Violences de genre à l’UCLouvain : l’université qui disait vouloir se regarder dans le miroir

En septembre 2022, pour sa rentrée académique, l’UCLouvain sort les grands discours. Tant le recteur que le président du conseil d’administration reconnaissent l’existence de violences sexistes et sexuelles à l’université. Ils citent les mesures déjà mises en place, comme celles à venir. Ils parlent de miroir dans lequel l’université compte se regarder.
En parallèle, que se passe-t-il ? Une professeure gagne au tribunal contre l’UCLouvain pour violence au travail, mais l’université fait appel de cette décision de justice. Des étudiantes descendent dans la rue pour soutenir la professeure. Elles dénoncent les contradictions, voire l’inaction, de l’UCLouvain face aux violences de genre qui sévissent à Louvain-la-Neuve. “L’UCL promeut et protège les agresseurs”, collent les militantes féministes de La Meute sur les murs de l’université.
L’UCLouvain, qui emploie presque 7.000 personnes, insiste pour isoler le cas de la professeure. “C’est un conflit entre personnes”, nous répond-on systématiquement. Une affaire personnelle, pas l’illustration d’un système. Au tribunal, trois jours avant les discours de rentrée, l’avocate de l’UCLouvain renvoyait la faute sur la plaignante, sans lecture systémique de la souffrance.
Si l’UCLouvain souhaite se regarder dans un miroir, quelle taille aura-t-il ?

© Morgane Somville, pour axelle magazine

Le 16 septembre 2022, le tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre) écoute la première université francophone s’expliquer dans un dossier de violence et de harcèlement au travail. Je suis dans la salle depuis 16h30, début de l’audience. Je prends des notes.

J’entends d’abord une avocate exposer pendant 50 minutes plusieurs années de harcèlement subi en interne par sa cliente, une professeure de l’UCLouvain. Sexisme ordinaire, attouchement sexuel, silenciation, ostracisation, violences en chaîne. Violaine Alonso parle vite – il y a matière et peu de temps. L’avocate et sa cliente intentent une action en cessation, c’est-à-dire urgente, pour demander au tribunal de trancher rapidement sur l’attitude de l’UCLouvain dans ce dossier. L’avocate dénonce un “désintérêt de l’employeur à intervenir” pour solutionner un climat de violence vieux de plusieurs années. Pourquoi l’UCLouvain, en tant qu’employeuse, n’a-t-elle pas mis un terme à cette situation de souffrance, notamment via une médiation demandée pendant deux ans par sa cliente et suggérée par trois rapports internes et externes ? C’est le cœur de l’intervention de l’avocate.

Le raccourci est vite fait : ma cliente est toujours pointée comme étant la responsable du problème. Rien n’est fait pour faire comprendre aux gens que les problèmes sont d’ordre structurel…

“Le raccourci est vite fait : ma cliente est toujours pointée comme étant la responsable du problème. Rien n’est fait pour faire comprendre aux gens que les problèmes sont d’ordre structurel, donc je comprends que les personnes pensent que le souci vient de ma cliente, alors qu’elle est la victime de ces problèmes d’ordre structurel.” L’expérience de sa cliente dans un institut de recherche en particulier est emblématique, dit-elle, du fonctionnement global de l’université.

L’avocate de l’UCLouvain répond en décrédibilisant la plaignante. Pendant 90 minutes, j’entends Carine Doutrelepont, l’une des trois avocat·es de l’UCLouvain mobilisé·es dans ce dossier, dépeindre un portrait très agressif de la professeure – individualiste, autoritaire, frustrée. Cette dernière est la grande responsable du conflit entre collègues, plaide l’avocate de l’université, qui ajoute : “Le mot “harcèlement” est malheureusement tristement à la mode. La souffrance exprimée par la professeure est un chemin pour arriver par d’autres voies là où elle a échoué.”

À propos des mails envoyés à plusieurs destinataires par la professeure qui tâche de se faire entendre, l’avocate commente : “Elle écrit des mails à tout le monde, à Jean-Pascal van Ypersele, au recteur… On se demande si elle n’écrit pas au roi.”

Au premier rang, la professeure bouge à peine, regard statique, droit devant. Je me demande comment elle encaisse autant de violence supplémentaire.

Visages choqués, visages fermés, soupirs et rires nerveux. La partie gauche de la salle n’en revient pas de ce qu’elle entend. Au premier rang, la professeure bouge à peine, regard statique, droit devant. Je me demande comment elle encaisse autant de violence supplémentaire. Je me demande si les collègues venu·es la soutenir auront encore confiance en leur employeuse, l’université.

La partie droite de la salle est presque vide : une juriste de l’UCLouvain accompagne les trois avocat·es, point.

Avant de conclure, l’avocate de l’UCLouvain répète pour une deuxième fois qu’il faut distinguer “violence réelle et sentiment de violence”. Cette affaire n’est pas un cas de violence réelle, sous-entend-elle, seulement du ressenti.

À 20h10, poussée vers la sortie par la greffière, je constate que je suis choquée par la plaidoirie de l’université. Naïvement, je pensais entendre un employeur éduqué aux notions de violences systémiques et, quelque part, situé au-dessus de la mêlée.

Après l’audience, les discours

L’année académique commence le lundi 19 septembre 2022, trois jours après l’audience. Je n’assiste pas à l’événement de rentrée organisé à l’Aula Magna, grande salle de conférence de Louvain-la-Neuve, mais je lirai par la suite l’ensemble des discours prononcés ce jour-là. Vincent Blondel, le recteur, promet : “Nous ne relâcherons pas nos efforts dans la lutte contre toutes les formes de harcèlement et de violences de genre. […] Notre université n’entend pas fuir ses responsabilités.”

Jean Hilgers, le président du conseil d’administration, emploie une image marquante : “Notre université doit aussi se regarder dans le miroir. […] L’UCLouvain vit un moment particulier de libération de la parole par rapport à des faits, même anciens, qui n’ont pas droit de cité en son sein. Ceci prouve, et c’est positif, que des souffrances peuvent s’exprimer et espérer, ainsi, reconnaissance voire réparation.” Il ajoute que l’université “a le devoir juridique et moral de traiter les plaintes avec le plus grand des sérieux.”

L’écoute des victimes est présentée comme une priorité de la rentrée. Le message est clair, mais est-il sincère ? J’ai du mal à dissocier la plaidoirie entendue au tribunal du travail de Wavre des discours tenus trois jours plus tard à Louvain-la-Neuve.

L’écoute des victimes est présentée comme une priorité de la rentrée. Le message est clair, mais est-il sincère ? J’ai du mal à dissocier la plaidoirie entendue au tribunal du travail de Wavre des discours tenus trois jours plus tard à Louvain-la-Neuve. Je commence alors un travail de recherche. Interviews, lectures, rencontres, terrain. Dans cet article, nous partageons une partie des résultats de cette enquête, première étape d’un travail journalistique qui se poursuivra.

Interviewé au sujet de l’affaire judiciaire qui oppose l’employeur et l’employée, Jacques Clesse regrette qu’elle “occulte tout ce qui est mis en place par ailleurs”. Les autorités académiques, comme cet avocat de l’UCLouvain (qui faisait partie du trio présent à l’audience le 16 septembre), soulignent qu’il s’agit d’un “conflit interpersonnel”, à distinguer de la politique générale de l’université sur les questions de genre. Pourtant, les deux dossiers ont avancé en parallèle. C’est cela qui m’interroge : comment peut-on instaurer un cadre général plus safe, si l’on n’applique pas ces intentions aux cas concrets qui toquent à la porte ?

La professeure s’exprime en interne dès la fin janvier 2020. Et durant les deux ans qui suivent, elle demandera plusieurs fois à l’université d’intervenir pour solutionner durablement son cas. Durant les deux mêmes années, l’UCLouvain empile les briques sur le chantier immense des violences de genre.

Deux ans de mobilisation

Juin 2019. La colère monte dans la communauté étudiante lorsque l’affaire “dentisterie” éclate à l’ULB – violences, racisme, harcèlement, sexisme en faculté de dentisterie. Dans les mois qui suivent commence #BalanceTonFolklore, toujours au départ de l’ULB. Le mouvement bruxellois irradie ensuite jusqu’à Louvain-la-Neuve.

Mars 2020. Devant la colère et l’indignation, l’UCLouvain ouvre sa cellule Together, un service interne de soutien juridique aux membres du personnel et aux étudiant·es victimes d’agressions (sexuelles, surtout). Le plan Respect voit le jour, mais laisse certaines personnes dubitatives, comme cette source proche du dossier : “On s’est un peu demandé d’où sortait ce plan Respect, comme sorti de nulle part alors qu’il y avait plein de ressources déjà disponibles. On a parfois le sentiment que le rectorat veut toujours tout fractionner, créer des nouvelles instances plutôt que de s’appuyer sur ce qui existe déjà.”

Les collages nous ont fait flipper, se souvient une étudiante qui ne fait pas partie de La Meute. On a réalisé qu’il y avait des agresseurs partout. Dans les kots-à-projet, les cercles… Tout ce qui fait la fierté de l’UCLouvain.

Octobre 2020. Les colleuses féministes de La Meute recouvrent certains murs de Louvain-la-Neuve de messages pour susciter une prise de conscience. “Les collages nous ont fait flipper, se souvient une étudiante qui ne fait pas partie de La Meute. On a réalisé qu’il y avait des agresseurs partout. Dans les kots-à-projet, les cercles, l’AGL [Assemblée Générale des Étudiant·e·s de Louvain, ndlr]… Tout ce qui fait la fierté de l’UCLouvain.”

Côté politique, deux avancées intéressantes. Un groupe de député·es du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles ébauche une proposition de résolution visant notamment à prévoir un cadre législatif décent pour protéger les étudiant·es. La ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Glatigny (MR), rédige une circulaire administrative pour demander aux établissements (universités, hautes écoles, écoles des arts) d’assurer trois missions : information, prévention/sensibilisation et formation des étudiant·es comme du personnel sur le harcèlement et les violences sexuelles. La circulaire est signée le 13 septembre 2021.

Le 13 octobre 2021, le Parlement vote à 75 voix sur 85 (les 10 abstentions viennent du CdH) la proposition de résolution n° 273 : celle “visant à prévenir et lutter contre le harcèlement des étudiantes et des étudiants dans les établissements d’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles”.

À cette période, l’UCLouvain se concentre sur la prise en charge des étudiantes victimes de viol et de violences sexuelles, et dès lors sur la gestion du problème (plutôt que la prévention). L’université explique par exemple qu’elle met la “pression” sur le cabinet de Sarah Schlitz (Ecolo), secrétaire d’État à l’Égalité des genres, pour prévoir un Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS) dans le Brabant wallon en 2024. Du côté du cabinet, on minimise le rôle joué par l’UCLouvain dans ce dossier.

L’UCLouvain finance de son côté la réalisation d’un podcast intitulé Les louv·es, diffusé de septembre 2021 à mai 2022. Derrière des titres à la portée très large (“Le sexisme à l’université, c’est bien réel”, “Le harcèlement sexuel à l’UCLouvain”), il est surtout question de harcèlement de rue et d’agressions survenues en milieu festif. “C’était la ligne éditoriale prévue par l’UCLouvain : se focaliser sur le harcèlement des étudiantes”, m’explique la réalisatrice du podcast, dont le contrat avec l’UCLouvain est terminé, puisque les six épisodes sont bouclés et diffusés (sur Spotify notamment).

Février 2022 est une période charnière : les académiques sortent du bois, par voie de presse. Une série de personnes (venant notamment de l’UCLouvain) cosignent le 9 février une carte blanche dans Le Soir (“Dans l’enseignement supérieur, ce sexisme toujours ordinaire…”). De Morgen publie ensuite, le 12 février, une double page chargée de témoignages anonymes d’employé·es de l’UCLouvain victimes de violences (professeures, doctorantes…). Enfin, le 14 février, De Morgen revient sur le sujet avec, cette fois, l’interview de Jean-Pascal van Ypersele, qui prend la défense de nombreuses victimes (“mon dossier fait plusieurs centimètres d’épaisseur”, explique-t-il) et dénonce un système “qui pousse la poussière sous le tapis”. Professeur émérite, climatologue de renommée mondiale, ancien vice-président du GIEC… Il est quasi indéboulonnable à l’UCLouvain, ce qui lui permet de servir de bouclier aux employées victimes de l’UCLouvain.

En réaction aux deux articles du Morgen, le recteur de l’UCLouvain s’exprime dans Le Soir du 16 février. L’interview de Vincent Blondel se termine comme suit : “Quelles que soient les circonstances et les responsabilités, que des personnes aient des difficultés à trouver le sommeil, aient le sentiment d’être dans le désespoir, d’avoir subi des injustices suite à des événements qui impliquent mon université, ça me désole absolument. C’est un échec malgré tout le travail que nous tentons de faire pour que, précisément, ces situations ne se présentent pas.”

Les autorités de l’UCLouvain […] agissent trop peu, et considèrent à tort que les problèmes sont “résolus” quand les personnes harcelées ont été éloignées de leur harceleur ou ont quitté l’université, volontairement ou non.

Enfin, dernier élément de cette chronologie, Jean-Pascal van Ypersele rédige le 23 février une note qui dépeint un “climat de harcèlement toléré” à l’UCLouvain. Un extrait : “Les autorités de l’UCLouvain, souvent bien au courant des situations “problématiques”, agissent trop peu, et considèrent à tort que les problèmes sont “résolus” quand les personnes harcelées ont été éloignées de leur harceleur ou ont quitté l’université, volontairement ou non. Cette attitude permet aux harceleurs restés en place, non sanctionnés, de continuer à sévir, et cela contribue à donner à l’UCLouvain la réputation d’une université qui n’ose pas affronter sérieusement les problèmes dans ce domaine.”

Le soulagement…

Il faut donc imaginer qu’une bonne partie du public présent à l’audience du 16 septembre 2022 inclut tout ce contexte – cet historique – dans son analyse de la situation. Jean-Pascal van Ypersele se trouve par exemple au deuxième rang, au tribunal, pour soutenir sa collègue. Pour ces personnes, l’affaire doit être lue en parallèle des engagements pris publiquement par l’UCLouvain pour éliminer le harcèlement de genre. Les contradictions entre les discours et les actes leur sautent aux yeux.

Un profond sentiment de justice les envahit donc lorsque le tribunal du travail du Brabant wallon prononce son jugement, le 7 octobre 2022, largement favorable à la professeure plaignante. “Je suis très soulagée du jugement rendu, exprime-t-elle dans un communiqué. J’espère qu’il mettra fin à 14 années de stress pour moi et qu’il me permettra de développer ma carrière sereinement.” Elle espère que sa démarche “donnera le courage aux autres femmes qui vivent des situations similaires de s’adresser à la Justice de notre pays pour être entendues”.

Je suis très soulagée du jugement rendu, exprime la professeure plaignante dans un communiqué. J’espère qu’il mettra fin à 14 années de stress pour moi et qu’il me permettra de développer ma carrière sereinement.

Que dit le jugement ? Dans les grandes lignes, d’abord : le tribunal du travail estime que l’UCLouvain porte une part de responsabilité dans la souffrance de la professeure et dans la violence de la situation. Oui, l’université a fait certaines choses pour tenter de solutionner ce conflit, mais rien de suffisant pour y arriver totalement. À certains égards, dit le tribunal, l’UCLouvain a carrément agi de façon contre-productive. Le jugement acte certains comportements abusifs, constitutifs de violence psychique. Ainsi, la procédure disciplinaire – ouverte à l’encontre de la professeure par l’UCLouvain le 5 juillet 2022 – est un acte de violence, indique le jugement, puisque cette procédure peut “avoir de graves conséquences pour une personne dont la souffrance est avérée”. L’UCLouvain estime qu’elle est “impuissante” pour intervenir dans ce conflit ? Le tribunal lui répond que cette défense “repose sur un postulat erroné” et renvoie l’université à ses responsabilités d’employeuse, parmi lesquelles la prévention des risques psychosociaux en milieu professionnel.

Le tribunal ordonne ensuite la réintégration de la professeure dans un pôle de recherche dont elle avait été exclue, pour qu’elle puisse reprendre son travail dans de bonnes conditions.

Dans les détails : le tribunal ordonne donc la cessation immédiate de ladite procédure disciplinaire. Il ordonne aussi la cessation immédiate d’une relation hiérarchique conflictuelle entre la professeure et l’un de ses supérieurs. Le tribunal ordonne ensuite la réintégration de la professeure dans un pôle de recherche dont elle avait été exclue, pour qu’elle puisse reprendre son travail dans de bonnes conditions. Le tribunal invite l’UCLouvain à organiser des formations aux risques psychosociaux et à la gestion de conflits. Enfin, le tribunal ordonne que le jugement soit affiché pendant un mois dans un endroit visible du plus grand nombre.

Le jugement s’attarde longuement sur cette procédure disciplinaire car la professeure s’est tournée en urgence vers le tribunal du travail, au civil donc, précisément pour cela : faire analyser cette procédure disciplinaire, suspecte à ses yeux. L’UCLouvain l’a enclenchée suite à la réception de trois plaintes internes dirigées contre la professeure par trois collègues masculins… qu’elle pointe comme étant ses agresseurs. Toutes ces personnes font partie de cet hyperconflit qui dure depuis des années. La procédure disciplinaire est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ; la médiation demandée depuis longtemps est la grande absente du tableau. D’où le recours à la Justice pour trancher sur l’attitude de l’UCLouvain dans ce dossier – qualifiée de passive et partiale par la partie plaignante.

© Morgane Somville, pour axelle magazine

Puis la claque de l’appel

Dès la publication du jugement en première instance, l’UCLouvain annonce qu’elle fera appel de la décision. Pour quels motifs ? L’université estime que “plusieurs éléments de l’ordonnance paraissent fondés sur des constats factuellement erronés”. L’erreur se situe, selon Jacques Clesse, avocat de l’UCLouvain qui a repris la main sur le dossier en seconde instance, autour de la compréhension de la relation hiérarchique entre la professeure et l’un de ses supérieurs, qualifiée de “relation de dépendance” dans le jugement en première instance. “Le tribunal en a tiré des conséquences inexactes, m’explique-t-il lorsque je le rencontre. L’université ne pouvait pas rester avec une décision aussi critiquable.”

Dans l’immédiat, la procédure disciplinaire a bien été suspendue par l’UCLouvain et la professeure donne cours “normalement” depuis la rentrée. Une discussion est également ouverte au sujet d’une véritable médiation.

Mais concernant la lecture générale du dossier, pas de changement : le rectorat comme l’avocat Jacques Clesse maintiennent cette affaire à distance de l’UCLouvain. Ils continuent à la catégoriser comme un conflit interpersonnel et répètent systématiquement que le jugement en première instance “n’a pas retenu la qualification de harcèlement ou de sexisme”. À les entendre, c’est une bonne nouvelle. Le texte indique : “Si la commission n’a pu objectiver l’existence de harcèlement moral, renvoyant à l’existence d’un hyperconflit personnel, elle met en lumière des faits de violence.” Est-ce seulement positif pour un employeur d’échapper au harcèlement moral, mais d’être responsable de violence psychique au travail ?

“Un pas en avant, trois pas en arrière”

À Louvain-la-Neuve, l’intention d’aller en appel fait très vite parler d’elle – plutôt négativement.

Le 13 octobre 2022, je me rends place de l’Université pour observer une manifestation organisée en soutien à la professeure. Vers 13h00, une quarantaine d’étudiant·es reprend la comptine “Il était une bergère qui allait au marché”. “Il était une unif avec du harcèlement. Elle avait dans sa tête tout plein de mauvais plans. Tolérance zéro au harcèlement, beaucoup de blabla, mais pas de changement, hey ! Un pas en avant, trois pas en arrière, c’est la politique de l’UCLouvain.”

L’UCLouvain n’en a rien à faire quand des victimes prennent la parole. L’attitude de l’UCLouvain est celle de la culpabilisation des victimes.

Les critiques se poursuivent au mégaphone. “L’UCLouvain n’en a rien à faire quand des victimes prennent la parole. L’attitude de l’UCLouvain est celle de la culpabilisation des victimes”, déclare Justine Havelange, présidente de l’AGL. “L’UCLouvain n’a rien compris”, enchaîne Cloë Machuelle, représentante à Louvain-la-Neuve du COMAC (groupement des jeunes du PTB). Elle souligne l’importance que l’UCLouvain accorde à son image, la crainte d’une mauvaise réputation, d’une baisse d’inscriptions, d’une perte de financements publics.

Les activités de l’UCLouvain sont financées à 58 % par des allocations publiques. En 2021, le chiffre d’affaires dépassait 512 millions d’euros. L’UCLouvain est le mastodonte de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, avec 34.000 étudiant·es belges et internationales/aux et 7.000 employé·es.

L’UCLouvain est le mastodonte de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, avec 34.000 étudiant·es belges et internationales/aux et 7.000 employé·es.

Vers 13h15, Jean-Pascal van Ypersele lit une série de témoignages : une secrétaire harcelée par le doyen d’une faculté alerte le recteur, qui ne bouge pas. Une doctorante harcelée par son supérieur alerte son président d’institut, qui ne bouge pas. Une post-doctorante, dont un supérieur volait les idées et les publiait sous son nom, signale la situation. Elle est écartée, il reste en place. Une étudiante reçoit des commentaires à tendance sexuelle d’un professeur, toujours en place. Il précise que ces témoignages sont tirés de situations qui ne sont pas encore passées devant un tribunal.

À celles et ceux qui considèrent qu’il nuit à la réputation de l’institution, en agissant de la sorte, il rétorque que l’UCLouvain s’en charge très bien en solo. Au mégaphone, il dit clairement : “Faire appel contre la décision du président du tribunal du travail de Wavre serait un acte insolent, qui nuira encore plus à la réputation de l’université que les situations condamnées par le tribunal.”

J’apprendrai par la suite, de plusieurs sources, que d’autres professeur·es interpellent aussi le rectorat, plus discrètement. On me parle d’un double mouvement qui traverse Louvain-la-Neuve à l’automne 2022. Le “groupe des 41 signataires”, plutôt en provenance du bas de la ville (la zone des sciences humaines), monte vers le QG central, critique de l’attitude des autorités universitaires et demande des solutions concrètes et rapides. En parallèle, d’autres académiques descendent du haut de la ville (branché sciences et technologies), plutôt en faveur de la requête d’appel.

La nuit du 13 au 14 octobre, les colleuses de La Meute dénoncent l’UCLouvain sur la façade des Halles, le bâtiment abritant l’administration et le rectorat. “UCL ☒ CROIT, PROTÈGE LES VICTIMES ☑ PROMEUT, PROTÈGE LES AGRESSEURS.” Le collage, feuilles A4 blanches et grosses lettres noires, est rapidement arraché. Le post Instagram vit toujours, accompagné de sa légende : “La honte doit changer de camp, l’UCLouvain doit changer de siècle.”

Le 14 octobre, le recteur confirme l’introduction d’une requête d’appel. Vincent Blondel envoie un mail à toute la communauté UCLouvain ; constate que l’annonce de l’appel “a suscité de l’émoi auprès de certains et certaines d’entre vous” ; ajoute que “ce n’est nullement une façon pour nous d’échapper à nos responsabilités. Il n’y a pas la moindre ambiguïté quant à l’engagement de l’UCLouvain dans son combat contre toutes les formes de harcèlement et de violences de genre.”

Trois actions concrètes

Le cas de la professeure s’arrête ici, dans l’attente du deuxième jugement et de pourparlers en interne.

Jacques Clesse, l’avocat de l’UCLouvain qui plaidera en seconde instance, ne voit aucune contradiction entre la requête d’appel et les engagements de l’université à écouter les victimes. “Le tribunal du travail estime que l’université n’en fait pas assez. Je pense le contraire. Je connais peu d’employeurs qui en font autant pour leur personnel.” Concrètement, à quoi fait-il référence ? Silence. Il me renvoie vers l’université.

Je contacte Marthe Nyssens, prorectrice. Titulaire du plan Respect depuis mars 2022, suite au départ de la responsable précédente, Marthe Nyssens portait initialement la casquette “Transition et Société”. Elle me reçoit dans son bureau le 23 novembre. Elle prévient : “Je vais parler d’actes, pas de discours. Je suis pragmatique.” Très bien. De son exposé, je retiens trois points essentiels.

D’abord, 1.200 responsables hiérarchiques et fonctionnel·les de l’université viennent de commencer un cycle de formation obligatoire sur le sexisme ordinaire et les violences de genre. Des ateliers pratiques et deux cours en ligne – 20 minutes sur le cadre légal (la loi “bien-être” du 4 juin 1996) et 30 minutes sur le harcèlement de genre en commençant par la présentation d’un schéma sur les violences de genre (depuis “le patriarcat et l’hétéronormativité” jusqu’au meurtre). Cette formation des instances supérieures, rectorat en tête, est “une carte qui peut changer la culture de l’institution, estime Marthe Nyssens. Nous avons une réforme à faire. Il faut un changement de culture du personnel et des étudiant·es. C’est cela qui fera bouger les lignes.”

Cette formation des instances supérieures, rectorat en tête, est une carte qui peut changer la culture de l’institution, estime Marthe Nyssens. […] Il faut un changement de culture du personnel et des étudiant·es…

Pour les étudiant·es, l’accent est mis sur le consentement. L’université a intercalé une formation au consentement (“une vidéo infantilisante”, commente une étudiante féministe qui suit de près les choix posés par l’UCLouvain) dans la liste des cours accessibles via la plateforme interne Moodle. Décollage moins impressionnant que la formation des professeur·es : 2.000 vues fin novembre 2022, pour 40.000 personnes ciblées par l’université. Marthe Nyssens ne cache pas sa déception.

Enfin, le Conseil des Affaires sociales et étudiantes (CASE, un organe de décision interne) comprend désormais une sous-commission permanente dédiée à la lutte contre le harcèlement et les violences de genre, afin que l’enjeu ne déloge plus de l’ordre du jour de l’université et que les actions soient constamment évaluées. “C’est en fonctionnant qu’on va s’améliorer”, estime Marthe Nyssens.

Malaise face aux agresseurs

Après l’interview, je reste à Louvain-la-Neuve, je me balade. J’attends la fin de la journée. À 19 heures, l’asbl Collectif des Femmes organise une conférence suivie par la signature d’une pétition : “Stop au harcèlement sexiste sur notre commune et nos campus !”

Auditoire Agora 10, une longue tablée de femmes : la bourgmestre, une travailleuse sociale du Collectif des Femmes, Marthe Nyssens pour l’UCLouvain, trois représentantes des étudiant·es (AGL, FEF, Conseil des étudiant·es de l’ULB), une inspectrice de la zone de police Ottignies-Louvain-la-Neuve et la conseillère “égalité des chances et droits des femmes” au sein du cabinet de la ministre Glatigny. Personne pour représenter les employé·es de l’université, mais la conférence se concentre sur les agressions subies par les étudiantes.

Les interventions sont lisses et polies, mais intéressantes, jusqu’à la question d’une étudiante : “Si une affaire de viol passe devant la Justice mais conduit, comme souvent, à un non-lieu, l’université peut-elle faire quelque chose ? Y a-t-il des sanctions ou bien l’UCLouvain accepte la situation, et c’est tout ?” “Lorsqu’on est informé, le dossier passe au vice-rectorat aux affaires étudiantes, répond Marthe Nyssens. Et si l’étudiant est condamné, bien entendu, on prend position.” L’étudiante relance. “Et si justement il n’est pas condamné ? Mais qu’il y a quand même beaucoup d’accusations ?” Marthe Nyssens : “Nous ne sommes pas juges. On est démunis par rapport à cela.”

Si une affaire de viol passe devant la Justice mais conduit, comme souvent, à un non-lieu, l’université peut-elle faire quelque chose ? Y a-t-il des sanctions ou bien l’UCLouvain accepte la situation, et c’est tout ?

Léger malaise dans la salle et sur l’estrade. L’inspectrice s’exprime, puis la bourgmestre et le Collectif des femmes… Mais les étudiantes s’impatientent. La FEF et la représentante du Conseil des étudiant·es de l’ULB tiennent à revenir sur la question initiale : comment l’université peut-elle protéger une victime qui dénonce un agresseur ? Mélody Alskeif (ULB) présente une idée sur la table à Bruxelles : des commissions disciplinaires qui inverseraient la charge de la preuve dans le cas d’abus commis entre étudiant·es. Ce ne serait plus aux étudiantes, victimes, de prouver une agression. Ce serait aux étudiants, présumés agresseurs, d’expliquer qu’ils n’ont pas agi de la sorte.

La FEF est remontée contre l’UCLouvain. Sa représentante Emila Hoxhaj s’adresse directement à Marthe Nyssens : “Mettez-vous les moyens pour créer une commission disciplinaire telle que Mélody vient de présenter ? C’est un choix que vous pouvez prendre, et c’est pour cela qu’on va continuer à se battre. On veut qu’un verdict puisse être pris au sein de l’établissement, spécialement vu le décisions de justice.” Emila Hoxhaj clôture son intervention en citant le cas d’un assistant, toujours en place, dont une dizaine de témoignages dénoncent les agissements. “Combien de victimes de plus faut-il pour que ce futur prof soit exclu de l’établissement ?”

L’AGL acquiesce. L’ULB aussi. Marthe Nyssens est immobile au fond de sa chaise. L’inspectrice de police prend le micro et tempère. “J’entends ce que vous proposez et ce n’est pas une mauvaise idée.” Virginie Greant rappelle cependant pour la seconde fois ce soir que le système judiciaire se concentre historiquement sur le suspect. La charge de la preuve repose sur les victimes (ce sujet fera d’ailleurs l’objet d’une enquête dans notre prochain numéro). “Mais la révision récente du Code pénal, entrée en vigueur le 1er juillet 2022, avec la notion de consentement et celle de victime, amènera petit à petit la jurisprudence. Patience, on se dirige vers une plus grande place pour les victimes dans le système judiciaire”, avance-t-elle, constructive.

Marthe Nyssens n’ajoutera aucun commentaire pour éventuellement compléter ce qu’elle disait quelques minutes plus tôt : “La détermination de l’université est totale. Nous sommes parfaitement conscients à l’université que la prise en charge souffre de failles.”

Et ensuite…

L’année 2023 sera marquée par des événements-clés. L’audience en seconde instance de la professeure contre l’UCLouvain. L’enquête menée depuis mai 2022 par la police judiciaire, mandatée par l’auditorat du travail du Brabant wallon, sur la façon dont l’UCLouvain traite les plaintes internes relatives à des situations de violence au travail. Deux autres affaires judiciaires, aussi. L’UCLouvain accumule actuellement (au moins) quatre dossiers judiciaires relatifs à des situations de sexisme, harcèlement, agressions, violences de genre.

La médecine du travail (en l’occurence le CESI) s’intéresse aussi aux agissements de certains employés de l’université. Au moment de boucler cet article, le 9 décembre 2022, la presse annonçait le licenciement de Didier Hamann, désormais ex-directeur de l’administration des relations extérieures et de la communication (AREC), vu ses “méthodes managériales”. Cette rupture de contrat découle de la sortie d’une analyse des risques psychosociaux menée par le CESI en 2022 au sein de l’UCLouvain, au départ de plusieurs signalements introduits par des membres du personnel pour harcèlement moral et sexisme ordinaire.

Des propositions émergeront de la commission Tulkens pour, notamment, réformer les règlements intérieurs de l’université. Par exemple la question du délai de six mois maximum pour introduire une plainte en interne.

Des lignes seraient donc en train de bouger ? Mai 2023 sera à cet égard une date importante : la sortie d’un rapport très attendu sur la politique de lutte contre les violences de l’UCLouvain. Ce rapport est préparé par la commission interne “Tulkens”, du nom de la juriste émérite qui la préside, Françoise Tulkens, bien connue des lectrices d’axelle. Des propositions émergeront de la commission pour, notamment, réformer les règlements intérieurs de l’université. Par exemple la question du délai de six mois maximum pour introduire une plainte en interne, ou la fonction des vice-recteurs/trices aux affaires étudiantes et à la politique du personnel.

L’UCLouvain avait demandé à la commission Tulkens d’avancer rapidement lorsqu’elle lui a tendu ce mandat en mai 2022. La commission a répondu qu’elle aurait besoin d’un an de travail vu l’ampleur de la problématique et, surtout, la complexité de l’institution.

Marthe Nyssens insiste elle aussi sur la complexité de l’UCLouvain. En interview comme en conférence, elle répète à de nombreuses reprises : “C’est complexe”, “C’est très complexe”, “La complexité institutionnelle entraîne des dysfonctionnements” ou encore “La complexité ne donne pas confiance”. Tellement complexe que certaines victimes sont oubliées ? Pas vues, pas crues ? Marthe Nyssens répond au nom des autorités académiques : “Je vous assure que, jamais, on ne s’est assis sur un dossier.” C’est noté.

axelle est un média féministe qui accorde énormément d’importance aux récits de victimes. Que disent-elles ? Que le système doit changer. En 2023, je compte poursuivre cette enquête sur le fonctionnement de l’UCLouvain. Je m’intéresse aux changements opérés au sein de la première université francophone ou, au contraire, à l’absence d’évolution systémique. Pour me joindre : joie.catherine[at]protonmail.com