Six penseuses du porte-monnaie

Par N°245 / p. 28-29 • Mars-avril 2022

Face au mur de l’argent patriarcal, colonial et destructeur d’écosystèmes, des penseuses du porte-monnaie, de Rosa Luxemburg à Nina Banks, creusent les fissures… Pour voir la lumière.

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Rosa Luxemburg (1871-1919)
Celle qui ne fait pas l’économie de la révolution

Rosa_Luxemburg © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Elle naît dans une famille juive de Varsovie et restera marquée par la violence de l’antisémitisme, particulièrement le pogrom de décembre 1881. En 1887, cette très bonne élève tout juste sortie du lycée intègre un groupe socialiste clandestin. Le climat politique se tend : elle part étudier en Suisse, avec des exilé·es politiques de toute l’Europe. Elle fonde un parti appelant à l’unité de la classe ouvrière de toutes les nations de l’empire russe et à l’avènement de la démocratie. Son parti est interdit en Pologne en 1896 ; l’année suivante, elle défend avec succès, à Zurich, sa thèse d’économie sur le développement industriel. Elle s’installe en Allemagne, sa renommée croît : journaliste, membre de l’Internationale ouvrière, conférencière, elle s’oppose au nationalisme grandissant. Pour elle, la priorité est la révolution socialiste internationale qui seule mettra fin à l’exploitation de la classe ouvrière et aux inégalités sexistes et racistes. Le conflit ne profitera qu’au capital. En 1913, elle publie L’Accumulation du capital, qui déterre les racines économiques de l’impérialisme, du militarisme et du colonialisme. Emprisonnée pendant la guerre, elle est assassinée le 15 janvier 1919 au cours de la sanglante répression contre la Ligue révolutionnaire spartakiste qu’elle a cofondée en 1918.

Aminata Traoré (née en 1947)
Celle qui renouvelle nos imaginaires

Aminata Traoré © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Elle grandit au sein d’une famille nombreuse dans la capitale malienne, Bamako. À l’école, l’apprentissage se fait en français, mais sa langue maternelle est le bamanan : cette expérience discriminante lui fera comprendre que les inégalités se jouent aussi dans les représentations que charrie le langage. Elle étudie en France, obtient un doctorat en psychologie sociale et travaille pour des organisations internationales où elle affûte son regard critique sur les politiques de développement économique et de coopération avec l’Afrique. Pour elle, les bonnes intentions affichées, y compris en faveur de l’autonomisation des femmes, servent en réalité l’agenda capitaliste. Au final, elle estime que ces politiques ne serviront pas les populations africaines et, à l’inverse, font peser sur les pays des dettes bien trop lourdes. Elle développe la vision d’une “décolonisation inachevée” et inspire le mouvement altermondialiste. Après une expérience ministérielle de trois ans, elle explique avoir souhaité retrouver sa liberté de parole. Dénonçant ces dernières années l’ingérence et les interventions militaires occidentales au Sahel, elle confie à Ballast en juin 2020 : “Ce qu’on appelle “crises migratoires”, “crises sécuritaires” et “réchauffement climatique” ont une même cause : le système capitaliste mondialisé.”

Ester Boserup (1910-1999)
Celle qui pense avec les femmes

Ester Boserup © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Fille unique, son père meurt alors qu’elle n’a que deux ans. Sa mère traverse de grandes difficultés financières mais parvient à soutenir l’éducation d’Ester, qui finit par intégrer à 19 ans l’université de Copenhague. Elle y étudie brillamment l’économie et le développement agricole et, sa thèse en poche, travaille pour le gouvernement danois jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle s’engage ensuite auprès des Nations Unies et coordonne des projets agronomiques, notamment en Inde. Nourrie par ces expériences, elle développe la pensée qui a fait d’elle une économiste incontournable du 20e siècle. Elle s’oppose aux théories dites “malthusiennes” selon lesquelles la population s’accroît en fonction de la nourriture qu’elle se procure : si l’approvisionnement vient à manquer, le “trop-plein” de population meurt. Boserup renverse la perspective et démontre au contraire que les humain·es réagissent aux crises et inventent de nouvelles techniques pour s’adapter, raison pour laquelle elle estime que les solutions les meilleures sont créées par les populations concernées elles-mêmes, et non pas importées ou imposées. Elle est aussi pionnière dans la réflexion autour du rôle joué par les femmes dans l’agriculture des pays dits en développement et c’est sous son influence que les Nations Unies ont déclaré 1975 “année internationale de la femme”.

Nina Banks (née en 1964)
Celle qui fait les comptes des oubliées

Nina Banks © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Dans les années 1980, dans une école secondaire du Maryland, aux États-Unis, Nina Banks assiste à un cours de sciences économiques lorsque le professeur explique que les écarts salariaux entre les sexes et entre les “races” sont liés à une différence de productivité, sous-entendant que les hommes blancs… sont plus “productifs”. Unique élève noire de la classe, Nina Banks, pétrifiée, se jure de se donner les moyens de répondre à une telle violence, raconte-t-elle au New York Times (5 février 2021). Aujourd’hui, elle est docteure en économie, elle enseigne et préside une association qui facilite les trajets professionnels des minorités dans ce secteur traditionnellement excluant. Elle a consacré ses premiers travaux à exhumer l’œuvre oubliée de femmes économistes comme Sadie Alexander, première Afro-Américaine à obtenir un doctorat en 1921. Dans la lignée d’économistes féministes chiffrant l’apport du travail domestique gratuit des femmes à l’économie, elle s’est ensuite intéressée au travail communautaire accompli par les femmes noires activistes de terrain. Elles fournissent aux communautés des services essentiels et totalement négligés par les autorités publiques. Un travail militant, invisible, méprisé… et non comptabilisé. Jusqu’à ce que Nina Banks s’en empare.

Esther Duflo (née en 1972)
Celle qui résout les problèmes

Esther Duflo © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Après Elinor Oström en 2009, la Française Esther Duflo est la seconde femme à rafler le prix Nobel d’économie, en 2019, avec ses collaborateurs Abhijit Banerjee (son époux) et Michael Kremer. Elle en est aussi la plus jeune lauréate de l’histoire. Une reconnaissance attendue pour une chercheuse hors normes, spécialiste de la pauvreté et de l’évaluation de l’économie du développement. Engagée depuis sa jeunesse dans la solidarité internationale, elle pose, dans ses travaux, des questions précises et y répond de façon pragmatique, appliquant à l’économie des méthodes variées, notamment inspirées par la médecine. “Si nous voulons avancer, écrit-elle avec son mari dans Repenser la pauvreté (2012), il faut cesser de réduire les pauvres à des caricatures et prendre le temps de comprendre réellement leur vie, dans toute sa richesse et sa complexité.” Elle démontre que l’aide au développement peut créer des “trappes de pauvreté” quand elle ne prend pas en compte cette complexité et l’ensemble des apports des personnes au bien-être d’une société. Récemment, révoltée par les inégalités dans l’accès aux vaccins contre le Covid-19, elle se demande – sans pour une fois pouvoir y répondre – pourquoi les pays riches sont si désespérément lâches.

Hélène Périvier (née en 1972)
Celle qui défend l’économie féministe

Hélène Périvier © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Pour cette professeure d’économie française, “l’économie a été construite par des hommes, pour être au service d’une société dirigée par des hommes” (L’économie féministe, 2020). Difficile d’être plus limpide. Dans l’Hexagone, le salaire horaire moyen brut des femmes est toujours inférieur de 25 % à celui des hommes : cette inégalité a une histoire, insiste Hélène Périvier, et il faut la connaître pour la dépasser. Dans des travaux précédents, elle a montré que les politiques dites de “conciliation” vie privée/vie professionnelle reposaient en fait lourdement sur les épaules des femmes. Elle raconte sur les ondes de France Inter (20 décembre 2020) être devenue féministe après avoir compris que sa discipline, encore majoritairement masculine (3/4 des économistes dans le monde sont des hommes), était nourrie de représentations patriarcales. Elle salue à ce sujet le travail précurseur de l’économiste belge Danièle Meulders, professeure à l’ULB. D’une science sociale normative au service des hommes, Hélène Périvier veut faire une science en lutte pour l’égalité des sexes et la justice sociale. Un enjeu selon elle encore plus urgent depuis que la crise du Covid-19 a mis en lumière des activités “essentielles”, dévalorisées et réalisées principalement par des femmes.