Rythmes scolaires, semaine de travail : temps réformé, femmes zappées

Par N°247 / p. 24-27 • Juillet-août 2022

“C’est passé”, dit le ministre Pierre-Yves Dermagne à propos de la réforme du temps de travail votée le 15 février dernier. “C’est passé”, dit la ministre Caroline Désir quant à la réforme des rythmes scolaires votée peu après, le 24 février. De nombreuses féministes sont en faveur de transformations profondes du rythme de travail et du rythme scolaire, mais ces réformes soulèvent énormément de questions. À partir de témoignages, nous avons interpellé l’un des ministres concerné·es* et une spécialiste.

© Marion Duval, pour axelle magazine

Quel sera l’impact de la réforme des rythmes scolaires pour des familles partagées entre enseignement francophone et enseignement néerlandophone ou germanophone ? Et si un employeur ne veut pas bouger le rythme des vacances octroyées dans l’entreprise ? Comment vont faire les femmes séparées d’un ex violent pour réorganiser le planning de garde de leurs enfants ? Par ailleurs, pouvoir travailler 9h30 par jour et “gagner” une journée par semaine, c’est bien beau pour les parents en garde alternée (un argument avancé par le ministre), mais comment faire quand on est maman solo ? Pour connaître les réalités et les analyses des femmes et savoir si les responsables de ces réformes les ont intégrées, axelle est allée à la rencontre de témoins et de politiques.

Meilleurs rythmes scolaires : pas pour tout le monde

Depuis des années, des spécialistes réclament que les rythmes scolaires soient mieux adaptés aux enfants : de moins longues vacances d’été pour des vacances pendant l’année qui seront doublées. C’est chose faite du côté francophone. En mars dernier, le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles adopte la réforme portée par la ministre de l’Éducation Caroline Désir (PS).

Dès la rentrée de septembre prochain, les enfants qui étudient en Fédération Wallonie-Bruxelles auront une alternance de 7 semaines de cours et de 2 semaines de congé, tout en conservant 14 semaines de vacances “mieux réparties sur toute l’année”. Du changement donc, présenté comme allant dans l’intérêt des enfants et de leur apprentissage.

Problème : cette réforme n’a été prise que du côté francophone de notre royaume, les communautés germanophone et flamande ont dit non à une réflexion nationale. Résultat : les petit·es Flamand·es et germanophones auront toujours des vacances d’été de 8 semaines (contre 6 côté francophone), des congés d’automne (Toussaint) et des vacances d’hiver (Carnaval) d’une semaine.

Casse-tête pour les familles qui ont un enfant de chaque côté de la frontière linguistique ! C’est le cas d’Émilie Wacker. Elle vit à Bruxelles et s’inquiète de la prochaine rentrée.

Le carnage, ce sera lors des vacances de Pâques, puisqu’en Flandre, elles sont en avril, mais en FWB, ce sera en mai !

“J’ai deux filles, une qui a 14 ans et qui est en 3e secondaire du côté flamand et une de 7 ans qui est en 2e primaire dans une école de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mon aînée a fait toutes ses primaires en immersion en néerlandais dans une école de la FWB. C’est donc assez naturellement qu’elle a choisi l’enseignement néerlandophone une fois arrivée en secondaire, comme une majorité d’enfants de sa classe. Et là… je ne sais pas comment faire. Très concrètement, à la Toussaint, à Noël et au Carnaval, nous n’aurons qu’une semaine en commun… Bon, on peut encore s’organiser. Mais le carnage, ce sera lors des vacances de Pâques, puisqu’en Flandre, elles sont en avril, mais en FWB, ce sera en mai ! Donc moi, maman salariée à temps plein, j’ai 20 jours par an de congés légaux. Ça veut dire que je les tue tous ou presque sur ces vacances… Et je n’aurai pas passé du temps avec mes deux enfants en même temps.”

Et pourtant, Émilie l’explique, elle n’est pas contre la réforme des rythmes scolaires. “Sur le principe général, je trouve ça formidable et je partage le constat qui a été fait de la nécessité de changer parce que les rythmes étaient imparfaits. En plus de l’aspect pédagogique, j’y voyais aussi un aspect pratique : nous sommes français, et c’est plus chouette d’avoir deux semaines au Carnaval pour aller voir la famille. Par contre, ce qui ne va pas, c’est qu’il va exister des rythmes différents pour les enfants. Je ne parle même pas d’enfants qui ne parlent pas la même langue ou n’habitent pas dans la même ville, mais d’enfants qui habitent la même maison, issus d’une même fratrie !”

Émilie continue : “Ce système est mis en place en étant aveugle à la réalité de terrain de milliers de gens. Je trouve cela aberrant ! Ce qui m’a le plus choquée, c’est ce manque de communication et d’explications. Notamment sur les transports en commun : quand est-ce que la STIB [transports en commun bruxellois, ndlr] sera en horaires de vacances ? Lors des vacances de la Fédération ? Ce ne serait pas équitable pour l’enseignement flamand présent dans la capitale !”

Travailler plus, pour gagner travailler plus…

Penseuses et associations féministes militent pour réduire le temps de travail salarié. Les raisons sont multiples, mais l’une des principales est que les femmes sont encore trop souvent en charge de la maison et de l’éducation des enfants (si enfants il y a). Conséquence : les femmes prestent (au moins) deux journées en une, celle du travail rémunéré et celle du travail de soin et d’éducation invisible et gratuit consacré aux autres, des tâches familiales et domestiques.

Soizic Dubot est responsable des aspects socio-économiques au sein de Vie Féminine. En 2012, le mouvement publiait une étude, Le temps choisi et le temps subi, qui explique cette disparité et cette répartition inéquitable des tâches. Dix ans plus tard, où en sommes-nous ? “Rien n’a changé, ou pas grand-chose, nous explique Soizic Dubot. La répartition du temps entre femmes et hommes – temps de travail, de loisirs, de repos ou de soin aux autres – est toujours très inégalitaire. La crise du Covid-19 que l’on vient de traverser a mis en exergue ce phénomène, mais l’a aussi démultiplié. Les femmes ont géré les enfants pendant la fermeture des écoles, ce sont elles qui ont pris un congé corona ou parental, dans les couples hétérosexuels, ce sont encore les mères qui portent cette tâche. Les contraintes qui pèsent sur le temps sont un fardeau supplémentaire. Et même sur le temps qui reste, comment celui-ci va être utilisé ? Vraiment pour soi-même, ou pour faire des tâches supplémentaires ? La conséquence directe de cet état de fait, c’est que les femmes ont moins de temps libre que les hommes.”

Moins de temps libre pour les femmes, c’est aussi le constat de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes qui a mené plusieurs enquêtes sur le sujet. La dernière date de 2016 et on y lit en préambule : “Il est évident qu’il reste important d’investir davantage dans des systèmes flexibles permettant une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie privée, et ce tant pour les femmes que pour les hommes. […] Ce n’est qu’en alignant les emplois du temps des femmes et des hommes qu’il sera question d’une société (plus) égalitaire sur le plan du genre.”

“Flexibilité”, “souplesse”…

Ainsi, la réforme du travail pourrait donc être une bonne nouvelle, puisqu’elle est présentée comme une manière de “flexibiliser” le travail. Désormais, on pourra travailler 4 jours semaine et non plus 5. Attention, cela ne veut pas dire que l’on fera moins d’heures, non. On travaillera davantage pendant 4 jours : 9h30 au lieu de 7h36. Autre solution, travailler davantage une semaine et moins la semaine d’après. Les deux possibilités, sans perte de salaire.

“Cette réforme, explique à axelle le ministre fédéral de l’Emploi, Pierre-Yves Dermagne (PS), a été adoptée pour aider les travailleurs en garde alternée à concilier leur vie de famille avec leur vie professionnelle. Elle est ouverte à tous les travailleurs. Il n’y a pas de condition dans le chef du travailleur pour être autorisé à demander ce régime hebdomadaire alterné. Il est donc tout à fait possible de demander ce régime pour des travailleurs qui élèvent seuls leur enfant ; ou pour des travailleurs qui n’ont pas d’enfant mais souhaitent par exemple se former, travailler, faire des activités récréatives sur le côté.”

“On le sait, poursuit le ministre, dans les familles monoparentales, il n’est souvent pas possible de réduire son temps de travail pour des raisons financières. Cette mesure en soi permet donc de flexibiliser leur temps de travail selon les besoins du travailleur sans pour autant toucher à son salaire.”

Pierre-Yves Dermagne explique aussi que de nouvelles mesures de “formules souples de travail” seront intégrées. “On vise tout aménagement des modalités de travail” : comme “une adaptation du régime du travail (on change la durée hebdomadaire du travail, par exemple de 38h à 30h/semaine), de l’horaire de travail (par exemple, un travailleur à mi-temps demande d’organiser son travail 2 jours et demi par semaine au lieu de chaque matin) ou de télétravail.”

… ou plutôt “défi”

Quant aux personnes, notamment des femmes, qui ne peuvent pas avoir cette flexibilité, non pas pour des raisons financières (ou pas que) mais simplement pour des questions d’organisation familiale, reposant largement sur leurs épaules, le ministre reconnaît qu’il s’agit d’un “défi”. “Le défi étant de trouver des solutions offrant aux travailleurs (et principalement aux travailleuses) suffisamment de souplesse dans l’organisation de leur temps de travail et de leur temps privé qui ne porte pas préjudice à leurs conditions de travail et de rémunération. L’objectif est également d’éviter que la travailleuse doive quitter le marché du travail avec les répercussions que cela peut avoir sur l’ensemble de sa carrière et de sa pension.”

L’employeur est obligé de répondre à cette demande mais il peut la refuser.

Enfin, sur la question de l’acceptation de cette flexibilité ou mesure de souplesse par les entreprises, Pierre-Yves Dermagne ajoute : “Il s’agit d’un droit de demander cette adaptation. L’employeur est obligé de répondre à cette demande mais il peut la refuser. S’il refuse, il doit expliquer par écrit au travailleur les raisons pour lesquelles il ne peut accéder à la demande.” Ainsi, quelles seront les entreprises qui feront preuve de compréhension et de conscientisation pour leurs employé·es ? Ne risque-t-on pas d’avoir des conditions de travail encore plus éloignées les unes des autres en fonction de là où l’on travaille ? Ces questions restent en suspens pour le moment.

Soizic Dubot va encore plus loin dans l’analyse, pointant le fait que cette réforme ne concerne que les emplois temps plein : “Les emplois à temps partiel, principalement réalisés par des femmes et notamment des femmes seules avec enfants, ne sont tout simplement pas pris en compte dans cette réforme. C’est donc une immense majorité des femmes qui ne sont juste pas concernées.” Une information confirmée par le ministre : “Cette réforme ne concerne que les travailleurs à temps plein. En ce qui concerne les temps partiels, on a demandé aux partenaires sociaux de nous fournir des propositions.”

C’est donc une immense majorité des femmes qui ne sont juste pas concernées.

Si l’on croise ces deux réformes, on se rend vite compte que les femmes en situation de monoparentalité et/ou de travail à temps partiel sont les grandes oubliées. Exemple concret : une mère monoparentale, travaillant à temps partiel, ne pourra pas profiter de la nouvelle flexibilisation du travail pour passer du temps avec ses enfants lors des vacances allongées de Toussaint ou de Carnaval…

“Femmes au foyer”, invisibilisées ?

Mais il n’y a pas que les femmes travaillant à temps partiel qui semblent être mises de côté dans cette réforme. Celles qui restent à la maison aussi. Les femmes et les mères qui ne travaillent pas ou plus sont aussi les oubliées des réformes du travail. Certaines voudraient retravailler, mais les conditions (travail, flexibilité, finances…) ne le permettent pas toujours et les autorités peinent à les prendre en considération.

C’est en tout cas le ressenti de Virginie Manteca. Cette ex-assistante sociale, survivante de violences conjugales, vit aujourd’hui dans une situation très précaire. Pour elle, les notions de “temps choisi” et de “temps subi” sont inexistantes. “Le temps, pour moi, n’existait pas ou peu. Ça a été la galère pendant des années. Galère financière parce que le père des enfants ne payait pas la pension alimentaire. Galère de santé mentale parce que j’ai été victime de violences. On est tellement mal qu’on s’ajoute des galères en plus… Et je ne m’en sortais plus. Concrètement, j’ai plus de temps qu’une femme qui travaille 8h par jour, poursuit Virginie. Mais comme je suis en situation de précarité, tout est plus difficile.

Je me sens marginalisée parce que personne ne pense aux femmes comme moi : sans emploi, survivante, en monoparentalité.

Un exemple simple : le compteur à budget [qui permet de payer électricité et gaz à l’avance via une carte à puce rechargeable, ndlr]. Je dois me déplacer pour recharger ma carte. Si l’appareil à Huy est en panne, je dois aller à Liège [à 40 km de chez elle, ndlr] et je n’ai pas de voiture, je dois prendre les transports en commun, ça prend du temps. Faire les courses, ça me prend une demi-journée parfois. Je sais que les gens qui ont un travail et un salaire ne comprennent pas toujours cette réalité, mais c’est ce que vivent les personnes en situation de précarité. Mes journées sont pleines, même si je ne travaille pas. J’aimerais bien travailler, mais je ne pourrais plus travailler à temps plein.”

Des conditions difficiles et une sensation d’abandon qui pèsent sur Virginie. “Je me sens marginalisée parce que personne ne pense aux femmes comme moi : sans emploi, survivante, en monoparentalité. Mais c’est aussi une volonté de ma part. Je préfère rester précaire plutôt que de travailler dans les conditions qu’on impose aux travailleurs pour le moment. Il faudrait que l’on cesse cette marche forcée vers le capitalisme. Aujourd’hui, je vais mieux. C’est grâce à un suivi psy que j’y arrive maintenant. Je marque dans mon agenda des temps pour moi, où je ne fais rien d’autre, sinon je ne décroche jamais. Mais ça m’a pris des années pour y arriver.”

Un parcours dont Virginie est fière car, tout comme Émilie, elle sait qu’elle trouvera des solutions, comme toujours. Si elle avait plus de temps, elle nous confie vouloir écrire, militer davantage et découvrir le monde. Et vous, vous feriez quoi avec du temps en plus ?

* Nous avions également sollicité une interview auprès de la ministre Caroline Désir, qui a répondu favorablement mais trop tard pour le délai de publication de cet article.