Vers une “réhabilitation” des sorcières ?

Lors de la chasse aux “sorcières”, pendant plusieurs siècles, la sorcellerie est condamnée dans des lois adoptées par la plupart des États européens. Les femmes accusées de sorcellerie seront jugées au sein de tribunaux civils et, en majorité, seront punies de la peine de mort. Retracer l’histoire des sorcières et de leurs procès, comme le font Charles Greco en Wallonie ou Chiara Tomalino à Bruxelles, c’est raconter des violences institutionnelles qui vont jusqu’aux féminicides. Aujourd’hui, certains pays et certaines communes ont amorcé un nécessaire devoir de mémoire face à ce passé collectif qui demeure bien présent.

En 2017, un mémorial a été inauguré aux États-Unis pour souligner l’innocence des 19 "sorcières" de Salem, pendues en 1692, parmi lesquelles Martha Carrier. CC Dex

“Toutes ces choses de sorcellerie proviennent de la passion charnelle ; qui est en ces femmes insatiables. […] D’où pour satisfaire leur passion, elles folâtrent avec les démons. […] Il n’y a rien d’étonnant à ce que parmi les sorciers il y ait plus de femmes que d’hommes. Et en conséquence on appelle cette hérésie non des “sorciers” mais des “sorcières”. “ Cette citation est tirée du livre Malleus Maleficarum (“Le Marteau des Sorcières”), un traité écrit par deux hommes d’Église, Heinrich Kramer Institoris et Jacob Sprenger, publié en 1486. “Pour Heinrich Kramer, le diable passe par l’intermédiaire des femmes, car elles sont le maillon faible de l’humanité. Les sorcières sont l’instrument du diable : elles sont, par nature, séductrices, un mot qui vient du latin seducere, qui signifie “détourner du droit chemin””, nous explique Charles Greco, gendarme belge à la retraite qui a enquêté sur l’histoire des sorcières.

Le traité “Malleus Maleficarum” a été écrit par deux hommes d’Église (Heinrich Kramer Institoris et Jacob Sprenger) et publié en 1486. CC BY 4.0, via Wikimedia Commons

Le Malleus Maleficarum, cet ouvrage misogyne, va servir de “mode d’emploi” pour la chasse aux sorcières qui prend place dans les siècles suivants. Les auteurs ne définissent pas clairement ce qu’est une sorcière mais décrivent par contre précisément les questions à poser et surtout les tortures à infliger. Ils écrivent également que la peine de mort est la seule solution face à une sorcière. “Au début, leur thèse ne prend pas, poursuit Charles Greco. Mais le 16e siècle arrive, un siècle de guerres de religion entre catholiques et protestants. Il y a également une crise économique et le climat se dégrade : des tempêtes dévastent les campagnes et les récoltes, les gens n’ont plus assez à manger et des maladies les déciment. Les gens pensent que ce nouveau contexte est dû au diable qui devient de plus en plus puissant et se mettent à croire aux sorcières. Tout est leur faute !” C’est ainsi que tout commence.

“La chasse aux sorcières a commencé à un moment où les gens avaient très peur”, souligne Chiara Tomalino, historienne de l’art et créatrice d’une visite sur les traces des sorcières à Bruxelles avec l’association L’architecture qui dégenre. “Avant de travailler sur ce sujet, je pensais que ces événements avaient eu lieu au Moyen Âge, mais ce n’est pas le cas. Contrairement à ce que l’on croit, le Moyen Âge a été un moment où les femmes avaient un rôle actif dans la société, où elles pouvaient être autonomes. La chasse aux sorcières vient détruire ces libertés lors de la Renaissance, un moment de l’histoire que l’on retient paradoxalement comme une époque “rationnelle”, avec des grandes découvertes scientifiques.” Au total, plus de 200.000 procès en sorcellerie auraient eu lieu à cette époque en Europe. Entre 50.000 à 100.000 femmes ont été brûlées.

Des féminicides institutionnels

“Les sorcières sont brûlées vives sur les places publiques pour ramener la tranquillité. La puissance publique veut le retour de l’ordre et la paix sociale. Elles vont servir de bouc émissaire. Et la sorcellerie était inscrite dans la loi, elle était condamnée dans le Code pénal”, analyse Charles Greco. Ce ne sont donc pas les tribunaux de l’Inquisition qui s’occuperont des procès en sorcellerie. “C’est un autre cliché que j’avais sur les sorcières, je pensais qu’elles avaient été poursuivies par les institutions religieuses. L’Église a préparé le terrain, mais ce sont des tribunaux civils qui étaient compétents. Une procédure spéciale était instaurée qui donnait beaucoup de pouvoir au juge d’instruction et qui permettait les tortures. Il fallait à tout prix obtenir des aveux. Comment prouver, sinon, qu’elles avaient couché avec le diable ?”, résume Chiara Tomalino. En France, il faudra attendre l’édit de 1682 qui sortira la sorcellerie du Code pénal à la suite de l’intervention officielle du Parlement de Paris.

La Belgique est évidemment touchée par la chasse aux sorcières. Rien qu’à Namur, entre 1480 et 1700, 337 femmes sont accusées de sorcellerie (et 29 hommes, le plus souvent accusés parce qu’ils sont en lien avec des “sorcières”).

La Belgique est évidemment touchée par la chasse aux sorcières. Rien qu’à Namur, entre 1480 et 1700, 337 femmes sont accusées de sorcellerie (et 29 hommes, le plus souvent accusés parce qu’ils sont en lien avec des “sorcières”). Pendant trois ans, Charles Greco a exhumé les résumés des procès pour sorcellerie des archives de certaines communes wallonnes. “Quand je me suis installé à Crisnée, une petite commune près de Liège, j’ai entendu qu’une sorcière y avait été exécutée et je me suis promis de revenir sur cette affaire à ma retraite, se souvient-il. En fouillant, je suis tombé sur les pièces originales des procès qui datent d’il y a plus de 400 ans. C’est assez émouvant : en les lisant, on se rend compte que ces femmes accusées ont essayé de se défendre. On met des noms sur elles, je pense à Marie Leale, qui a été dénoncée sous la torture par une autre sorcière. Elle nie en être une, et n’avouera jamais, mais elle ne verse aucune larme, ce qui est retenu comme une preuve contre elle. Elle est défendue par son mari, qui risque d’être accusé de complicité de sorcellerie. Elle a d’abord été bannie de la Principauté de Liège, mais elle sera finalement conduite au bûcher en 1590. Je pense aussi à Marie Bertrand. En 1581, elle a déclaré avoir des relations sexuelles avec le diable et avoir dansé dans les champs. Elle sera exécutée ici, à Crisnée.” Les tortures qui leur étaient infligées sont également décrites dans les archives. “C’est difficile à lire, elles ont beaucoup souffert, observe Charles Greco. Certaines d’entre elles étaient arc-boutées sur un chevalet, avec un entonnoir dans la bouche. On les gavait avec de l’eau chaude puis de l’eau froide.”

Les sorcières sont brûlées vives sur les places publiques pour ramener la tranquillité. La puissance publique veut le retour de l’ordre et la paix sociale. Elles vont servir de bouc émissaire.

À Bruxelles, presque aucunes archives ne sont disponibles sur les procès en sorcellerie, elles ont probablement été détruites dans les siècles qui ont suivi. La visite guidée menée par Chiara Tomalino s’arrête néanmoins devant la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule. “Il y a un vitrail qui rappelle les justifications de la persécution des Juifs au 13e siècle. Les persécutions des sorcières et des Juifs sont similaires, c’étaient des “boucs émissaires”. On retrouve aussi des similarités dans l’iconographie : les sorcières vont être représentées avec le nez crochu, comme les personnes juives”, indique l’historienne. Le “sabbat” des sorcières (rassemblement nocturne qui donnerait lieu à des sacrifices, des orgies avec le diable…) est d’ailleurs un nom péjoratif qui vise les Juif·ves et leur shabbat.

Détail d’une statue de Jules Jourdain (1917) dans la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule montrant la tête de La Bloemardinne sous le pied de Jan van Ruusbroec. CC Karmakolle, via Wikimedia Commons

“À l’intérieur de la cathédrale, continue Chiara Tomalino, il y a aussi la statue d’un homme d’Église, Jan van Ruusbroec, qui écrase avec son pied la tête de Heilwige Bloemart, dite La Bloemardinne, considérée comme l’une des premières féministes bruxelloises.” La visite se poursuit jusqu’à la Grand-Place de Bruxelles, où Josyne van Beethoven, l’une des ancêtres du compositeur Ludwig van Beethoven, aurait été brûlée vive après que plusieurs chevaux sont morts lors de son passage dans un village.

Un devoir de mémoire

Jugées et condamnées par des tribunaux, ces femmes sont toujours officiellement des “criminelles”. C’est la raison pour laquelle un vaste mouvement de réhabilitation a été lancé, un peu partout dans le monde. En 2017, un mémorial a été inauguré aux États-Unis pour souligner l’innocence des 19 “sorcières” de Salem, pendues en 1692. En 2022, c’était au tour de l’Écosse de s’interroger sur son passé. Le Parlement évalue une proposition de loi destinée à gracier les personnes victimes de la chasse aux sorcières. 3.837 personnes ont été exécutées dans le pays, parmi lesquelles 84 % de femmes. “Par habitant, entre le 16e et le 18e siècle, nous avons exécuté cinq fois plus de personnes qu’ailleurs en Europe. […] En Écosse, nous excellions parfaitement à trouver des femmes à brûler”, a souligné Claire Mitchell, avocate et membre de “Sorcières d’Écosse”, un collectif qui travaille à la réhabilitation de “sorcières”. Le collectif demande des excuses du gouvernement et la création d’un mémorial. “Il est juste que ce tort soit réparé, que ces personnes qui ont été criminalisées, pour la plupart des femmes, soient pardonnées”, a estimé quant à elle la députée Natalie Don, à l’origine de ce projet de loi.

À Crisnée, le conseil communal a unanimement voté pour la réhabilitation civile des femmes condamnées pour sorcellerie dans la commune et attribué un chemin à leur souvenir, le “chemin du Bac des Macrâles”. © Charles Greco

En Belgique, en 2014, une pétition avait été lancée à Mons pour réhabiliter Marguerite Tiste, étranglée puis brûlée en 1671, à l’âge de 16 ans, mais la démarche n’a pas abouti. À Crisnée, en 2015, Charles Greco est intervenu devant le conseil communal et a été entendu. Le conseil communal a unanimement voté pour la réhabilitation civile des femmes condamnées pour sorcellerie dans la commune et attribué un chemin à leur souvenir. “J’avais souhaité que ce chemin porte le nom de Marie Bertrand, mais la Commission royale de toponymie s’y est opposée, au motif que Marie Bertrand n’évoquait rien sur le plan historique… Le “chemin du Bac des Macrâles” [bac signifie chaudron en wallon, et macrâles désigne les sorcières, ndlr] a été retenu pour raviver la mémoire collective que les années ont fini par estomper. J’ai toujours à cœur d’y placer également des panneaux didactiques et d’ériger un monument sur le lieu des exécutions.” Chiara Tomalino réagit : “Je ne suis pas sûre que “réhabiliter” ou gracier soient les bons mots à employer. Car ces femmes n’étaient coupables de rien ! On n’a pas à les réhabiliter. Et si ces mémoriaux utilisent le mot “sorcière”, cela me dérange car c’est à cause de cette appellation qu’elles ont été exécutées. Il vaut mieux parler de massacres d’innocentes.”

“Il suffit d’une crise”

Charles Greco estime que ce mouvement de réhabilitation a le mérite de briser le tabou autour de ce sujet : “Je suis en colère quand je vois des fêtes comme Halloween, par exemple. Les sorcières ne devraient pas faire l’objet de fête, on ne devrait pas en rire. On parle de tortures et d’exécutions.” Le folklore wallon utilise encore l’image des sorcières, notamment le groupe folklorique “Les macralles de Vielsalm”. Et des effigies de macrâles sont encore brûlées de nos jours. “Tout le monde se rassemble autour du feu et crie…, confirme Charles Greco. Je pense qu’il faut expliquer aux gens que la recherche d’un bouc émissaire, cela va très vite. Cela peut revenir. Il suffit d’une crise…” Chiara Tomalino abonde : “Nous n’avons pas encore réglé les comptes avec ce passé. On ne connaît rien de ces violences et on ne se rend pas compte à quel point elles nous impactent toujours aujourd’hui. Les femmes ont appris à rester à leur place, elles savent qu’elles risquent gros si elles sortent de la norme. Nous sommes les héritières de ce trauma collectif.”

Je suis en colère quand je vois des fêtes comme Halloween, par exemple. Les sorcières ne devraient pas faire l’objet de fête, on ne devrait pas en rire. On parle de tortures et d’exécutions.

L’accusation de “sorcellerie” est d’ailleurs toujours utilisée contre les femmes dans le monde, avec des conséquences dramatiques. En juin dernier, au Pérou, plusieurs femmes, âgées de 43 à 70 ans, ont été séquestrées et torturées par des milices paysannes qui les tenaient responsables d’une vague de décès dans leur village. Le 22 juillet, quatre femmes ont été assassinées après avoir été torturées en Papouasie-Nouvelle-Guinée : elles étaient accusées d’avoir pratiqué la sorcellerie sur un homme d’affaires local. Derrière les “sorcières”, ce n’est pas le visage du diable que l’on découvre, mais l’une des multiples manifestations violentes du patriarcat.