La pandémie à l’hôpital : collecte de traces, récolte vivace

L’ouvrage Traces donne à voir et à lire les expériences, transfigurées par des collaborations artistiques, de membres du personnel hospitalier bruxellois ayant traversé la première vague du Covid-19. En exclusivité, axelle en révèle des extraits.

Gisèle © Gaël Turine

C’est l’écrivaine Caroline Lamarche qui, lors de nos rencontres au fil de son portrait dans “Le Front du vivant”, nous a lancées sur les traces de ce projet. Traces, c’est son nom, est un recueillement qui prend la forme d’un recueil, un chœur de témoignages, textes et photos. 200 membres du personnel des hôpitaux bruxellois du groupe Iris Sud y ont déposé leurs souvenirs, leurs bouleversements, y ont raconté ou donné à voir, avec délicatesse et sincérité, les morceaux d’elles-mêmes et d’eux-mêmes qui se sont détachés pendant la première vague du Covid-19. Comment raconter ce qu’on a enduré lorsqu’on est à court de mots ? Comment s’en parler lorsque, en première ligne, on a ressenti peur et afflux d’émotions ? Comment le dire au monde, partager l’essence d’une expérience intime et collective ? Peut-on redonner du sens à cette traversée, à cette odyssée ? Et comment être un “nous” qui contient le personnel hospitalier harassé, éloigné de ses peines par l’urgence de se tenir au front, qui contient aussi les malades et leur solitude ? Englobe les familles qui n’ont pas pu embrasser leurs défunt·es une dernière fois ? Résonne dans une société sidérée, aujourd’hui épuisée par la deuxième vague, collectivement coupée de ses émotions ?

• À écouter : Caroline Lamarche, tisseuse de mots

“Il y avait un cri”

Proposition collective de réparation, chemin vers la mise en récit d’une histoire à vif, Traces est une mémoire en cours, d’une extraordinaire qualité narrative et esthétique, parce que le projet est juste. À la manœuvre, au départ – et avec le soutien de leur direction dans cette période trouble où tous·tes naviguaient à vue –, la psychologue Déborah Cordier, la conseillère en prévention des aspects psychosociaux Chiara Moncada et la responsable communication Delphine Jarosinski, qui travaillent toutes trois pour les Hôpitaux Iris Sud – et qui ne se connaissaient pas avant Traces. “À partir d’une parole de soignante, se rappelle Déborah Cordier en se replongeant dans ses souvenirs du printemps, je me suis dit qu’il y avait un cri. On parlait des espaces de recueillement, et le projet du livre, recueil symbolique, est venu.” L’idée naît ainsi, sur le terrain de l’écoute, d’un recueil de mise en images des émotions de ces infirmier·ères, aides-soignant·es, médecins, agent·es d’entretien…, qui pensent n’avoir rien à dire et dont les psychologues mesurent les souffrances. Ce sera l’artiste photographe Gaël Turine, pour l’équipe une évidence, qui proposera un dispositif intime et sensible, au résultat pictural à couper le souffle. Devant les images, bouleversantes, la poitrine se serre, on pense à Sofonisba Anguissola, à Artemisia Gentileschi, peintres baroques, à Vermeer, à Rembrandt, avec comme modèles nos soignant·es. De l’ombre à la lumière.

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Très vite au début du projet a aussi germé l’idée d’associer Caroline Lamarche, tisseuse de mots, dont le rôle sera d’agencer les témoignages sans les transformer, le travail d’une orfèvre à “l’écoute d’écrivain”, décrit Déborah Cordier. Boîte aux lettres, Caroline Lamarche a reçu des phrases, des récits, écrits ou confiés à un enregistreur, signés ou anonymes, afin que tous·tes puissent se sentir libres de participer, y compris celles et ceux qu’on écoute moins souvent, “minuscules et indispensables”, précise Déborah Cordier. “Les témoignages se répondent, s’émerveille Delphine Jarosinski, on en voit la dimension systémique”. Chorale. Traces est aussi une reconnaissance de ce qu’ont traversé les soignant·es et les membres du personnel. Reconnaître au sens de faire connaître, mais aussi remercier. “Aujourd’hui, déplore Chiara Moncada fin novembre, je sens moins de solidarité de la part de l’extérieur que lors de la première vague, moins d’élan autour de l’hôpital et même parfois de l’agressivité.” “On n’a pas soigné les blessures de la première vague, on n’en a pas tiré les leçons, et on se prend la deuxième vague, avec plus de demandes du fédéral de dédier des lits au Covid, ce qui crée des tensions”, souligne Delphine Jarosinski.

Le recueil tendra aux membres du personnel, et au monde, un miroir du courage déployé dans l’enceinte de l’hôpital. Du désarroi et de la force. L’empreinte de cette générosité. La trace, c’est un souvenir ; c’est aussi un chemin qu’on se fraye, un pas vers notre humanité.

Traces, avec une préface de Pascal Chabot, sera distribué aux membres du personnel des Hôpitaux Iris Sud début 2021. Infos : www.his-izz.be

C., infirmière en chirurgie

“En novembre 2019, ma grand-mère s’est éteinte chez nous à cent ans, à la maison, au chaud, dans son lit, comme elle l’avait toujours demandé. Elle avait été infirmière pendant la guerre. Elle m’avait fait promettre que ma sœur et moi allions avoir chacune notre rôle. Ma sœur devait choisir sa tenue de funérailles. Et moi… collaborer avec le médecin. Et l’aider. Imaginez une infirmière de vingt-sept ans, face à sa famille tout autour du lit et à une grand-mère qui vous a élevée et qui s’en va. Vous me direz, cent ans, c’est beau. Quand on parvient au siècle, l’éternel vous paraît possible. Mais ce n’est pas le cas. Alors, avec le médecin à côté de moi, j’ai euthanasié ma grand-mère, de mes mains.

Cornelia © Gaël Turine

Sa dernière toilette, même succincte, pour la rafraîchir a été faite par une infirmière en soins palliatifs dans la douceur et le respect le plus beau que j’ai pu rencontrer, moi qui en chirurgie n’ai parfois pas le temps de tendre un mouchoir à l’un de mes patients parce qu’il y a urgence ailleurs. Alors, après son décès, mes collègues, unies et désolées pour moi, m’évitaient au maximum les personnes âgées, me donnaient des patients plus jeunes, parce qu’elles savaient qu’à chaque papy ou mamy que j’allais toucher, j’allais souffrir, pleurer et, humainement, ne pas pouvoir assumer les soins.

Et puis le COVID est arrivé. Il fallait du renfort la nuit. Je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfants, alors j’ai fait les nuits. La nuit le contact est autre. L’agitation n’est pas la même. L’instant est figé. Le patient se confie beaucoup plus. Le rôle de l’infirmière de nuit c’est de recoller ce qui n’a pas été pendant la journée.

J’avais choisi la chirurgie pour une raison : si on opère, c’est qu’il y a l’espoir de vie. Et je me suis retrouvée à prodiguer des soins de fin de vie. Impossible de ne plus rencontrer ces personnes âgées, qui n’ont pas le droit aux visites. Nos visages, nos voix, leur sont tout à fait inconnus. Et nous serons les derniers. J’ai tenu la main de chacun de mes patients, pleuré, beaucoup. Je savais que je n’étais pas la dernière main qu’ils voulaient serrer, la dernière voix qu’ils voulaient entendre. Ils voulaient leur famille. Et par la force des choses, nous avons dû devenir la leur, juste pour le dernier voyage.

On devait rester le minimum de temps dans une chambre, avec un double masque, une visière. Même si on n’arrêtait pas – toutes les demi-heures, parfois tous les quarts d’heure on ouvrait la porte pour voir – ça ne sonnait pas beaucoup : ils n’avaient pas la force de sonner. Je ne suis pas quelqu’un de spécialement tactile, mais l’accumulation d’obstacles a fait que mon regard sur les patients a changé, ma manière de les toucher, de les regarder. Ils n’avaient personne. On était leur dernier visage, leur dernier regard, leur dernier toucher.

Parfois, mes patients n’avaient pas de statut, par statut j’entends la législation du statut, de “A” qui signifie que “aucune restriction thérapeutique”, à NTBR qui veut dire “Ne Pas Réanimer”. En passant par les statuts B et C, entre autres, plus complexes. Les statuts se posaient presque automatiquement, au fil du temps, en fonction de l’âge.

Pour la toilette mortuaire, on passait vite deux lingettes désinfectantes, recto verso, qu’on jetait ensuite dans un sac fermé, pour avoir le moins de contact possible, pour diminuer les risques. Cela déshumanisait la mort de manière violente. Hier soir cette dame, qui était là depuis cinq jours, riait encore avec moi…

J’aurais détesté qu’on passe une lingette désinfectante recto verso sur le corps de ma grand-mère défunte pour vite la mettre dans un sac et vite passer à un autre en lui souriant à son arrivée. C’est ce que j’ai eu comme ordre.

J’ai abrégé des râles de fin de vie que vous n’entendrez jamais, et je suis désolée si la main que j’ai tenté de serrer ne pouvait remplacer l’amour de la vôtre.”