Travailleuses domestiques sans papiers, la puissance de la grève

Par N°246 / p. WEB • Mai-juin 2022

Ce 16 juin est la Journée internationale du travail domestique. C’est le jour qu’ont choisi les travailleuses domestiques sans papiers de la Ligue de la CSC Bruxelles pour faire grève, exiger la régularisation et visibiliser la nécessité du travail de soin, dévalorisé et peu reconnu. Cette grève est une première. Une journée de mobilisation à Bruxelles qui ponctue un long processus d’émulation collective, d’actions et de réflexions avec toutes les femmes de la Ligue. Rencontre avec Magali Verdier, animatrice au MOC Bruxelles.

La grève des travailleuses domestiques sans papiers a lieu à Bruxelles, ce 16 juin 2022 (photo D.R. Moc Bruxelles)

Comment est arrivée cette idée de faire grève le 16 juin ? Est-elle venue des femmes ?

“La Ligue a mené plusieurs actions depuis sa création il y a trois ans : un manifeste [avec la complicité de notre magazine, dans “Travailleuses domestiques en lutte, “Vous allez nous voir !””, axelle n° 225-226, à télécharger ici, ndlr], le film “Nous, les domestiques modernes”, des manifestations, des actions, une exposition de photos…

Durant un séminaire d’été, en juillet dernier, on a bossé sur les conditions de travail. De là est venue des femmes l’idée de faire grève, pour montrer que leur travail est indispensable. Dès septembre, on a commencé à préparer la grève, avec cinq femmes au départ. Elles seront quinze finalement à faire grève ce 16 juin. On a fait très attention de ne pas prendre, en tant qu’animatrices, nos désirs de syndicalistes, de militantes, d’activistes, pour des réalités, et de suivre le cheminement des femmes.”

Quel a été le processus ?

“Cela a commencé par la question de “C’est quoi la grève ?” et “Quel est le sens de la grève ?” Elles ont ensuite listé toutes les tâches qu’elles réalisaient : nettoyage, soin aux personnes âgées, aux enfants. Elles ont mis en valeur la partie affective de leur travail, la confiance qu’on avait en elles. Et de là, elles ont imaginé les conséquences sur la société si elles s’arrêtaient de travailler : une crise d’État, du soin aux autres, des couples qui se disputent car ils doivent prendre en charge les charges domestiques, les livraisons de nourriture par des coursiers, les gens qui s’arrêtent de travailler – et donc perdent leurs revenus – pour pouvoir faire tout ce qu’elles font.”

On est, dans le cas d’une grève des travailleuses domestiques, sur un autre territoire que celui de l’usine ; aussi, elles ne composent pas une masse ouvrière, elles sont seules. Comment préparer une grève dans cette configuration ?

“On a fait du théâtre-action pour identifier comment dire à son patron qu’on va faire grève. Les femmes ont identifié leurs ennemi·es et allié·es. Parmi les ennemi·es, elles ont directement évoqué Sammy Mahdi, secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Bernard Clerfayt, ministre du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale chargé de l’Emploi … mais pas des patron·nes. Elles les ont placé·es au milieu, parce que stratégiquement, elles ne veulent pas se les mettre à dos. Elles ont voulu les sensibiliser à ce qu’ils soient de leur côté… Cela a débouché sur une lettre à leur donner. Elles y expliquent qu’elles luttent pour leurs droits, qu’elles font partie d’un syndicat, elles rappellent les différentes conventions, elles écrivent qu’elles subissent des violences, elles appellent à la régularisation, etc.”

Si ça se passe mal ce jeudi, qu’est-il prévu ?

“Concrètement, si une femme se fait mettre à la porte, nous irons collectivement faire pression au domicile de ce patron. Nous avons eu des doutes, certes, nous avons pensé aux risques occasionnés, mais je repense souvent à ce que dit Chiara Giordano [sociologue à l’ULB, et réalisatrice du documentaire “Auprès d’elles” sur les travailleuses migrantes de l’aide à domicile, ndlr] : “les femmes savent ce qu’elles peuvent faire avec leur patron ou pas”. Et cela se vérifie… Cela nous amène évidemment à la question de la solidarité nécessaire à l’organisation d’une grève.”

Justement, comment s’est construite cette solidarité, avec le syndicat, avec les autres travailleuses du soin avec et sans papiers, avec les féministes… ?

“Très vite, les féministes se sont associées avec la Ligue, à travers des collages, des réunions de préparation, un film de promotion. On a aussi travaillé à la solidarité avec les travailleuses  domestiques avec papiers. Car tant qu’il y aura des femmes sans papiers, on tire les salaires vers le bas. Il faut faire comprendre que le système économique repose sur l’existence du travail au noir mal payé. Nous sommes allées rencontrer des déléguées syndicales dans le secteur des aides à domicile, des aides-soignantes en maisons de repos, etc.  Il est ressorti de ces échanges sur leurs conditions de travail que le travail domestique est majoritairement exercé par des femmes migrantes et qu’il s’agit d’un travail dur et non reconnu.”

Comment cette grève a-t-elle été perçue dans le syndicat ? Veronica Gago, philosophe argentine et autrice de “La puissance féministe. Ou le désir de tout changer” (Divergences 2021) identifie plusieurs freins des syndicats au sujet des grèves féministes. Pour les résumer : ça pompe l’énergie d’autres actions, ça affaiblit les directions syndicales, ça laisse les hommes de côté, etc. Ça vous parle ?

“J’ai ressenti peu de ces arguments, sauf celui de “on n’a pas le temps, ça prend du temps sur le reste”. Cela n’a en tout cas pas été facile…  Mais la grève a mis à l’agenda la question des sans-papiers au sein du syndicat et nous montre l’importance de mettre “les marges au centre”, pour citer bell hooks, dans le travail syndical.”

Et avec le Comité des Travailleurs.ses migrants avec/sans papiers de la CSC Bruxelles ?

“La grève a été actée l’été dernier en présence des hommes. Les femmes ont reçu beaucoup de soutien de leur part et ont gardé une autonomie sur la préparation de cette grève. Par contre, et cela dépasse la grève, il est difficile d’articuler le travail de la Ligue avec le Comité car les espaces et le temps des hommes et des femmes sont différents. La grève, en tout cas, s’articule autour d’un double, voire d’un triple enjeu : celui de s’allier avec les hommes sans papiers et de demander la régularisation de toutes et tous, mais aussi de mettre l’accent sur le travail du soin, exercé majoritairement par des femmes, et par des femmes avec et sans papiers.”

  • À écouter : Victorine Kumba, aide-soignante en maison de repos, raconte son expérience de l’histoire de la pandémie que notre aveuglement collectif sera tenté d’oublier, comme on cache la poussière sous le tapis. Victorine est l’une des voix de ces métiers du geste, essentiels et dévalorisés, qui prennent soin des corps délaissés, et aussi des âmes. Un récit qui charrie grands malheurs et petits bonheurs, comme la vie. 

Vous organisez un “parlement”. C’est à nouveau une façon créative de vous mobiliser…

“En effet, nous mobilisons beaucoup l’outil culturel pour nous mobiliser, c’est l’une des spécificités des mobilisations féministes. L’idée nous est venue du film de François Ruffin, Debout les femmes. C’est aussi la concrétisation d’une idée écrite dans le manifeste. On va faire une fausse commission des affaires économiques et emploi sur le thème des travailleuses domestiques. Les femmes seront les expertes du vécu et les gens sur le gazon seront les député·es. La fin du parlement débouchera sur une motion que nous déposerons en septembre.”

LES REVENDICATIONS

“Nous exigeons un accès au permis de travail. Nous exigeons la régularisation de toutes les travailleuses domestiques afin de bénéficier : de l’assurance santé, d’horaires stables, d’un salaire décent, de la pension, de congés payés, de congés maladie, de congés de maternité, des allocations de chômage. Nous exigeons des critères clairs de régularisation qui incluent les demandes actuelles des travailleuses domestiques (du secteur de soin). Nous exigeons la révision des lois actuelles concernant l’emploi des travailleuses domestiques. Nous demandons un accès à la formation. Nous exigeons la protection en cas de plainte face à un employeur abusif. Nous maintenons que le salaire légal est important. Nous rappelons à l’ État belge la nécessité d’appliquer : la Convention d’Istanbul contre les violences faites aux femmes, la convention 189 de l’Organisation Internationale du Travail sur le travail domestique, les Directives européennes sur les Victimes et Sanctions. Nous appelons à la solidarité dans notre lutte : entre travailleurs et travailleuses avec et sans papiers, hommes comme femmes ; à la société civile, nous demandons de faire écho à notre lutte pour la régularisation ; aux syndicats, de continuer à nous soutenir ; à nos employeurs, nous demandons votre soutien afin de rendre notre travail légal et reconnu.

LE PROGRAMME  

• 11h : conférence de presse, place du Luxembourg, 1040 Ixelles

•12h-14h : parlement des travailleuses domestiques, place du Luxembourg, 1040 Ixelles

• 15h-17h : “Debout les femmes : témoignages de combats syndicaux des travailleuses domestiques ici et ailleurs”, 19 rue Plétinckx, 1000 Bruxelles

• 17h30-19h30 : “Célébrons cette journée de grève”, apéro convivial, 19 rue Plétinckx, 1000 Bruxelles