“Tradwives” : des influenceuses cathos tissent leur toile

Elles maîtrisent les techniques de la nouvelle économie des influenceurs/euses, boostées par le regain d’activité en ligne au cours des confinements. Des influenceuses catholiques francophones, s’inspirant du mouvement des “tradwives” (né aux États-Unis sous le mandat de Trump), gagnent en visibilité sur YouTube et banalisent des discours portés par l’extrême droite. Dans l’ombre des robes que vendent ces businesswomen militantes : un fascisme décomplexé.

© Lara Pérez Dueñas, pour axelle magazine

Si vous ne vous rappelez plus à quoi ressemble une femme, regardez le logo sur la porte des toilettes, ou demandez à un enfant de 5 ans de vous dessiner une femme. Que voyez-vous ? Réponse : une robe, des cheveux longs, et parfois des talons”, assène Hanna Gas, tête de gondole du mouvement des “tradwives” francophone dans une des newsletters qu’elle destine à celles qu’elle nomme les “apprenties ladies”.

L’antiféminisme, la défense de la binarité de genre et la promotion de la famille patriarcale constituent les leviers idéologiques fondamentaux dont usent ces influenceuses catholiques.

L’antiféminisme, la défense de la binarité de genre et la promotion de la famille patriarcale constituent les leviers idéologiques fondamentaux dont usent ces influenceuses catholiques. Né aux États-Unis, contraction de “traditional” (traditionnelles) et “wives” (épouses), ce mouvement est l’un des nombreux visages de l’extrême droite. Mettant en scène une complémentarité supposée naturelle entre hommes et femmes ainsi que la plénitude qu’apporterait une vie de femme centrée sur son espace domestique, des femmes au foyer 2.0 vendent des produits ou services tout en militant pour le respect de “traditions” prétendument millénaires mais qui sont, en réalité, celles de la bourgeoisie blanche depuis quelques siècles. À l’échelle du monde de l’influence, leurs “communautés” de quelques dizaines de milliers d’”abonné·es” sont relativement marginales, mais l’intensification des activités en ligne durant les confinements leur a donné le coup de pouce nécessaire pour s’installer dans le paysage de YouTube.

“Les bonnes manières” de sauver l’hétérosexualité

“La bienséance fait la différence”, gazouille Hanna Gas à la fin de chacune des vidéos de sa chaîne “Apprendre les bonnes manières”. Ces quelques mots récurrents soudent sa communauté et incarnent l’identité de cette youtubeuse aux presque 40.000 abonné·es. Si les remerciements au “Seigneur” ponctuent ses vidéos, le discours d’Hanna ne s’adresse pas, d’abord, aux catholiques. La mère de famille veut produire des outils en direction de toutes les femmes.

Cheveux impeccablement tirés, sourire béat, ses yeux pétillent et sa voix tremble quand elle essuie ses larmes (de bonheur) : face caméra, l’influenceuse s’est mise à nu (enfin, symboliquement) pour expliquer à ses abonné·es comme elle a sauvé son mariage quelques années plus tôt. Hanna en profite pour nous livrer sa méthode secrète : elle a rompu avec le “Girl Power prôné par les Spice Girls” pour “laisser éclore sa féminité” et “donc, se soumettre à [son] mari”. À l’époque, il fuyait le foyer conjugal et méprisait sa compagnie. Un jour, tout a changé : Hanna a cessé de porter du noir, jeté ses pantalons, s’est mise à le remercier même pour ce qu’il n’avait pas fait et, surtout, a cessé de lui “donner son avis sur tout”. L’influenceuse convoque souvent cette histoire : elle la scénarise comme celle d’une libération.

Bonne commerciale, la mère de famille utilise les leviers basiques de l’influence : être soi-même la preuve de la réussite de ce que l’on vend.

Bonne commerciale, la mère de famille utilise les leviers basiques de l’influence : être soi-même la preuve de la réussite de ce que l’on vend. En effet, si Hanna produit du contenu gratuit sur YouTube [ses vidéos lui rapportant tout de même, selon les vues, entre 20 et 300 euros par mois via la publicité diffusée], elle enseigne surtout les règles du “savoir-vivre” et de l’”élégance” pour 1.200 euros la journée (2.300 pour les entreprises) ou moyennant 199 euros pour un de ses packs d’autoformation en ligne. Issu des pratiques sociales de l’aristocratie française, le protocole est indissociable de l’hétérosexualité comme système politique : en vendant du “savoir-vivre”, Hanna se fait l’avocate de la binarité de genre et de la famille nucléaire organisée autour d’un chef, masculin. L’émotion reviendrait aux femmes, la rationalité aux hommes, et lutter contre ces lois naturelles serait la garantie d’un malheur assuré : sublimer une position de femme subalterne constitue son axe majeur de communication.

Complotisme antiféministe

Ses montages vidéo sont basiques, ses scripts quasiment inexistants et son intérieur manque de style : Hanna sait que ce n’est pas la qualité esthétique de son contenu qui assure la croissance de son audience. L’influenceuse sait aussi que ses propos sont datés, au mieux, ou sujets à caution, au pire – y compris pour de nombreuses femmes chrétiennes. Alors elle se mue en “résistante”, usant d’une approche complotiste : la société serait “dominée par le féminisme” qui encouragerait les femmes à “s’obstiner” à vouloir “devenir des hommes” au moyen de “la théorie du genre”. L’acharnement des femmes à s’extraire de “la féminité” serait une chimère distillée par des forces qui nous dépasseraient afin de provoquer notre malheur et qui, en créant la frustration permanente, nous pousseraient au consumérisme. Hanna veut “accompagner” les femmes sur “un chemin qui sera long et difficile” parce que cette “bataille” nécessite un immense “travail sur soi” et qu’elle suscitera les railleries. Toutes les critiques envers ses productions sont renvoyées à n’être que l’expression du “système” et de la soi-disant “théorie du genre”.

Robe (lucrative) contre théorie du genre

Au-delà de la docilité envers son mari, les armes proposées par Hanna sont à la disposition de toutes : la robe et la jupe, 365 jours par an. La youtubeuse est formelle : les adopter transformerait rien de moins que notre “rapport au monde”. “Par respect pour elle-même, pour son corps qui est le temple du Saint-Esprit et qui a vocation à accueillir la vie, mais aussi par respect pour les autres, la femme doit s’habiller avec pudeur, modestie et décence”, explique Thérèse Curien sur son blog “Femme à part”. À l’automne 2020, Thérèse a ouvert une boutique en ligne et, lorsqu’il est question de robes, Hanna n’a que les créations de Thérèse à la bouche.

Hanna promeut la robe à un large public, Thérèse la vend : les deux youtubeuses savent se compléter pour alimenter leur compte en banque.

Alors qu’elle affirme s’habiller pour 300 euros par an, “chaussures comprises”, Hanna Gas arbore moult modèles (80 euros pièce) de “Femme à part” dans ses vidéos et sur son fil Instagram depuis l’automne 2020. La youtubeuse, qui ne jurait que par les vêtements de seconde main qui obligeraient à se “distancier de leur valeur marchande” et à “s’éloigner du consumérisme”, se filme à présent en train d’ouvrir un colis “Femme à part”, poste des photos d’elle vêtue du dernier modèle de la collection, annonce l’ouverture des commandes et vante la qualité des “robes de Thérèse”. Hanna promeut la robe à un large public, Thérèse la vend : les deux youtubeuses savent se compléter pour alimenter leur compte en banque.

“Écosystème” catho

Là où Hanna prétend à plus de subtilité , Thérèse a fait de son identité chrétienne et de l’antiféminisme des axes affichés de son contenu en ligne et s’est condamnée à ne générer qu’une adhésion plus restreinte aux publications sur le blog “Femme à  part” qu’elle a ouvert en 2016. Podcasts sur YouTube, billets de blog, livrets de citations téléchargeables, livre autoédité (payant), photos (libres de droits) de jeunes femmes blanches souriantes surmontant un extrait de prêche ou des Évangiles sur Instagram, newsletter traditionnelle, fil Telegram, page Facebook : Thérèse produit énormément de contenus sur les différents réseaux. Mais avec un seuil d’exigence esthétique aussi bas que celui d’Hanna, cette blogueuse qui cite aisément les catholiques intégristes a une logique communicationnelle trop brouillonne pour fixer une communauté large et générer un véritable revenu (sur Instagram, YouTube ou Facebook, “Femme à part” ne dépasse jamais 6.000 abonné·es). Occupant un poste au service marketing d’une multinationale pharmaceutique, Thérèse tient à son anonymat. Si cela décomplexe ses propos transphobes, anti-IVG et “patriotes”, cet anonymat la dessert aussi pour gagner en abonné·es : sa parole tend à être désincarnée. Thérèse a donc dû mobiliser une autre carte de l’économie de l’influence : le partenariat, non explicite mais évident entre ces deux “résistantes à la théorie du genre”. Grâce à lui, la rédactrice de “Femme à part” s’est forgé une place assez lucrative pour dévoiler une troisième collection de robes – “féminité, élégance et décence” – à l’automne 2021.

Occupant un poste au service marketing d’une multinationale pharmaceutique, Thérèse tient à son anonymat. Si cela décomplexe ses propos transphobes, anti-IVG et “patriotes”, cet anonymat la dessert aussi pour gagner en abonné·es : sa parole tend à être désincarnée.

L’articulation vertueuse entre les commerces d’Hanna et de Thérèse révèle un autre aspect fondamental de l’influence : ce secteur repose sur un travail idéologique. Si les réseaux sociaux peuvent être utilisés pour générer de l’argent grâce à des communautés qui s’attachent à un personnage – l’influenceuse –, la cohérence idéologique de ses contenus est une condition de la construction de communautés solides. Plus une influenceuse est populaire, plus l’idéologie qu’elle défend gagne en visibilité – grâce aux algorithmes. Au-delà même d’une simple communauté, c’est aussi un réseau de communautés qui doit émerger et faire fonction d’”écosystème” vertueux. Thérèse interviewe et cite de nombreuses youtubeuses moins connues qu’elle-même et en invite d’autres, bien plus connues, comme Hanna.

Fascisme 2.0

La plus connue et la plus visible des youtubeuses catholiques est Virginie Vota [Carole Vota de son vrai nom]. Elle a 34 ans et affiche 100.000 abonné·es. La thèse suprémaciste et raciste du “grand remplacement” (les populations blanches chrétiennes seraient menacées d’extinction à cause des Noir·es, des juifs/ves et des musulman·es) et l’existence de soi-disant “violences structurelles contre les hommes” structurent son discours. Pour Virginie Vota, le sexisme et les violences de genre sont le fait des hommes non-blancs. Elle doit son succès à ce positionnement raciste et antiféministe et à sa disponibilité à jouer le rôle de “femme de service” sur toutes les chaînes YouTube de l’extrême droite francophone. Elle a vu sa visibilité décoller grâce à sa présence dans les contenus d’Alain Soral (Égalité & Réconciliation), du youtubeur identitaire le Raptor Dissident au côté de Papacito ou, encore, en débattant avec le monarchiste suprémaciste et antisémite Adrien Abauzit.

Virginie Vota doit son succès à un positionnement raciste et antiféministe et à sa disponibilité à jouer le rôle de “femme de service” sur toutes les chaînes YouTube de l’extrême droite francophone.

Ce qui a fait la force de Virginie Vota pour percer sur YouTube constitue une faiblesse dans le monde de l’influence : elle pourrait prétendre à être ambassadrice pour des marques mais son profil bien trop visiblement raciste, complotiste et lié à des groupes d’extrême droite l’en empêche. Cependant, les abonné·es constituent un capital qui se monnaie. En juin 2021, Virginie Vota a accepté une interview de Thérèse Curien. Pour qu’une youtubeuse affichant une centaine de milliers d’abonné·es accepte une “collab” sur une chaîne bien moins cotée, il lui faut un retour sur investissement. En effet, si elle y gagne quelques “abos”, elle sait qu’elle en apportera, proportionnellement, bien plus à son hôte, lui faisant alors gagner en visibilité, ce qui, en soit, la fragilise plus que ne la renforce. Ni Virginie Vota ni Thérèse Curien n’ont accepté de répondre aux questions d’axelle magazine, leurs explications ne pourront donc éclairer ce questionnement.* Mais l’observation de l’activité de la youtubeuse permet de constater qu’ en septembre 2021, elle a ouvert une boutique Etsy de… robes ! Son passage chez Thérèse quelques semaines plus tôt lui permettait de s’adresser à une communauté déjà soudée autour de ce type de recherche et la probabilité forte d’abonnements ciblés et rentables. Bonus : l’”écosystème” catho en lutte contre “la théorie du genre” en est sorti renforcé.

Tous azimuts

Ces youtubeuses prétendent sauver le monde en s’assurant que les hommes blancs restent bien au centre. Leur installation dans le paysage de YouTube témoigne de leur maîtrise des mécanismes du monde de l’influence mais, aussi, de la cristallisation croissante d’une part des femmes occidentales autour d’un projet de société fasciste : sans craindre de perdre ses clientes, Thérèse Curien a reçu Virginie Vota, révélant l’intrication très forte entre son commerce et la propagande suprématiste. Quant à Hanna, qui présente un personnage “apolitique”, elle s’est senti pousser des ailes : le 7 septembre 2021, elle poste une vidéo partageant son analyse complotiste et contestant l’existence d’une pandémie mondiale. Censurée par YouTube, elle a tenu à mettre sa vidéo en ligne via une autre plateforme. Quel rapport avec les robes et le respect des règles de l’étiquette ? La lutte pour un avenir qui ressemble plus à l’univers de La Servante Écarlate qu’à une société fondée sur la recherche de l’épanouissement de tous·tes. “Comment faire pour que mes proches aiment passer du temps avec moi ? Solution : je remplis mon devoir d’État de mère”, résume Hanna dans sa newsletter #23.

Merci à la lectrice qui a alerté la rédaction d’axelle sur le succès de ces influenceuses.

* Aucune des influenceuses citées dans cette enquête n’a accepté de répondre à nos questions. Elles ont ignoré nos sollicitations ou indiqué clairement leur refus d’être interrogées. Au cours de son enquête, notre journaliste a également été bloquée, sur Instagram, par Thérèse Curien.