Violences sexuelles : peut-on rendre justice autrement ?

En Belgique, une personne sur deux se déclare victime de violences sexuelles. Selon un sondage réalisé par Amnesty International et SOS Viol en 2019, une femme sur cinq a subi un viol. Mais ce n’est que la pointe visible du phénomène. Ces dernières années, les violences faites aux femmes occupent le devant de la scène médiatique et certaines féministes plaident pour un durcissement des politiques pénales. D’autres voix – parfois les mêmes, parfois différentes – font état d’un système pénal aux nombreuses failles, en particulier lorsqu’il s’agit de protéger les femmes des violences machistes. Face à ce constat, parler de “réparation” s’apparente à parler d’un impossible. Comment se “reconstruire” à la suite de violences sexuelles ? Des survivantes et des professionnel·les ont accepté de témoigner, pour réfléchir ensemble à de meilleures manières de rendre justice.

© Julia Reynaud pour axelle magazine

Il y a quelques mois, Zoé (prénom d’emprunt) rencontre un homme dans un parc. Ils échangent leurs numéros, décident de se revoir. Elle nous a raconté, avec beaucoup de courage, la soirée de l’horreur ayant eu lieu chez elle, au cours de laquelle l’homme la viole à deux reprises. L’agresseur une fois parti, elle appelle une amie pour lui expliquer la situation. Son amie lui parle du Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS). Ces centres existent dans plusieurs hôpitaux belges. Toute victime de violences sexuelles peut s’y rendre, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Zoé y va le lendemain et est prise en charge immédiatement, dans un cadre qu’elle décrit comme sécurisant. “J’ai d’abord rencontré une personne à l’accueil qui ne m’a posé aucune question sur les raisons de ma venue. Ensuite, une infirmière est venue me chercher, elle était très bienveillante et savait exactement quoi me dire. Je me suis sentie très à l’aise avec elle et même quand je doutais de ma légitimité à être là, elle m’a rassurée et m’a dit qu’elle me croyait et qu’elle était là pour m’aider.” 

© Julia Reynaud pour axelle magazine

Zoé explique tout ce qui s’était passé la veille puis on lui demande : souhaitez-vous porter plainte ? Si c’est le cas, l’infirmière peut procéder à des prélèvements, le viol ayant eu lieu peu de temps auparavant. Zoé se sent prise de court, même si on lui précise qu’il n’y a aucune obligation. “J’ai hésité à déposer une plainte, mais j’ai décidé de le faire, par sororité. Même si la procédure n’aboutit pas pour moi, je veux qu’il y ait une trace dans son casier judiciaire au sein de la police, dans le cas où une autre personne porterait plainte contre lui. J’ai pris cette décision, car j’en ai marre que des hommes nous violent et qu’ils continuent de vivre leur vie, comme si de rien n’était.”

Dépôt de plainte et temporalité inadéquate

Toutes les victimes de violences sexuelles ne parlent pas de ce qu’elles ont vécu. Toutes ne sont pas prises en charge si rapidement et toutes ne décident pas de porter plainte. De plus, les CPVS existent seulement depuis quelques années et sont encore trop méconnus de la population belge. Mais même dans le cas où un suivi médical et psychologique se met en place rapidement et que la Justice est mise au courant, la procédure d’un dépôt de plainte reste une épreuve de plus à surmonter. Selon Amnesty International et SOS Viol, “seules 14 % des femmes qui ont porté plainte pour des faits de violence sexuelle se déclarent satisfaites de cette démarche.”

Je suis entrée dans cette salle vers 14h, j’en suis sortie vers 19h, épuisée.

Les CPVS travaillent avec une brigade de policier·ères formé·es à prendre en charge les dépôts de plainte des victimes de violences sexuelles. “Lorsque j’ai indiqué à l’infirmière que je souhaitais déposer plainte, elle a appelé la brigade, se remémore Zoé. J’ai attendu deux heures avant d’être prise en charge. Deux policières en civil sont arrivées pour prendre ma déposition, elles m’ont expliqué être en sous-effectif. Le dépôt de plainte en lui-même prend aussi du temps. J’ai d’abord décrit le plus précisément possible ce que j’avais vécu, je me disais que je n’avais pas le droit à l’erreur. Elles m’ont ensuite posé des questions plus précises, via un questionnaire, puis on a tout relu ensemble et j’ai signé plusieurs documents. Je suis entrée dans cette salle vers 14h, j’en suis sortie vers 19h, épuisée.”

En Justice, aucune des procédures ne semble respecter la temporalité des victimes, de la récolte des preuves jusqu’au procès. L’enjeu du procès pénal n’est pas la reconnaissance des victimes, mais la préservation d’un ordre légal – et à travers lui, d’un ordre social. Par exemple, une femme victime porte plainte ; si deux jours plus tard elle souhaite retirer sa plainte, la/le procureur·e peut malgré tout continuer les poursuites, alors même que cela pourrait aggraver la situation de la victime, voire la mettre en danger. À cela, s’ajoutent les classements sans suite dans 53 % des dossiers de viol, d’après des chiffres du Conseil supérieur de la Justice (CSJ) récoltés entre 2010 et 2017.

De plus, toutes les femmes n’ont pas accès à la justice de manière égale, le recours aux procédures pénales est lié aux ressources économiques et sociales qu’elles peuvent mobiliser. Comme l’explique la chercheuse française Gwenola Ricordeau, dans son livre Pour elles toutes, “la possibilité de recourir au pénal est liée à certains privilèges, à commencer par la citoyenneté ou la validité d’un titre de séjour”.

Les besoins des victimes face à une Justice défaillante

Dès les premières heures qui suivent un acte de violence sexuelle, d’un point de vue juridique, les choix sont cruciaux. Marion a 14 ans lorsqu’une connaissance du même âge la viole alors qu’elle dormait dans une tente avec des ami·es. Huit ans plus tard, elle revient sur cette épreuve traumatisante : “À l’époque, je manquais cruellement d’informations. Je me suis alors demandé si ce qui s’était passé était grave ou si c’était ça, le début de la sexualité. J’ai fait un déni qui a duré douze heures avant de me décider à en parler à ma grande sœur. C’est elle qui a posé le mot sur ce qui m’était arrivé : un viol.” 

L’enquête a duré deux semaines, puis plus rien.

Avec sa sœur à ses côtés, elle décide alors d’en parler à ses parents. “Cela s’est très mal passé, mes parents étaient dans l’incompréhension. Ils ont pris la décision, le lendemain matin, de se rendre chez mon agresseur. Je me suis retrouvée alors face à son déni et à la remise en cause de ma parole, c’était extrêmement violent. Il s’en est suivie une très longue journée, entre l’hôpital, pour un examen gynécologique et le commissariat.”

© Julia Reynaud

Marion se souvient : “L’enquête a duré deux semaines, puis plus rien. Je sais simplement que le dossier a été envoyé au procureur. S’installe alors un terrible silence, traumatisant : les policiers ne donnent plus de nouvelles, car ce n’est plus entre leurs mains, ma famille n’en parle plus, car elle ne veut pas me blesser, c’est le néant. Seule ma sœur, à l’étranger, m’écrit et prend de mes nouvelles, ça me sauve. Durant les cinq ans de silence qui ont suivi, j’attends un procès de pied ferme. Je veux être reconnue comme victime, je veux que la société me dise : “Oui, il y a eu viol, et c’est lui le coupable”. Parfois, j’essaie d’oublier, d’autres fois, je lutte. Avec l’aide de juristes dans des associations qui accompagnent les victimes, j’écris des courriers de relance. Enfin, après cinq ans d’attente, je reçois une convocation au tribunal.”

Les moyens financiers et humains ne sont pas à la hauteur de l’enjeu sociétal que représentent les violences faites aux femmes. La Justice est en surcharge et les délais d’attente sont considérables. Il n’y a que trop peu de personnel formé à ces questions dans le secteur et les réponses apportées aux victimes sont souvent décevantes. Pour Marion, c’est après trois heures de procès et avec un auteur toujours dans le déni que le verdict tombe au tribunal : 3 mois de sursis et 3.000 euros de dommages et intérêts.

Je ne voulais pas de cette somme d’argent.

“”Coupable d’agression sexuelle.” Sur le moment, je suis soulagée, mais les faits ont été requalifiés comme “agression sexuelle” alors qu’il s’agissait d’un viol. Aujourd’hui je l’accepte, car je sais que j’ai eu la “chance” de voir mon procès aboutir, alors même que très peu de victimes y ont droit. Au niveau de l’amende, c’est mon avocat qui l’a demandée pour que cela puisse me rembourser mes frais de psychologue, de naturopathe, etc. Je ne voulais pas de cette somme d’argent, j’ai fait un don de 2.500 euros à une association d’aide aux femmes victimes de violences.”

 Des crimes et des peines

Anne Lemonne est criminologue et chercheuse à l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie. Elle pose un regard critique sur la capacité du système pénal à rendre justice dans le cadre de violences sexuelles : “Dans la punition de l’auteur, l’enjeu est plutôt qu’il reconnaisse les faits qui lui sont reprochés et qu’il ne recommence pas. Mais le système pénal est incapable de garantir cela, car un auteur est souvent dans le déni et le cadre du procès ne permet pas d’en sortir, voire il le renforce. En effet, l’enjeu est tellement fort pour lui qu’il ne souhaite qu’une chose, c’est sauver sa peau.”

Un auteur est souvent dans le déni et le cadre du procès ne permet pas d’en sortir.

À cela s’ajoutent des preuves extrêmement difficiles à produire. Sans élément matériel, c’est bien souvent la parole d’une victime contre celle d’un auteur. Dans les situations de déni, même si la Justice le déclare coupable, la victime n’obtient pas de reconnaissance de la part de l’auteur. Ruth Morris est une chercheuse américaine qui a contribué à conceptualiser la justice transformatrice (nous y reviendrons en fin d’article) et théorisé un modèle qui reprend les cinq besoins principaux des victimes. Selon elle, l’un des plus prégnants est celui de reconnaissance. Pour la victime, il est inacceptable que la version de l’auteur vienne effacer la sienne, encore plus aux yeux de la loi.

Un autre besoin est celui de sécurité. Malgré le jugement, l’agresseur de Marion est libre, elle peut le croiser quotidiennement. Pour s’en prémunir, elle a dû mettre en place des stratégies de fuite : “Il a fallu que je m’extirpe du milieu dans lequel j’étais – même petite ville que mon agresseur et de nombreuses connaissances communes. Tout me rappelait ce que j’avais vécu.” 

Comme l’explique Miriam Ben Jattou, juriste et directrice de l’asbl Femmes de Droit, “la liberté est un droit fondamental et la Justice ne peut pas en priver quelqu’un sans qu’il y ait une bonne justification. Dans un procès pénal, si on pense qu’une victime dit la vérité mais qu’on a la moindre hésitation, alors le doute profite à l’accusé” (ce sera d’ailleurs l’objet du grand format de notre numéro de mars). Si l’on sortait d’un système carcéral pour aller vers des sanctions réparatrices, pourrait-on repenser la présomption d’innocence ?

La prison pour seul horizon

La prison ne garantit pas un changement de comportement, voire elle renforce les valeurs machistes. Selon de nombreuses études sociologiques, elle est un lieu violent, raciste, classiste et dégradant. La Belgique a d’ailleurs été condamnée à plusieurs reprises pour la surpopulation de ses institutions carcérales et pour les conditions de détention indécentes. Comment expliquer le recours à la prison pour des auteurs de crimes sexuels ou de violences conjugales ? Pour Anne Lemonne, c’est en partie une question de moyens : “Politiquement, l’emprisonnement reste une solution “facile”, même s’il coûte cher [environ 50.000 euros par détenu et par an d’après des chiffres du SPF Justice de 2017, ndlr]. C’est la solution de force, la loi et l’ordre. On préfère emprisonner plutôt que de mettre de l’énergie dans la prévention ou dans l’éducation.”

Le système pénal échoue en partie aux trois fonctions qu’on attribue généralement aux peines.

De plus, tous les auteurs, écartés temporairement à l’intérieur des murs de la prison – une sécurité de fait à ne pas minimiser pour des victimes –, sortiront un jour. Selon une étude de l’Unité de Psychopathologie Légale (UPPL) et du Centre de Recherche en Défense Sociale de 2018, le taux de réincarcération après dix ans est de 37,6 % pour les délinquants sexuels. Dans le cadre des violences sexuelles, le système pénal échoue en partie aux trois fonctions qu’on attribue généralement aux peines : la dissuasion (empêcher un individu de commettre un délit ou un crime), la rétribution (le punir pour son comportement) et la réhabilitation (le réinsérer dans la société).

La justice réparatrice comme alternative

© Julia Reynaud

En Belgique, la question des victimes dans le système pénal devient un sujet brûlant dans les années 1990, suite à l’affaire Dutroux. En 1994, une première loi sur la médiation pénale entre en application. Cette procédure mise en place au niveau du parquet est une alternative aux poursuites pénales. Dans le cas où elle/il poursuivrait pour une peine maximum de 2 ans d’emprisonnement, la/le procureur·e peut proposer une médiation entre les parties en lieu et place des poursuites. Si les deux personnes acceptent d’y participer et qu’un accord est conclu, alors la/le procureur·e peut éteindre l’action publique, c’est-à-dire décider de ne pas poursuivre. Anne Lemonne confie : “C’est une procédure qui est très peu utilisée [elle constituait 0,5 % des décisions de clôture en 2019, ndlr], mais qui l’est dans le cadre de violences sexuelles. Elle peut prendre différentes formes : travail d’intérêt général, thérapie, médiation ou encore une formation pour l’auteur [comme l’organise l’asbl Praxis, ndlr].”

Une autre forme de médiation existe, sans constituer une alternative directe au système pénal. Elle se construit en parallèle, et est disponible à tout moment de la procédure et pour tous les faits, dans le cas où l’auteur ou la victime en fait la demande. Légiférées en 2005, ces nouvelles dispositions dans le Code d’instruction criminelle s’appuient sur un pilote mené depuis 1998 par Mediante du côté francophone et Moderator pour la Flandre. En Belgique, ce type de médiation représente entre 3 et 4.000 dossiers par an.

Antonio Buonatesta est l’un des pionniers de la justice restauratrice en Belgique et directeur de l’asbl Mediante. Pour parler des activités de l’asbl, il préfère utiliser le terme de “mise en communication” plutôt que de médiation : “Notre rôle est de sonder les besoins de chaque partie, si elles l’acceptent, sans chercher à restaurer la relation a priori. Nous rencontrons d’abord les deux parties individuellement. Notre rôle n’est pas de relayer les demandes de l’auteur, mais bien d’identifier avec la victime, en quoi l’auteur peut lui être utile.”

Dans son rapport d’activité de 2018, l’asbl précise que la mise en communication se fait dans 90 % des cas de manière indirecte et aboutit sur une rencontre dans 10 % des situations seulement. Comme Anne Lemonne le précise : “La médiation pénale ne cherche pas du tout à réconcilier les deux parties. C’est très différent de la médiation familiale dans le champ civil.”

Un risque d’instrumentalisation

Bien sûr, un risque d’instrumentalisation par l’auteur persiste, car ce dernier pourrait utiliser le processus dans le but de bénéficier d’un meilleur traitement judiciaire ou d’une extinction des poursuites. Dans le cas où un accord serait trouvé avec la victime, les deux parties peuvent décider de transmettre ces informations à la/au juge, qui peut ainsi être influencé·e dans le dossier. Cependant, si aucun accord n’est trouvé, la/le juge n’en est pas informé·e.

S’il existe encore un quelconque phénomène d’emprise, nous ne poursuivons pas la procédure.

Sur les 738 nouvelles demandes d’accompagnement reçues en 2018, 465 provenaient des auteurs, dont 314 de personnes détenues. Cependant, toutes les demandes n’aboutissent pas. En effet, comme l’explique Antonio Buonatesta, “lorsqu’il s’agit de violences faites aux femmes, nous sommes extrêmement vigilants. S’il existe encore un quelconque phénomène d’emprise, nous ne poursuivons pas la procédure. De plus, nos équipes sont formées par des professionnels pour appréhender au mieux ce qui se joue dans les rapports de domination. Nous conseillons toujours aux victimes d’être suivies en parallèle de la médiation et nous pratiquons, dans certains cas, la co-médiation avec des associations spécialisées ou des professionnels identifiés comme des personnes-ressources par la victime.”

La médiation ne convient pas à toutes les situations et n’est pas souhaitable dans tous les contextes. Comme l’explique Anne Lemonne, elle a pourtant le mérite de permettre aux victimes de choisir : “Il est hors de question d’envoyer les victimes dans la gueule du loup. Mais l’idée est aussi d’arrêter de choisir pour les gens ce qui est bon pour eux. Certaines victimes ont besoin de rentrer dans le processus de médiation, par exemple pour se rendre compte que [l’auteur] n’a pas changé.” Le processus de dialogue proposé par Mediante peut aussi aboutir à une rupture de la relation.

Replacer les victimes au centre

Anne Lemonne s’est entretenue avec des victimes qui ont fait le choix de la médiation en matière pénale. Ce que les victimes viennent chercher dans une médiation, ce sont des formes de vérité qui ne sont pas du tout préformatées. Ce sont des choses auxquelles on ne pense parfois pas, des choses qui peuvent être très personnelles. Au cours d’un procès pénal, les questions ne recouvrent parfois que très partiellement celles qui préoccupent intimement les victimes. La question du : “Pourquoi moi ?” est par exemple souvent centrale, mais peut être ignorée dans le cadre pénal.”

Anne Lemonne cite ici l’un des besoins des victimes théorisé par Ruth Morris, celui de donner du sens. Le but de la justice réparatrice est de replacer la victime au centre, afin qu’elles ne se sente pas dépossédée de sa propre histoire. Pour certaines victimes, une forme de réparation peut être trouvée dans le fait d’aller échanger avec l’auteur, pour comprendre, pour poser des questions ou simplement pour exprimer leur ressenti ou leur colère.

La réparation peut passer par un dialogue avec l’auteur, mais les ressources déployées par les victimes de violences sexuelles sont beaucoup plus larges. Anna a été violée par son petit copain de l’époque, en rentrant de soirée, alors qu’elle dormait. Elle a longtemps minimisé ce qu’elle avait vécu : “Il m’a fallu six mois pour assumer et me dire que j’étais victime. Je n’en ai jamais parlé à la police, seulement à quelques amis. Je n’avais pas envie de donner mon nom, que ma famille soit au courant et de créer tout un processus autour de ça. Je ne savais pas quoi faire de ce statut de victime, mais j’ai décidé de l’assumer.”

Il n’y a pas un profil de victime de violences sexuelles, ni de bonnes ou de mauvaises victimes.

Il n’y a pas un profil de victime de violences sexuelles, ni de bonnes ou de mauvaises victimes, mais des chemins de réparation et des ressources différentes. Les conséquences sur la vie d’une personne et sur son entourage sont énormes et difficiles à quantifier. Anna explique : “Il a rompu quelque chose en moi. Je ne pourrai jamais m’en débarrasser, c’est un trauma pour la vie. J’ai été suivie par une psychologue qui m’a conseillé d’arrêter d’attendre des aveux et de penser à sa vision de la situation, mais d’essayer de faire mon chemin de mon côté. Aujourd’hui, même si je suis ouverte avec ma sexualité, il y a toujours des petites choses qui me bloquent. Lorsque cela arrivait, j’ai préféré l’expliquer à mes partenaires dans les relations amoureuses que j’ai eues par la suite. En parler plus, pour moi, c’est déjà une solution.”

Pour Marion, le défi principal était de canaliser sa colère : “Je pense que les rencontres que j’ai pu faire m’ont permis de ne rien lâcher. La colère qui m’animait était très forte, mais porteuse aussi. Ce qui m’a aidée, ce sont des mots qui légitimaient ma parole, des lectures, des moments libérateurs partagés avec d’autres, les psychologues que j’ai rencontrés, le cinéma. Surtout, de savoir que je n’étais pas la seule à avoir vécu ça et la sororité qui se tisse entre les victimes. Enfin, je dirais qu’on ne surpasse jamais vraiment le traumatisme, mais qu’on apprend à vivre avec. Le chemin de la réparation est long et sinueux, mais il existe.”

Responsabiliser les auteurs

Si de nombreuses associations accompagnent les victimes, que fait-on des auteurs[1] ? En Belgique, peu de structures se spécialisent sur ces questions. Le suivi des auteurs est trop souvent un impensé des politiques de lutte contre les violences faites aux femmes. Nous avons rencontré l’une d’entre elles, l’asbl Praxis, qui accompagne des auteurs de violences conjugales et intrafamiliales via un travail de responsabilisation en groupe et organise des formations destinées aux professionnel·les.

L’asbl est composée d’une vingtaine d’intervenant·es (psychologues, criminologues, secrétaires…) et intervient sur l’ensemble des arrondissements judiciaires francophones par l’intermédiaire de plusieurs antennes, principalement à Liège, La Louvière et Bruxelles. En 2016, 72 % des personnes qui leur sont envoyées pour suivre un module d’accompagnement sont des personnes judiciarisées, suite à une décision de Justice (médiation pénale, mesure probatoire – qui permet à une personne condamnée de ne pas effectuer une peine, moyennant le respect de certaines conditions fixées par la Justice) et 28 % sont des personnes volontaires.

Un nombre important de personnes que l’on reçoit ont du mal à identifier, nommer et exprimer des émotions.

Durant ces groupes de responsabilisation, les participants sont amenés à tenir un carnet à compléter toutes les semaines, en décrivant les différentes émotions par lesquelles ils sont passés et les événements en lien avec leur ressenti. Ils sont aussi invités à écrire s’il y a eu des récidives. S’enchaînent alors différents exercices. “Un nombre important de personnes que l’on reçoit sont “alexythimiques”, c’est-à-dire qu’elles ont du mal à identifier, nommer et exprimer des émotions”, explique Louise Berré, psychologue à l’antenne de Bruxelles et animatrice de groupes de responsabilisation.

“Il y a des exercices obligatoires qui arrivent à un certain stade de leur participation, comme celui de raconter les faits de violence qui les amènent et, pour les autres membres du groupe, de se mettre à la place des protagonistes de la situation. L’idée est de travailler l’empathie, pour la victime, l’auteur, voire les enfants”, complète la travailleuse. Certains vont s’exprimer sur des violences subies dans leur parcours, qu’elles soient physiques, morales, voire sociétales, ce qui permet aux travailleurs/euses de faire des liens. Le fait de comprendre doit permettre de prévenir des actions violentes, mais jamais de les justifier.

Julie Lambert-Carabin, également psychologue chez Praxis, explique que les 45 heures du module d’accompagnement ne sont pas suffisantes pour éviter la récidive : “Avec la fenêtre qu’on a, on va essayer de tout mettre en œuvre pour que les faits de violence ne se reproduisent pas, mais c’est un objectif qui semble peu atteignable. C’est pour cela qu’on travaille avec d’autres asbl comme l’UPPL qui peut faire des cycles allant jusqu’à 75 heures, ou le Grand Hôpital de Charleroi qui travaille avec des auteurs et autrices de violences sexuelles sur mineurs durant toute la période de sursis, soit cinq années maximum. Mais nous devons aussi travailler les récidives dans nos groupes d’accompagnement et s’il y a une situation de dangerosité, il est de notre responsabilité personnelle de lever le secret professionnel et d’agir.”

“Réparer”, ou plutôt transformer ?

Une des premières critiques est le présupposé qu’il y aurait quelque chose à restaurer.

Le recours à ces peines alternatives dépend en grande partie de la sensibilité des magistrat·es. Certain·es privilégient une approche pénaliste, d’autres sont plus enclin·es à se tourner vers la justice réparatrice ; les deux, parfois, se combinent. Troisième voie : durant les années 1990-2000, des voix comme celle de Ruth Morris, émergeant de l’abolitionnisme pénal, commencent à se distancer de la justice réparatrice. Ainsi que l’explique Juliette Léonard, du Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion (CVFE) de Liège, dans son étude sur la justice transformatrice : “Une des premières critiques est le présupposé qu’il y aurait quelque chose à “restaurer” ou à “réparer”, autrement dit, selon Morris, sur l’illusion d’un possible retour à une vie pré-victimisation.” 

De plus, elle n’est pas toujours possible, si l’auteur ou la victime refuse ou que l’auteur n’a pas été arrêté et condamné. Enfin, au-delà du fait que la médiation soit inconcevable lors de situations d’emprise, ces processus peuvent également ne pas convenir à certaines victimes qui “souhaitent tourner la page plutôt que de se voir réassignées à leur fonction de victime au gré des demandes (potentiellement nombreuses) de libération conditionnelle des auteurs. Elles peuvent par ailleurs se sentir “mauvaises victimes” de ne pas suffisamment s’impliquer dans les suites de l’infraction”, comme l’écrivaient Anne Lemonne et Christophe Mincke.

Face à ces limites naît l’idée de “justice transformatrice”. Elle prend naissance en Amérique du Nord et s’inspire particulièrement de la manière de rendre justice des populations autochtones et afro-américaines. Elle naît de communautés (personnes LGBTQIA+, travailleurs/euses du sexe, personnes sans papiers…) qui ne pouvaient pas recourir au système pénal, car un danger de criminalisation les menaçait.

Dénonçant la récupération de la justice réparatrice par le système pénal, la justice transformatrice a, au contraire, pour projet de l’abolir. Elle prône des formes non punitives de réponses aux préjudices et questionne la responsabilité collective dans la manière de rendre justice. Dans les cas de violences sexuelles, les conséquences dépassent les victimes et les auteurs. “Lorsqu’un préjudice est commis, il y a un devoir, pas seulement pour les auteurs, mais pour la communauté, de transformer les conditions sociales qui ont rendu possible ce préjudice”, défend Gwenola Ricordeau.

Se trouver un chemin

Des féministes en réflexion sur ces thématiques questionnent la responsabilité de la communauté, au sens restreint (groupe d’ami·es, cercle familial, collectif militant), mais aussi au sens large, dans la société en général. Comment faire pour que ces violences ne se produisent plus ? Caro et Marie (prénoms d’emprunt) font partie de la collective des Matrisses, un groupe bruxellois en non-mixité, sans homme cisgenre. Régulièrement, elles se réunissent avec d’autres pour réfléchir à la gestion des violences, des agressions et des conflits dans les milieux militants, qui ne sont pas exempts de violences.

“Après quelques assemblées générales, on a décidé de se constituer en groupe de recherche. Beaucoup de textes viennent des États-Unis et ne sont pas forcément traduits. Il est important pour nous de reconnaître les héritages des personnes qui ont théorisé la justice transformatrice et l’ont mise en pratique. On a envie de se créer une boîte à outils, afin de trouver un chemin entre l’exclusion pure et simple qui ne résout rien sur le long terme et la justice pénale, dont on connaît les limites”, expliquent-elles.

L’exclusion ne permet pas de se poser la question de la responsabilité collective.

Alors que les solutions avancées pour rendre justice sont souvent des formes d’exclusion, la justice transformatrice est plutôt favorable à ne pas “abandonner” l’auteur. Une mise à distance temporaire est parfois nécessaire ; mais l’exclusion ne permet pas de se poser la question de la responsabilité collective. Or, pour Marie, c’est primordial. “Les personnes responsables dans une situation qui pose problème ne sont pas que les auteurs de violences, mais aussi celles et ceux qui ne disent rien ou qui sont complices. Qu’est-ce que les autres peuvent faire face à cette situation et qu’est-ce qui peut être mis en place par la suite ?”

L’idée, ici, est d’amener un véritable changement. Au-delà de l’accusation, cela passe par un travail de l’auteur et des gens qui l’entourent pour prendre leurs responsabilités et transformer la communauté, afin que ces violences ne se reproduisent plus. Pour la collective, la justice transformatrice est une des réponses possibles pour agir concrètement, même si elle ne résout pas tout et n’est pas applicable à toutes les situations.

À partir des voix que nous avons écoutées, il semble que le système pénal actuel ne répond pas de façon adéquate aux besoins des victimes sexuelles. Des stratégies peuvent ainsi prendre place à plusieurs niveaux, y compris – et ce n’était pas l’objet de cet article, mais il est important de le mentionner – en améliorant le système de l’intérieur, notamment via des outils juridiques existants (Convention d’Istanbul, nouveau Code pénal, loi-cadre sur les féminicides). Les alternatives, qu’elles se rapprochent plutôt de la justice réparatrice ou de la justice transformatrice, proposent d’autres manières de rendre justice. Aucune, toutefois, ne devrait reprivatiser les questions de violences sexuelles et conjugales ou les limiter à des procédures informelles alors qu’elles commencent enfin à se trouver une place dans le débat public.

[1] Nous genrons le terme “auteurs” au masculin, car selon une étude de 2016 de Charlotte Vanneste de l’Institut de Criminologie et de Criminalistique, la proportion d’hommes signalés aux parquets belges pour des faits de violences conjugales est de 75,7 %. Selon des chiffres publiés fin novembre 2022 par le ministère de l’intérieur français concernant des  infractions à caractère sexuel commises hors de la famille (la précision est importante), les victimes sont en majorité des femmes (86 %) et les agresseurs à 96 % des hommes. 

Pour aller plus loin
  • À lire / Vie Féminine vient de publier deux études passionnantes, émouvantes et constructives concernant la question de la réparation après des violences. Réparer les violences conjugales. Au-delà de la justice, une responsabilité collective et Se réparer, se reconstruire, après des violences conjugales. Ce que les femmes disent (Vie Féminine 2022) à lire sur www.viefeminine.be
  • À écouter / Le 4e épisode de notre série de podcasts L’heure des éclaireuses est consacré aux différents besoins de réparation des femmes victimes de violences. Nos besoins de réparation, à écouter sur toutes les plateformes de podcast et sur notre site.