Sunaura Taylor, celle qui aime les bêtes

Par N°234 / p. 36-37 • Décembre 2020

axelle s’est laissé entraîner dans la pensée radicalement intersectionnelle de l’autrice américaine Sunaura Taylor, vulgarisée dans son premier livre Braves bêtes. Animaux et handicapés, même combat? Lecture personnelle et passionnée.

Sunaura Taylor D.R.

Je l’avoue, une de mes habitudes, quand je lis un livre, est de corner le coin inférieur des pages que je trouve importantes. J’ai dû m’arrêter cette fois-ci quand je me suis rendu compte que j’étais en train de croquer toutes les pages du livre de Sunaura Taylor, Braves bêtes. Animaux et handicapés, même combat ? Le livre rejoint une de mes principales préoccupations, avec le féminisme : les droits des animaux à vivre leur vie, complètement et sereinement.

Je suis devenue végétarienne avant de comprendre que j’étais féministe, je suis aujourd’hui végane et je dois encore bien souvent m’en excuser quand je mange en public. Pourtant, c’est la critique du “spécisme”, ce système de domination qui s’applique sur les animaux, qui m’a permis de comprendre le patriarcat, le système de domination qui opprime les femmes. Cela ne signifie pas comparer les femmes à des animaux. Et même si cela était le cas : serait-ce si grave ?

Sunaura Taylor le rappelle : aucun être n’est complètement autonome et ne peut survivre seul.

Cette question, Sunaura Taylor y a été confrontée très tôt. L’autrice est atteinte d’arthrogrypose, une maladie congénitale qui affecte ses articulations et qu’elle a contractée parce que sa mère, lorsqu’elle était enceinte et comme d’autres femmes du quartier, a bu de l’eau du robinet contaminée par des déchets toxiques enfouis dans le sol par l’armée américaine. Alors qu’elle est enfant, on lui dit qu’elle “mange comme un chien” et qu’elle “marche comme un singe”. Des comparaisons supposément négatives qui lui semblent étranges, elle qui aime les animaux et qui est devenue végétarienne autour de six ans.

Dresser des ponts

Dans son ouvrage très bien documenté, Sunaura Taylor livre une analyse fine, qu’elle parsème de ses propres expériences en tant que femme handicapée et qui permet de dresser des ponts entre le spécisme et le “validisme”, le système de domination d’une société pensée pour les personnes valides uniquement et qui nie les droits des personnes en situation de handicap.

• À lire : “Les mécanismes d’oppression du sexisme et du validisme se rejoignent”

L’autrice n’oublie pas non plus de les lier aux trois grands autres systèmes de domination que sont le genre, la “race” (ou l’appartenance supposée, au sens sociologique du terme) et la classe, par exemple quand elle s’insurge contre les militant·es écologistes qui critiquent les fast-foods, alors que les quartiers noirs ont quatre fois moins de magasins de nourriture à disposition que les quartiers blancs aux États-Unis, et que ce sont des restaurants moins chers, donc utiles pour les personnes en situation de handicap qui ne peuvent pas toutes cuisiner et qui sont plus pauvres que le reste de la population. Les écologistes, ainsi que celles et ceux qui mangent de la viande tuée avec “humanité” (ce qui est un non-sens pour Sunaura Taylor) en prennent pour leur grade et c’est toute la force du livre : son profond sens de la nuance, mais sans angélisme.

L’humain·e valide, tout en haut de la chaîne alimentaire

Dans la vision spéciste dominante, les humain·es ont le droit de disposer des animaux, de les transformer en marchandise, même de les tuer. Les humain·es se considèrent plus important·es que les autres espèces, qui ne sont, elles, pas assez intelligentes ou qui sont trop dépendantes. Les animaux d’élevage sont par exemple considérés comme incapables de vivre sans les humain·es. Mais à l’aide de nombreux exemples, Sunaura Taylor met en valeur l’intelligence des animaux, et le livre se mue en plaidoyer puissant.

La vision qui désigne négativement les animaux sert également aux personnes valides pour décrire les personnes en situation de handicap qui, en réaction, déconstruisent depuis des années ces concepts normatifs et excluants. La notion de “dépendance”, en particulier, est critiquée dans les milieux militants du handicap, qui lui préfèrent celle “d’interdépendance”.

On a tendance à l’oublier dans une société comme la nôtre, qui valorise la loi du plus fort et la compétition, mais Sunaura Taylor le rappelle : aucun être n’est complètement autonome et ne peut survivre seul. Nous avons besoin les un·es des autres. Des recherches montrent que les animaux et les végétaux ont collaboré pour évoluer ensemble, en interdépendance, plutôt que de se marcher dessus. Sunaura Taylor explique avec humour que si elle était lâchée en pleine forêt, elle ne survivrait pas bien longtemps, mais de nombreuses personnes valides non plus, sauf peut-être si une coopération émergeait.

Outre l’idée que les personnes handicapées ne survivraient pas “dans la nature” (ce qui ne veut pas dire grand-chose), l’argument de la “nature” stipule également qu’il est “naturel” de consommer des produits animaliers. La description de la fabrication du beurre retranscrite dans le livre donne non seulement mal au ventre mais démontre aussi que cela ne doit rien à la nature, en réalité. Ce qui est naturel ou non est socialement construit et évolue en fonction des époques.

Terribles constats, mais aussi vision positive

Braves bêtes. Animaux et handicapés, même combat ?, Sunaura Taylor, Éditions du Portrait 2019.

Le livre révèle que les animaux sont handicapés quand ils arrivent dans les abattoirs, notamment parce que les os de leurs pattes se brisent sous leur poids. Mais l’exploitation animale favorise le handicap des humain·es : on pense aux employés des abattoirs, qui sont anormalement plus à risques de subir de nombreuses blessures physiques très graves, sans même parler des blessures psychologiques causées par leur activité.

Au-delà de ces constats choquants, Braves bêtes entend développer une vision positive du handicap, loin du misérabilisme qui lui est souvent associé. Pour cela, il faut écouter les personnes en situation de handicap. Mais aussi, d’après Sunaura Taylor, écouter “les sans-voix”, les animaux, qui pourtant ont tant de choses à exprimer.