Changer la politique : rencontre avec Céline Nieuwenhuys, sans langue de bois

Par N°239 / p. 16-18 • Mai 2021

Incursion sans langue de bois au sein du GEES, le groupe d’expert·es en charge de la stratégie de sortie de crise du coronavirus, constitué pendant le premier confinement, où se sont élaborées des pistes, proposées ensuite au Comité de concertation : rencontre avec Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux, seule experte du secteur social conviée à intégrer ce groupe. Pour axelle et dans le cadre d’un dossier qui interroge les liens entre féminisme et politique, elle revient, au long de cette expérience, sur la prise en compte de la place des femmes.

Céline Nieuwenhuys D.R.

Avril 2020, coup de téléphone de Sophie Wilmès : Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (la FdSS, qui représente les travailleurs/euses sociaux/ales) devient membre du GEES. Elle relate son expérience dans un entretien décapant, réalisé dans le cadre de l’abécédaire de la transformation sociale par ZinTV, et publié sur les réseaux sociaux en mars 2021. Elle y raconte entre autres ce qui a motivé les décisions du gouvernement fédéral durant l’état d’urgence : la pression des lobbys au service de quelques-un·es, la mainmise du monde économique, et non la prise en compte des intérêts de tous·tes, y compris ceux des plus précaires et vulnérables.

“Derrière toute femme au pouvoir, s’il n’y a pas d’autres femmes pour prendre en charge la logistique domestique, ça bugge”, dites-vous à la fin de votre entretien. Cela résonne comme une illustration de l’éthique du care – développée notamment par Joan Tronto – et des délégations en cascade. À plus vaste échelle, au début de la pandémie, la société s’est rendu compte de l’importance de ce travail de soin aux autres, féminin et dévalorisé. Ce discours, aujourd’hui volatilisé, a-t-il eu un écho dans les discussions au sein du GEES ?

“À l’époque, le genre intervenait dans la question de savoir s’il y avait plus d’hommes en soins intensifs, si le virus était plus virulent chez eux que chez les femmes. Un déséquilibre de genre qui peut arriver, on le voit aujourd’hui avec les thromboses, majoritaires chez les femmes. À un moment, on s’est dit en boutade, “on va confiner les hommes” : ça aurait été génial ! Il faut dire qu’il ne revenait pas au groupe d’experts de faire les politiques à la place des politiques, mais, par eux, cette dimension du genre, n’a pas du tout été prise en compte. Et si le refinancement des services de santé ne fait pas partie des compétences de “l’exit strategy” [stratégie de sortie de crise, ndlr], on se situe quand même à la limite, parce que le système est en train de craquer. Ça passe par une revalorisation financière des soins de santé ou des métiers impliqués.

Cela dit, le problème est complexe ; le nombre d’infirmiers, d’infirmières, on ne va pas l’augmenter d’un coup de baguette magique. Et je continue à me poser cette question : qu’ont fait les femmes seules, celles qui sont seules ou qui, théoriquement, ne le sont pas, mais qui le sont dans les faits, qui devaient télétravailler avec enfants ? C’est terrible que l’on n’ait pas pu répondre à cette question, en termes de précarité, fragilité psychologique, souffrances, double enfermement…”

Cet enfermement signait pour certaines femmes le fait d’être exposées 24h/24 à la violence de leur compagnon. Est-ce audible par le gouvernement ?

“Le problème, quand on fait partie d’un groupe comme le GEES, c’est qu’il faut être concret et pratique. Pour tout problème, il faut une réponse, qui ne soit pas “il-faut-lutter-contre-la-violence-envers-les-femmes”. Très pragmatique, le gouvernement nous faisait comprendre : “Ça ne sert à rien d’en parler si une solution n’est pas proposée.” Et je me demande si cette attitude, cette tyrannie de l’efficacité quand on est acculé et débordé de travail, n’est pas une dérive… Par rapport à la thématique de la violence, il y a deux initiatives qui ont retenu mon attention : l’ouverture temporaire d’un hôtel pour femmes sans abri, et la mise en place du dispositif Relais-pharmacie. Plus largement, selon moi, il fallait d’abord rouvrir les écoles, et offrir aux femmes un espace de respiration.”

Et je me demande si cette attitude, cette tyrannie de l’efficacité quand on est acculé et débordé de travail, n’est pas une dérive…

Vos prises de parole sont frappantes de sincérité. Est-ce normal que ce soit si rare ? Et ne craignez-vous pas de faire les frais de votre franchise ?

“Certains politiques n’étaient pas content·es, mais ça n’a pas changé pour moi la face du monde. Il y a ce que l’on vit, et le discours sur ce que l’on vit. C’est, pour moi, la différence entre la parole – qui vient du cœur – et le discours. Les politiques basculent vite dans le discours, c’est pour ça que c’est déconnecté, et que ça manque d’empathie. Il s’agit de décalage et de déconnexion : quand on vit 24h/24 dans sa bulle, il y a un manque de contact avec la vie d’autres gens.

De plus, les responsables politiques n’ont pas honte de la façon dont ils fonctionnent. Il y a un manque de décence dans leur demande. Au moment des réouvertures, certains demandaient : “Va-t-on pouvoir rouvrir Francorchamps ?”, parce que ça rapporte plein de pognon. Et puis, ces élites politiques et bourgeoises se fréquentent, se connaissent. Quand Pierre Wunsch, le gouverneur de la Banque nationale de Belgique, avec son salaire mirobolant, peut dire “du point de vue économique, ça va : l’épargne des Belges a même augmenté”, c’est totalement indécent. De quel pourcentage de Belges parle-t-on ? Comment ose-t-il, alors que la grande majorité des personnes en chômage temporaire pour le moment gagne moins de 2.000 euros ? Brut !”

Cette réalité-là ne percole pas dans le monde politique ?

“Non. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Et il n’y avait pas que des partis bleus [de droite, ndlr] autour de la table. La pauvreté est quelque chose d’invisible, la violence contre les femmes aussi. Il y a également la question du regard. Quand quelqu’un tend la main dans la rue, je le regarde, je le vois. Francorchamps, ça, c’est visible, Pairi Daiza, c’est visible, et ces gens ont fait un tel lobbying. Combien de mails n’ai-je pas reçus de ces personnes, ou de propriétaires de sauna privé, par exemple… ! Chacun vit dans sa bulle.”

Mais ça voudrait dire qu’à force de persévérance, il y a quand même moyen de se faire entendre. Politiquement, quels conseils pourriez-vous donner aux femmes pour rendre visibles leurs situations ?

“Je pense qu’il faut fournir de la matière aux personnes qui portent la parole publiquement sur les questions de vulnérabilité, de précarité, de violences : des données, des chiffres. Oui, il y a moyen de se faire entendre.”

J’arrivais à des réunions en n’étant pas préparée, je travaillais la nuit quand les enfants dormaient… Ce n’était pas possible de continuer comme ça.

Vous l’évoquez dans la vidéo : comment, d’un point de vue familial, avez-vous vécu cette période ?

“Je suis une machine de guerre, un peu par caractère, un peu par obligation. À la maison, je faisais beaucoup. Et puis le confinement et mon implication au GEES sont arrivés. Les deux premières semaines, mon mari, en congé, s’occupe de tout, et trouve ça très bien. Quand il a repris le travail, ça a commencé à craquer. Au bout de quelques semaines, il s’est retrouvé dans un état d’énervement terrible, néfaste aussi pour les enfants. J’arrivais à des réunions en n’étant pas préparée, je travaillais la nuit quand les enfants dormaient… Ce n’était pas possible de continuer comme ça. Soit j’arrêtais mon rôle d’experte, ou je continuais mais dans d’autres conditions. Et à la base, on n’est pas à plaindre, et on dispose de relais. J’ai mesuré que j’étais centrale dans la dynamique familiale, qu’il était difficile pour eux de faire sans moi. Finalement, mon conjoint a pris un mi-temps, mais on ne l’avait pas du tout anticipé financièrement. De mon côté, je n’ai pas reçu un euro pour cette mission. Ma prise de conscience individuelle, mais en fait collective, c’est un peu similaire à “je savais que le pognon était maître, mais là, je l’ai vu” ; je savais qu’il y avait un plafond de verre pour les femmes, et là, je l’ai compris au fond de mes tripes. La seule façon de m’en sortir serait de me reposer sur d’autres femmes mais qui elles, pour le prix de mon ascension, font un travail proche de l’esclavage et envers lequel je suis tout à fait en désaccord. Alors comment faire ?”

Si je n’avais pas vécu cette expérience intime de la place des femmes, cette culpabilité, cette pression, je n’aurais pas eu cette prise de conscience.

Votre expérience montre que si les hommes ne vivent jamais cette expérience, il leur sera d’autant plus difficile d’en tenir compte : d’où l’importance que des femmes parlent de ces sujets ?

“Oui. Comment se fait-il que personne au gouvernement ne se soit demandé : “On va faire bosser des gens jour et nuit. Que vont-ils faire, avec leurs enfants, avec leur conjoint ?” Personne ne s’est posé la question. Je connais bien la femme d’un des experts ; elle s’est retrouvée à devoir gérer tout à la maison tout en combinant avec sa vie professionnelle et sans aide… Elle aussi a failli craquer.  Si je n’avais pas vécu cette expérience intime de la place des femmes, cette culpabilité, cette pression, je n’aurais pas eu cette prise de conscience, qui soulève plein de questions… Et veut dire aussi qu’une femme, dans un schéma classique, ne peut s’élever dans la hiérarchie que si elle a des moyens financiers.”

À lire
Calmann-Lévy 2020, 320 p., 18,50 eur.

 

Nous sentons l’urgence d’un monde différent, prenant en compte la parole des femmes et des personnes minorisées, d’une gouvernance pensée aussi au prisme des principes féministes. Revoir la définition du pouvoir, réexaminer l’acte politique, relancer les discussions… La démocratie féministe, essai de la sociologue française Marie-Cécile Naves, irrigué par de nombreuses sources, réactive nos capacités d’agir. axelle en brosse quelques lignes, à gros traits, dans son dossier du numéro de mai 2021.