“Un endroit où on a le droit d’exister” : pourquoi Vie Féminine se rassemble en congrès

Tous les 10 ans, Vie Féminine, mouvement centenaire de femmes belge, organise un congrès. L’occasion pour le mouvement de rassembler ses membres autour de questions fondamentales, qui touchent à son identité même, comme celles des publics et de leur participation. Prochain congrès : le 14 octobre. Avant ce rendez-vous, qui sera pour les femmes le moment de voter de grandes options à propos de ces sujets, Vie Féminine a présenté tout au long du mois de juin à ses membres les résultats des consultations qui ont nourri la préparation du congrès. À Bruxelles et en Wallonie, axelle a suivi plusieurs assemblées régionales et échangé avec les participantes.

À l'assemblée régionale de Charleroi - Thuin. D.R. Vie Féminine

À la Maison Mosaïque de Laeken, le 5 juin dernier, une trentaine de femmes écoutent et hochent la tête. Elles sont réunies pour une assemblée de Vie Féminine (VF) lors de laquelle Eléonore Merza Bronstein, responsable du bureau d’étude de l’organisation, leur présente les résultats et analyses de plus de 70 consultations auprès de 600 femmes en Wallonie et à Bruxelles. Demain, elle recommencera à Libramont, puis à Wavre, Liège, Namur… et dans toutes les autres régions. Les femmes s’y poseront les grandes questions qui traversent Vie Féminine – “Qui on est et qui on veut être ?” – avant le grand congrès “identitaire”. Car tout ce qui fait Vie Féminine, son identité, évolue avec le temps et avec les femmes qui peuplent et font vivre le mouvement.

“Une parole de mouvement”

Le prochain congrès aura donc lieu le 14 octobre, et aboutira à un vote qui permettra de s’accorder sur la direction que prend VF. Un congrès permet d’opérer un état des lieux du mouvement avec ses membres. On y parle des valeurs de VF, de son féminisme, de son public… Pour nourrir les éléments qui seront votés lors de ce congrès, 607 membres ont été consultées. “Une parole de mouvement”, comme l’explique Eléonore Merza Bronstein, une parole qui raconte aussi les mouvements de femmes, leur évolution, leur avenir et enrichit la réflexion sur un féminisme véritablement de masse, avec toutes et pour toutes.

Elles sentent que leur avis compte.

Pour Aurore Kesch, présidente de Vie Féminine depuis 2018, les congrès revêtent une importance indéniable : “Les femmes identifient ces consultations et ce dispositif congrès comme étant un des plus grands endroits où elles sentent que leur avis compte”. Cette organisation est le fruit de beaucoup de réflexion. “C’est une question de participation démocratique et de représentation”, poursuit Aurore Kesch. Comment mettre d’accord les femmes ? Comment parvenir à articuler leurs avis pour tous les prendre en compte, entre mouvement commun et vécus distincts ? La recette n’est pas tout à fait la même qu’au congrès de 2001, ou qu’au congrès de 2010. Vie Féminine n’est pas à l’abri des changements qui parcourent les mouvements féministes, dont l’évolution des modes d’engagement.

L’engagement, une question de générations

Juliette Masquelier, historienne et autrice d’une thèse sur les mouvements catholiques de femmes en Belgique, nous explique : “Il y a un rapport avec la manière dont on s’inscrit dans les mouvements. Aujourd’hui, les gens s’engagent plus volontiers sur des périodes courtes, pour des causes qui leur parlent sur le moment. Dans les années 1950, 60, 70, c’était des engagements de vie. On commençait dans les jeunesses [d’un mouvement, ndlr] et puis, une fois qu’on était mariée, on allait chez les adultes. C’est vraiment des carrières d’engagement.”

Nous avons beaucoup travaillé à son accessibilité.

Vie Féminine doit composer avec ces nouvelles pratiques. Aurore Kesch était déterminée à adapter dès le départ le dispositif de préparation du congrès : “Nous avons beaucoup travaillé à son accessibilité, pour entendre et donner envie à un maximum de femmes d’y participer, et toucher notre réseau le plus large.” Il n’est pas pour autant question de négliger les membres plus anciennes de VF, qui représentent plus de 70 % des femmes interrogées lors de ces consultations. Elles sont souvent engagées depuis très longtemps, à l’image de Thérèse, habitante du Centre Hainaut et membre de Vie Féminine depuis 1966. “Un monument de VF”, selon ses amies du mouvement, une éminente représentante de l’engagement “à l’ancienne”.

À l’assemblée régionale du Centr’Hainaut. D.R. Vie Féminine

“On voit bien que l’investissement n’est plus du tout le même chez les jeunes”, explique Laudine Lahaye, chargée d’étude chez Soralia, un autre mouvement historique de femmes belge. Un des objectifs de son organisation s’inscrit désormais dans l’ambition d’attirer un public plus jeune. Le récent changement de nom de Soralia, à l’origine Femmes Prévoyantes Socialistes, pousse le mouvement dans ce sens. “C’était une des raisons du changement. Il y a une volonté de réduire l’étiquette politisée. En tout cas, on se rend bien compte que si on veut arriver à toucher des plus jeunes, ça ne marchera pas. L’appartenance politique, ça ne va pas fonctionner”, poursuit Laudine Lahaye.

Encore considéré par certain·es comme un mouvement plutôt catholique, selon les retours des consultations, Vie Féminine s’est pourtant départie de son étiquette chrétienne dès 2001. Une évolution qui a permis de désigner ce mouvement comme “interculturel”, selon Aurore Kesch, mais qui a aussi précipité le départ de certaines. “On a perdu pas mal de membres à l’époque”, souligne la présidente.

Laisser cheminer

En 2001, en plus de la volonté de mettre un terme à l’identité chrétienne de VF, ses membres votent également en faveur d’un statut historique : celui de se dire féministe. Un vote assez polarisé. Aurore Kesch ne s’étonne pas d’en voir certains échos dans les questions abordées lors de ces consultations-ci, autour de la définition du féminisme de VF et de préceptes féministes ou, en tout cas, de certaines interprétations de ceux-ci.

“Certaines femmes de VF pensent qu’être féministe, c’est être contre les hommes et pas contre un système”, explique également Eléonore Merza Bronstein. Changer cette perception demande un cheminement, porté par “ce qui constitue l’ADN de VF”, selon Juliette Masquelier, “l’éducation permanente”. Dans les termes du bureau d’étude de Vie Féminine, l’éducation permanente, ce sont diverses pratiques “qui permettent aux femmes de développer une analyse critique de la société”, pour prendre conscience que leur existence est régie par un ensemble de systèmes qui régissent aussi celles des autres femmes.

C’est ce “passage de l’individuel au collectif qui te montre à quel point c’est politique. Et qui visibilise le système inégalitaire”, ajoute Aurore Kesch. Surgit alors la grande interrogation de l’éducation permanente, aussi abordée lors des assemblées, celle de laisser cheminer… mais jusqu’où ? Où peut-on s’arrêter et partir du principe que telle ou telle position est acquise ou, au contraire, ne le sera jamais ?

À l’assemblée régionale de la région de Namur. D.R. Vie Féminine

Pour Laudine Lahaye, de Soralia, la réponse est assez claire : “On aborde aujourd’hui des sujets qui peut-être ne leur [les militantes plus anciennes, ndlr] parlent pas, parce que ce ne sont pas des préoccupations qu’elles ont, ou parce que ce sont des nouvelles préoccupations qu’amènent les mouvements féministes. On en est conscientes.” Une accélération toujours ancrée dans l’éducation permanente de Soralia, et révélatrice de son envie d’avancer.

Cette tension entre mouvement de masse et positions revendicatives émaille toute l’histoire de VF.

Dans le cas de Vie Féminine, l’historienne Juliette Masquelier analyse : “À certains moments précis de son histoire, VF a pris l’option de privilégier des moyens d’action et des positions plus consensuelles afin de rester un mouvement de masse, mais ça n’empêche pas à d’autres moments de prendre des positions plus fortes. Cette tension entre mouvement de masse et positions revendicatives émaille toute l’histoire de VF, ses dirigeantes ont toujours eu à négocier la coexistence d’une grande diversité de femmes, d’opinions et de générations.” “C’est un vrai défi de tous les jours, et en même temps, un devoir essentiel dans cette société”, ajoute Aurore Kesch.

À l’assemblée régionale de la région de Bruxelles. D.R. Vie Féminine

“Être là, c’est déjà participer”

Certaines veulent juste un moment de paix, pas de lutte.

“Certaines veulent juste un moment de paix, pas de lutte”, explique Eléonore Merza Bronstein. Vie Féminine se refuse à hiérarchiser les actions ou à dévaluer celles qui ne s’inscrivent pas dans la revendication féministe comme on la conçoit souvent, c’est-à-dire une militance affirmée. “Être là, c’est déjà participer”, insiste Aurore Kesch. La présidente ne veut pas verser dans “les types de participation hiérarchisés”, où une forme d’engagement, en adéquation avec l’image d’une militante féministe 100 % dévouée à sa cause, est davantage valorisée qu’une autre.

Éléonore Merza Bronstein (à gauche) et Aurore Kesch à l’assemblée régionale de la région de Bruxelles. D.R. Vie Féminine

“Je ne vois l’éducation permanente que comme ça. Chaque réflexion menée, chaque geste posé dans ce cadre porte sa propre légitimité. Les femmes ne doivent pas être obligées de venir, on ne doit pas leur faire porter le poids de leur participation, poursuit Aurore Kesch. C’est à nous de leur permettre de choisir les manières de participer qui leur conviennent le mieux. Et toutes sont justes.”

Cette position n’est pas anodine. Elle s’inscrit d’ailleurs dans une conception du féminisme en tant que mouvement de masse théorisée en 1984 par la féministe afro-américaine bell hooks dans son livre De la marge au centre. Théorie féministe. “D’un point de vue stratégique, le fait de ne pas souligner la nécessité d’un mouvement de masse, d’organisations populaires et de ne pas partager avec tout le monde la signification positive du mouvement féministe a contribué à marginaliser le féminisme en le faisant apparaître comme pertinent uniquement pour les femmes qui rejoignent des organisations”, écrit-elle.

Il ne peut pas y avoir de pression à être une “bonne féministe”.

Observer l’approche de Vie Féminine, surtout à l’occasion de ces assemblées régionales de préparation du congrès, donne à voir un choix stratégique : prendre en compte l’avis de toutes pour pratiquer un féminisme qui parle à toutes, dans une démarche non contraignante et dénuée de jugement. Kawtar, membre de VF à Laeken, le résume, par exemple, par une tolérance des choix de vie de toutes les femmes, que ce soit le choix de porter le foulard ou celui de répartir les tâches ménagères de son foyer comme on l’entend. “Il ne peut pas y avoir de pression à être une “bonne féministe””, conclut son groupe de travail.

Sensibilités et tensions

Bien sûr, cette volonté de ne laisser aucune femme sur le côté n’est pas toujours facile à entretenir. Vie Féminine se heurte parfois aux sensibilités respectives des femmes. Sa démarche est tantôt jugée trop radicale, effrayante, tantôt paresseuse, trop timide. “Cette question est récurrente dans l’histoire de VF. C’est la tension entre parler à beaucoup de gens, être un mouvement de masse, et prendre des positions parfois radicales, subversives”, explicite Juliette Masquelier.

C’est la tension entre parler à beaucoup de gens, être un mouvement de masse, et prendre des positions parfois radicales, subversives.

La manière de prendre en compte les réalités et discriminations subies par les femmes lesbiennes, bi, queers et trans dans les réunions et dans les revendications politiques du mouvement est, par exemple, un des points à approfondir, explique Eléonore Merza Bronstein. “Et ça nous donne une idée concrète de ce qu’on va devoir déployer dans les prochaines années pour traduire notre volonté d’inclusivité en actes”, ajoute Aurore Kesch. Il n’est pas question pour elle d’ignorer les questions de la communauté LGBTQIA+, mais il n’est pas concevable non plus d’inclure ses membres s’iels ne peuvent pas se sentir en sécurité à Vie Féminine. Aller trop vite, c’est risquer de faire violence à tous·tes. “Par contre, l’urgence du sujet mérite un dispositif plus que rapide, nous en sommes bien conscientes !”

Juliette Masquelier prend pour exemple l’avortement, cheminement similaire au sein de VF : “Typiquement, la dépénalisation partielle de l’avortement a été longuement discutée au sein du mouvement, qui était à l’époque encore chrétien. L’équipe dirigeante y était favorable depuis le début des années 1980.” Il faudra néanmoins faire preuve de patience pour parvenir à un consensus chez les membres de VF et officialiser la position du mouvement. “Cela a nécessité un long travail de sensibilisation des membres pour faire accepter l’idée que chaque femme devrait pouvoir décider en conscience d’avoir recours à l’IVG”, conclut l’historienne.

“S’accorder avec juste deux ou trois autres femmes, c’est évidemment plus facile, mais ce n’est pas ça que nous recherchons chez Vie Féminine”, analyse Aurore Kesch, conservant en tête la question : quel genre de féminisme pratiquons-nous s’il tend à aliéner celles “pour qui le monde avance trop vite” ?

De son point de vue, c’est dans la complexité à faire coïncider le rapport au monde de toutes pour avancer ensemble que réside l’ambition de Vie Féminine. La discussion autour d’un café un mercredi après-midi, tout comme les révoltes, la militance dans l’espace public… Tout cela crée le monde futur et fait avancer le féminisme.

Dans les mots de bell hooks, “la compassion que nous nous accordons à nous-mêmes, la reconnaissance du fait que notre changement de conscience et d’action a été un processus, doivent caractériser notre approche des personnes qui sont politiquement inconscientes. Nous ne pouvons pas les motiver à rejoindre la lutte féministe en affirmant une supériorité politique qui fait du mouvement une hiérarchie oppressive de plus.”

Dans les mots de Patricia, membre de VF dans la région du Luxembourg, l’important est de préserver cet “endroit où on a le droit d’exister”. “Un des seuls, pour elle, où ce qu’elle dit est noté, où sa parole compte”, conclut Aurore Kesch.

À l’assemblée régionale du Centr’Hainaut. D.R. Vie Féminine

 

(axelle est éditée par l’asbl Vie Féminine : pour en savoir plus sur nos liens, c’est par ici  !)