désobéir ou de contrevenir, elles sont là, sans arrêt, partout. Et là, il vaudra mieux avoir aiguisé ses outils avant l’urgence…”