Ukraine : à Lviv, trois destins de femmes en temps de guerre

Environ 2 millions de femmes, d’enfants et d’hommes de plus de 60 ans ont fui l’Ukraine depuis le début de la guerre. La majorité passe par Lviv, la plus grande ville de l’ouest de l’Ukraine, à 100 km de la première gare polonaise et à 500 km de Kyiv, la capitale. C’est ici que se croisent Christina, la jeune bénévole, Alexandra et ses sœurs qui fuient vers la Pologne et Tania, qui aimerait accoucher dans son pays natal.

Tania et Halyna se retrouvent dans le centre de Lviv, moment de tendresse entre les deux femmes qui ne s’étaient plus vues depuis des années. © Bertrand Vandeloise

Il est 8h40. Sur le quai, Christina fixe un train qui entre en gare. Elle a 20 ans, les yeux clairs, et dégage une impression de bienveillance. Étudiante en quatrième année à la faculté de médecine de Kyiv, elle a traversé le pays pour s’engager dans le service d’aide psychologique de la gare. Elle apporte un soutien aux milliers de réfugié·es qui arrivent du front, principalement des mamans avec leurs enfants. “Les trois premiers jours de guerre, je n’ai fait que pleurer, je passais mon temps à lire les informations. Quand j’ai compris que je pouvais faire quelque chose, je suis venue ici et je me suis sentie beaucoup mieux.”

Christina regarde un train qui entre en gare. © Bertrand Vandeloise

Son rôle est d’accueillir les familles pour les orienter vers une salle polyvalente de la gare où elles trouvent un peu d’accalmie, mais elle enseigne aussi la médecine tactique au personnel de la défense militaire et les premiers secours aux civil·es. “J’ai les connaissances et la force pour aider les gens ici. Il y a beaucoup de mamans qui ont besoin d’aide émotionnelle parce qu’elles sont terrifiées. Je peux dire que Lviv est un lieu de concentration d’horreur et de peur. Les gens d’ici ont vraiment besoin d’aide !”

Images irréelles

Dans la gare de Lviv, de jour comme de nuit, des trains bondés débarquent à un rythme élevé, de vieilles locomotives bleues qui tirent parfois une trentaine de wagons surpeuplés.

Ukraine, Lviv, le 7 mars 2022. Des réfugié·es de la gare de Lviv, dernière gare avant l’Europe. © Bertrand Vandeloise

Par moments, la foule inonde les rails et la gare bouge comme dans une fourmilière. Une maman peine à porter ses deux enfants épuisés, elle n’a qu’une seule valise, lourde de l’essentiel d’une vie. Une vieille dame à bout de souffle avance centimètre par centimètre, visage courbé vers le sol, sa petite-fille essaye en vain de lui donner quelques gorgées d’eau. Une fillette pleure, sa mère se met à genoux à sa hauteur, à bout de nerfs, elle craque, ses larmes commencent à couler. Les images de cet exode sont à la fois irréelles et terriblement injustes.

Au premier étage de la gare, une immense salle polyvalente accueille les mamans et les femmes qui souhaitent prendre un temps de repos. Ici, contrairement au brouhaha permanent de l’extérieur, il fait calme et les volontaires parlent à voix basse. Des bénévoles distribuent à manger, des matelas sont étalés sur le sol, quelques enfants jouent et il n’y a pratiquement pas d’hommes.

Dans la salle polyvalente, Alexandra tresse sa sœur dans le calme. © Bertrand Vandeloise

Alexandra, ses deux sœurs et sa fille sont assises sur un matelas. Alexandra tresse sa sœur cadette pendant que sa fille joue avec une poupée. Elles sont arrivées il y a quelques heures seulement, de l’autre bout du pays. “Nous venons du sud de l’Ukraine. Il y a un aérodrome près de chez nous. Lorsqu’il a été bombardé, notre maison a pris feu et nous avons été emmenées chez nos parents au village Novy Buh.”

Il y a un aérodrome près de chez nous. Lorsqu’il a été bombardé, notre maison a pris feu.

Malgré le long chemin, elles paraissent sereines et ont des gestes de tendresse les unes pour les autres. Alexandra prend de longues secondes pour caresser la tête de sa sœur, parle d’une voix harmonieuse. “Nous souhaitons nous rendre en Pologne, à Varsovie précisément, des amis nous attendent là-bas. Notre ville de Mykolaiv est dans une zone de guerre et c’est compliqué d’y vivre.” Lorsqu’elle aborde la question de ses parents restés au village, elle n’arrive pas à contenir des larmes contagieuses et toute la petite famille se met à sangloter.

“C’est ici que je suis née”

Partout, des hôtels mettent leurs chambres gratuitement à disposition des réfugié·es. Comme c’est le cas pour Tania, de l’autre côté de la ville. Elle est enceinte de 8 mois et devait accoucher à Kyiv entre fin mars et début avril. La guerre a tout chamboulé. Ce midi, Tania retrouve une amie de longue date, Halyna. Elles étaient à l’école ensemble il y a une quinzaine d’années, de beaux souvenirs. Halyna vit à Lviv et a promis à Tania de l’aider à trouver un·e gynécologue, mais également à se repérer dans la ville, à partager du temps et du réconfort.

Dans trois semaines, elle mettra son premier enfant au monde. Au même moment, son mari partira sur le front.

Mais Tania n’arrive pas à cacher son anxiété. Elle respire difficilement et, à plusieurs reprises, s’arrête de parler au milieu de ses phrases, trop émue. Dans trois semaines, elle mettra son premier enfant au monde. Au même moment, son mari partira sur le front de Kyiv. Quand son amie lui demande pourquoi elle ne part pas se réfugier en Allemagne ou en France, sa réponse est catégorique. “C’est ici que je suis née, c’est ici que toute ma famille vit, c’est ma terre, je ne peux pas imaginer la vie loin de mon pays natal. Depuis le début de la guerre, à Kyiv, lorsque j’arrivais à sortir, je marchais pieds nus sur le sol pour me donner de la force…”

À écouter

Les Pieds sur terre – “Trois Ukrainiennes”
“Une semaine après le début de l’offensive russe en Ukraine, Anastasiia, Maryana et Darya racontent le traumatisme des premières explosions, l’exode vers l’ouest du pays et l’organisation de la résistance.”

Les Pieds sur terre – “Daria, Iya et Genia”
“Elles ont trente ans, elles produisaient des films, enseignaient le français ou dirigeaient des projets à Kyiv ou à Dnipro. Depuis le 24 février, leur vie d’avant a été bouleversée. Elle racontent leur quotidien dans les abris anti-bombes et leur combat pour garder espoir, malgré leur épuisement.”