Violences policières lors d’une marche féministe à Bruxelles : « Ce sont des femmes qui simulent ! »

Samedi 11 février, Bruxelles. La marche féministe pacifique « Reclaim The Night » est réprimée par la police avec une brutalité que rapportent de multiples témoignages recueillis par axelle. Face à 150 marcheuses armées de tambours et de banderoles lumineuses, un déploiement de policier·ères pour les encercler, noter leur identité et, éventuellement, les passer à tabac. Récit de la soirée, heure par heure. [Exclu web]

(c) Page Facebook "Féminisme Libertaire Bruxelles"

Samedi 11 février, une marche féministe Reclaim The Night a lieu à Bruxelles. C’est une marche de nuit pacifique organisée par un collectif féministe, dans le but de se réapproprier l’espace public et de dénoncer toutes les violences sexistes (envers les femmes, envers les personnes LGBT et trans). Dans ce genre d’événement – de telles marches sont régulièrement organisées sur tous les continents –, toutes les personnes concernées par ces violences, femmes et personnes trans, membres de collectifs ou non, marchent ensemble en non-mixité : une façon de se retrouver entre elles. « Beaucoup de manifestations sont menées par des hommes, explique Catherine, participante. Les femmes n’y sont pas forcément en sécurité. La ‘Reclaim’ nous permet de rattraper toutes les manifestations où on ne va pas. » Mais cette marche a rapidement été écourtée par une répression policière dont les marcheuses dénoncent la violence. Alexandra, Catherine, Roxanne et Leila – cette dernière étant en incapacité de travail à cause du coup de matraque reçu ce soir-là – nous ont raconté ce qu’elles ont vécu de l’intérieur.

20h

Les préparatifs de la marche se sont déroulés pendant l’après-midi au « 123 » (rue Royale, à Bruxelles) : ateliers de fabrication de flambeaux, de répétitions de chants et de création de slogans et de pancartes. Les marcheuses, présentes ou non lors des ateliers, se rassemblent au Mont des Arts. La plupart sont là à titre individuel, avec des amies, des connaissances, ou parfois toutes seules, comme Alexandra, qui a entendu parler de la Reclaim dans un échange de mails, et qui a décidé de participer. « Je n’ai pas pu aller aux ateliers. J’attendais donc au Mont des Arts, le lieu de rendez-vous. À 20 heures, il n’y avait que deux ou trois filles. Petit à petit, les autres sont arrivées. C’était chouette. Elles ont partagé avec nous des feuilles avec des chansons, des décorations, des slogans. »

Cette fois-ci, elles ont décidé de se passer d’une autorisation.

Trois policier·ères, dont une femme, apparaissent. Alexandra savait que la marche n’avait pas fait l’objet d’une demande d’autorisation : « Visiblement, c’était une décision politique de la part des organisatrices. » Catherine nous expliquera en effet que les organisatrices de la Reclaim avaient déjà, lors d’une marche antérieure, demandé une autorisation, et qu’elles avaient obtenu le droit de marcher… sur le trottoir. Alors, cette fois-ci, elles ont décidé de s’en passer. «  Les policiers nous ont demandé notre itinéraire, raconte Alexandra. On ne le leur a pas donné précisément. On leur a dit qu’on allait dans le centre. Ça n’a pas eu l’air de les gêner, ils avaient l’air très cool avec ça. »

20h30

Le groupe se met en route : un peu plus de 150 personnes traversent les rues du centre, en chantant et en scandant des slogans. « Il y avait une bonne ambiance, les touristes applaudissaient à notre passage », raconte Leila. « J’étais au début de la marche, se souvient Alexandra, avec les filles qui tenaient une banderole. Derrière nous, il y avait les autres, avec les torches, et devant, il y en avait une à bicyclette pour ouvrir la marche. »

20h45 environ

Les marcheuses parviennent rue des Grands Carmes, juste devant le Manneken Pis. Dans cette ruelle plutôt étroite, un homme surgit, une matraque à la main, et se jette sur le groupe. Il frappe. Roxanne, qui marche un peu plus loin à côté de Catherine, raconte : « J’ai vu un homme sortir d’entre deux voitures et commencer à matraquer une personne. On a tout de suite pensé qu’il y avait des masculinistes ou des fascistes qui étaient en train de nous agresser. » Ce qui ne serait pas la première fois.

J’ai vu un homme sortir d’entre deux voitures et commencer à matraquer une personne. On a tout de suite pensé qu’il y avait des masculinistes ou des fascistes qui étaient en train de nous agresser.

Deux policiers arrivent ensuite derrière l’homme. Catherine se retourne. « L’homme avait sorti sa matraque télescopique. Je croyais que c’était une batte de baseball. Puis j’ai vu des flics arriver et je me suis dit : ils vont arrêter ce mec ! » Mais quelques instants plus tard, Catherine comprend que l’agresseur est en fait un policier en civil, rejoint par ses collègues en uniforme. « Comme le groupe était solidaire, on a essayé d’intervenir et c’est à ce moment-là que c’est parti dans tous les sens, parce que cet homme a commencé à cogner tout le monde. »

Leila, quant à elle, est encore derrière. « Tout d’un coup, j’ai entendu des cris. J’ai vu un homme taper une fille allongée par terre. Je me suis dit : c’est un fou qui nous attaque ! J’ai pensé que les policiers, que je voyais arriver, allaient l’arrêter. Et puis l’homme s’est relevé et a commencé à taper autour de lui. Je l’ai vu foncer vers moi en visant mon visage ; j’ai levé le bras pour me protéger. Le coup de matraque a touché ma main. J’ai cru m’évanouir. »

Sous le choc, Leila se réfugie sur le seuil d’une porte de maison. Les policiers, de plus en plus nombreux, enserrent les marcheuses présentes rue des Grands Carmes, entre la rue de l’Étuve et la rue du Midi. Leila parvient à échapper à leur avancée et retrouve des amies restées à l’extérieur du cercle formé par les policiers, encore poreux – mais plus pour longtemps.

21h30 environ, peut-être un peu plus tard

Des renforts, armés de matraques et de boucliers, arrivent à bord de plusieurs fourgonnettes. Pourquoi une telle démonstration de force ? Les manifestantes ne cherchent pas à alimenter la violence de l’intervention. « Une dizaine d’autres policiers sont arrivés derrière nous, raconte Catherine. On s’est dit : on ne cherche pas l’affrontement, on continue notre marche. On était toutes en train de communiquer, d’avancer. C’est à ce moment-là que les fourgonnettes sont arrivées devant et nous ont bloquées. »

Selon Roxanne, « les flics s’étaient mis de manière à ce que les gens à l’extérieur de la rue ne voient rien de ce qu’il se passait. Ils ont créé un espace dans lequel ils avaient tous les droits et le pouvoir de faire ce qu’ils voulaient. »

Ils ont créé un espace dans lequel ils avaient tous les droits et le pouvoir de faire ce qu’ils voulaient.

Pendant ce temps, le policier en civil essaye de pousser les marcheuses à bout. Catherine remarque : « Il voulait créer la violence, il nous relançait et nous provoquait en essayant de nous diviser, il était là pour ça. Mais on n’a jamais cédé. »

Au cœur du groupe de la marche, chants, percussions et slogans se font de nouveau entendre, certaines dansent… « Il y avait aussi des chants très calmes et plus pacifistes pour essayer de calmer les personnes les plus stressées. On a pris soin les unes des autres », insiste Catherine.

© Capture d’écran vidéo Facebook Charle Köttur

Au même moment, de l’autre côté de la nasse policière

Marcela sort d’un restaurant, rue du Midi, à la hauteur de l’angle avec la rue des Grands Carmes. Elle voit des véhicules de police. « C’était impressionnant, comme si quelque chose de très grave se passait : des policiers avec des boucliers étaient sortis de leur fourgonnette et s’étaient déployés en bloquant l’accès à la rue. » Marcela sait qu’une marche féministe doit passer dans le quartier, et en entendant les cris des femmes, elle s’inquiète et se rapproche. « J’ai interpellé les policiers, qui ne m’ont pas laissé avancer. Ils m’ont dit qu’il s’agissait d’une manifestation non autorisée. » En levant la tête, Marcela aperçoit des hommes en armure noire, bouclier collé au corps, se rapprocher des marcheuses. « J’ai demandé aux policiers pourquoi ils faisaient ça. Ils m’ont répondu : ‘ce sont des femmes qui simulent !’ » Encore révoltée, Marcela confie : « J’étais extrêmement choquée par ce qui se passait et par l’attitude de la police. »

Entre 21h45 et 22h

Catherine raconte : « Un message est arrivé par mégaphone : ‘Vous pouvez sortir mais deux par deux et seulement si vous déclinez votre identité.’ » 

Alexandra, qui souffre de claustrophobie, est victime d’une crise de panique. « Comme j’étais venue seule, je ne connaissais pas beaucoup de gens. Mais j’ai parlé avec des filles qui m’ont soutenue, en solidarité. » Avec l’aide de Roxanne, elle parvient à convaincre des policiers de la laisser sortir de l’étau. « Je culpabilisais de laisser les autres filles. Je pensais surtout à celles qui n’avaient peut-être pas de papiers. »

On était très soudées, même si beaucoup d’entre nous ne se connaissaient pas.

Un arrangement se crée rapidement entre les manifestantes pour savoir qui va sortir d’abord, selon la situation et l’état de chacune. « On était très soudées, même si beaucoup d’entre nous ne se connaissaient pas. »

Catherine montre sa carte d’identité – que les policiers consignent et photographient – et sort. Elle reste postée rue du Midi où elle retrouve Roxanne, avec d’autres. Derrière le mur humain formé par les policiers, elles ne voient pas celles qui sont restées dans la nasse. « À côté de nous, des personnes criaient ‘lâche-la, lâche-la’, pour que les flics sachent qu’on n’allait pas les laisser faire ce qu’ils voulaient », raconte Catherine.

Puis, lorsque les dernières résistent encore, les policiers se resserrent encore davantage. Catherine décrit la scène, qui lui a été racontée juste après : « Parmi celles qui ont été extraites de la nasse et contrôlées, celles qui n’avaient pas de papiers ont été jetées dans le caniveau – littéralement dans la merde. Ils ont fini par toutes les sortir une à une en les tirant, en les attrapant, en les cognant. Ça a pris énormément de temps, ils ont tout essayé : négocier, puis, quand ça ne marchait pas, tirer, taper, ou les étrangler avec leur matraque. »

23h45

L’intervention aura duré trois heures et aura concerné 138 personnes au total, selon une source policière citée par Belga et reprise dans divers médias. Elles ont été fouillées et leur identité, enregistrée.

Une à une, les personnes relâchées par les policiers se retrouvent un peu plus loin. Juste avant minuit, une trentaine de marcheuses sont encore présentes, avec de l’eau, des ravitaillements achetés sur place et des bras ouverts. Les policiers ne tentent pas de dissoudre de force ce nouveau rassemblement.

Certaines participent à un « débriefing ». D’autres rentrent chez elles, choquées. Le lendemain matin, Leila se réveille avec une douleur lancinante et se rend à l’hôpital. « Je ne pouvais plus bouger la main. J’ai eu cinq jours d’incapacité temporaire de travail. Je ne comprends toujours pas ce qui s’est passé. C’était dingue. » Leila va porter plainte, avec d’autres femmes, elles aussi victimes de violence policière ce soir-là.

Des questions qui restent

À Marcela, les policiers ont expliqué leur intervention par le fait que la marche n’était pas autorisée. Mais Alexandra nous le dit elle-même : « Des policiers sont venus nous parler dès le début de la marche. Ils savaient, mais ils ne nous ont pas reproché de ne pas avoir d’autorisation. » À ce sujet, voici ce que déclarent les organisatrices, dans un communiqué reçu mardi 14 février par la rédaction : « Nous ne demandons pas d’autorisation de manifester car il nous semble contradictoire de demander à une nième institution patriarcale la permission de marcher contre elle. Nous ne demandons pas le droit de prendre la rue, nous la prenons. »

On s’est fait tabasser. C’était de la violence pure et gratuite.

Certains articles mentionnent également des « graffitis » qu’auraient commis des personnes participant à la Reclaim. Une enquête policière serait en cours pour des « dégradations » perpétrées par « un certain nombre » de personnes. Des participantes à qui nous avons parlé ont vu une marcheuse peindre un sigle féministe sur le bitume. Mais… « Tout ça pour des graffitis ?, s’étonne Roxanne. Qui peut avaler ça ? Normalement, il y a une interpellation, la police vient et dit : ‘Vous ne pouvez pas faire ça’. Là, on s’est fait tabasser. C’était de la violence pure et gratuite. »

Les policiers ont-ils légitimement recouru à la force ? Voici ce que dit un guide officiel  : « Dans l’exercice de ses missions de police administrative ou judiciaire, tout fonctionnaire de police peut, en tenant compte des risques que cela comporte, recourir à la force pour poursuivre un objectif légitime qui ne peut être atteint autrement. Tout recours à la force doit être raisonnable et proportionné à l’objectif poursuivi. Tout usage de la force est précédé d’un avertissement, à moins que cela ne rende cet usage inopérant. »

Qui était vraiment violent ? Pas nous.

Lorsque les policiers ont commencé à encercler les manifestantes, l’un d’entre eux s’est adressé à elles et Catherine l’a entendu leur reprocher d’être « violentes ». « Il faut à tout prix refuser l’idée que tout ce qui ne va pas dans le sens de l’ordre établi est violent. La marche de samedi a démontré que le simple fait que des femmes et des personnes transgenre marchent ensemble dans la rue peut être qualifié de violent par ce type de logique. C’est dire à quel point nous sommes exclu·es. Être là où on ne nous attend pas, c’est déjà trop, s’indigne Roxanne. Qui était vraiment violent ? Pas nous. »

Mais alors pourquoi cette intervention ? Maintien de l’ordre social  ? Selon Catherine, les policiers voulaient ficher les marcheuses. Pour Roxanne, « l’objectif était aussi d’effrayer toute personne qui aurait l’idée de remettre ça. » En tous les cas, à recouper tous ces témoignages, une chose semble certaine : ce n’est pas la manifestation féministe qui a dégénéré, plutôt le comportement des policiers.

Témoigner, porter plainte

Avec l’aide d’un avocat, un dossier est en cours de constitution afin de fournir la matière nécessaire au dépôt de plaintes. Si vous étiez présent·e ce soir-là ou que vous avez été témoin de violences, si vous avez des documents (photos, vidéos), envoyez un mail à cette adresse : doriendewuffel @ hotmail.com

Un témoignage vidéo d’une marcheuse.