Voix de femmes, que vivent les mémoires

Par N°242 / p. 17-19 • Octobre 2021

Voix de Femmes a trente ans. La jeune équipe de ce festival liégeois bisannuel, dont axelle est partenaire, s’est demandé comment aborder cet anniversaire ; cette quinzième édition, intitulée “Dis/continuer”, se déroulera du 14 au 30 octobre et ouvrira des chemins de réflexion passionnants sur les façons d’hériter et de transmettre.


Un article publié dans notre dossier du mois, “Transmettre l’art, un art de femmes”.

Depuis 1991, Voix de Femmes, créé par la comédienne Brigitte Kaquet, ouvre des espaces d’expression et de visibilité pour des artistes femmes de toutes origines. Et met le focus sur l’expérimentation, la collision des genres et les décloisonnements entre arts, lieux et publics, sur fond d’engagement féministe. Le format du festival a été élargi à 15 jours depuis 2017 ; le choix des lieux s’est fait plus intimiste ; les formes artistiques se sont multipliées, tout comme les ateliers et pratiques participatives, désormais prolongées hors festival. Les codirectrices actuelles, l’historienne de l’art Flo Vandenberghe et Émilie Rouchon, diplômée en gestion culturelle, ainsi qu’Élise Dutrieux, chargée de communication, partagent les réflexions qui innervent cette édition.

Voix de Femmes 2007 s’intitulait “Transmission/survie”, soit l’impossibilité de la survie sans transmission. De quelle façon abordez-vous le thème aujourd’hui ?

Émilie Rouchon : “On a replongé dans les archives, où l’idée de passation entre les cultures est très présente. Au début des années 2000, il y avait cet ancrage dans les rapports Nord/Sud, avec aides financières du secteur de la coopération au développement. Il y avait cette idée de produire des formes culturelles peu ou pas connues. Et, dès la troisième édition, un engagement politique : voir les femmes artistes comme des passeuses de cultures, de connaissances… Il y avait des spectacles, mais aussi des rencontres entre artistes venant des quatre coins du monde, auxquelles se sont ajoutées des artistes du Réseau mondial de solidarité des mères et proches de disparus, créé en 2000, actif jusqu’en 2009, venant elles aussi du monde entier. Les publics témoins parlent de cette forme de puissance qui se dégageait de ces moments ultra-privilégiés.”

Flo Vandenberghe : “Plutôt que de reproduire ou s’engager dans une rétrospective, on s’est demandé : qu’est-ce qu’on nous a transmis comme fondements, qu’est-ce qui nous parle encore aujourd’hui, comment on l’actualise. Le but n’était pas, par exemple, d’exhumer ce réseau qui n’existe plus en tant que tel, mais de repartir des traces et voir de quelles façons elles résonnent auprès de personnes engagées aujourd’hui dans les luttes féministes antiracistes, décoloniales, etc.”

Joëlle Sambi Nzeba et Hendrickx Ntela présentent la danse performance Fusion ce 22 octobre au Festival Voix de Femmes. © Barbara Buchmann

É.R.  : “On réarticule également cette question de l’art et de la politique à partir du spectacle Tiens ta garde, une adaptation de l’essai Se défendre d’Elsa Dorlin, traitant de la généalogie de la violence et de la question de l’autodéfense. L’approche théâtrale du Collectif Marthe travaille des questions très savantes à travers des formes d’expression débridées, burlesques, et déplace très fort le rapport au contenu. Ce choix assied l’une des thématiques du festival, celle de l’autodéfense féministe, aux côtés des autres, héritage, transmission…”

Les fondements restent pertinents, mais le contexte a changé ? 

É.R. : “Les bases du festival restent hyper-riches. Qui on convie, comment on convie les artistes ou la société : ça, ça a changé. Et les moyens de production ne sont plus les mêmes, ne serait-ce que matériellement. L’idée du nouveau format depuis 2017 et avec cette édition 2021, d’une échelle plus modeste, et empêchée par le Covid, est de s’inscrire dans un monde qui s’est globalisé. Dans toutes les crises que l’on traverse, on voit qu’on ne peut plus se penser en binarité, en Nord/Sud : les problématiques sont intriquées et les questions de l’altérité et de la diversité se rejouent en très grande proximité.

Pendant les rencontres de cette édition, on va essayer de faire vivre les questions qui animaient les femmes qui se rencontraient à l’époque, et aussi dans ce que nos quotidiens font résonner. Les situations, malheureusement, n’ont pas beaucoup évolué ; elles sont plus proches de nous, et nous sommes peut-être mieux à même de nous en saisir.”

Qu’apporte le principe des cartes blanches que vous activez pendant le festival ?

F.V. : “Il y a quelque chose de fort, émergeant des résidences (initiées depuis 2016, aussi hors temps de festival) de ces artistes qui n’ont jamais travaillé ensemble : création, et échange sur base de cette création. Quatre artistes – Lisette Lombé, Maïa Chauvier, Lara Persain et Catherine Wilkin – vont s’emparer des archives du Réseau des mères, et à partir de là, brasser toute une série de problématiques. Et l’artiste Rebecca Rosen propose 9 artistes ou collectifs dont les projets de bandes dessinées ou illustrations explorent le concept de transmission. Pratiquement, fin 2018, une personne a commencé à numériser les archives du festival, un travail énorme. Plein de choses se sont perdues, ont été endommagées. Et les mémoires fluctuent, aussi.”

É.R. : “Ce qui est intéressant, par rapport à la fragilité de l’archive, c’est que ça oblige à en faire une mémoire vivante, à ne pas la prendre comme un objet figé, muséal, et à imaginer ce qui manque, activant la potentialité de réécrire des récits et non de chercher une vérité historique de ce qui a eu lieu. Sans trahir complètement une histoire, s’offrir la possibilité de lui apporter ce qui lui manque parce que les cadres de pensée ont beaucoup évolué. En Europe par exemple, la pensée décoloniale a fait bouger les lignes, élargissant la manière dont les artistes sont amenées à déplacer leur regard.”

C’est dans ce cadre qu’intervient la réflexion sur l’appellation “musique du monde” sous laquelle sont regroupées toutes les musiques non occidentales ?

F.V. : “Initialement, le festival était centré sur les “musiques du monde”. Brigitte Kaquet avait des moyens de prospection et faisait venir des artistes qui n’avaient pas de démarche professionnelle mais qui pratiquaient dans région d’origine. L’édition anniversaire était l’occasion de questionner les termes. Qui est nommé, comment, et par qui ? Les réseaux de “musique du monde” sont gérés principalement par des hommes blancs, ça pose question. Marion Schulz, autrice d’un mémoire sur l’impact de la catégorie “World Music” sur la construction identitaire des artistes, viendra animer un atelier fanzine de deux jours et une rencontre, “Le monde, c’est les autres”, avec par exemple l’artiste franco-béninoise Sika Gblondoumé. Qui donnera également un spectacle musical pour les tout-petits.”

On ne veut pas travailler à des formes d’opposition mais installer des liens, en respectant les singularités

Le festival organise des concerts de midi pour que des mères de jeunes enfants puissent y assister. Comment prolongez-vous la réflexion sur l’accessibilité ?

É.R. : “Un nouveau chantier a été mis en place pour aller vers des associations de personnes en situation de handicap, malvoyantes, aveugles, malentendantes. On fait aussi venir deux spectacles laissant la place aux corps hors normes, créés en langue signée et langue parlée, Tupp’ et Aux confins du monde. Dans ce dernier, trois femmes explorent sur scène leur propre langage, ce qui donne un spectacle plus que jamais accessible mais aussi ces différentes possibilités de “parlers”.”

Élise Dutrieux : “En termes de communication, ce chantier amène des réflexions. Sur les pictogrammes utilisés par exemple. Oreille barrée, œil barré… : les handicaps sont toujours représentés par le manque. Nous allons imprimer nos programmes en noir et blanc, les rendant davantage lisibles. Et adapter notre site pour pallier la malvoyance, mais aussi les troubles de l’attention. Certains sites sont de véritables œuvres d’art, mais peu accessibles. Qui possède les codes, qui ne les a pas ? Ou encore, à qui donne-t-on la parole pour la promotion ?”

É.R. : “Les regards queers questionnent également beaucoup le projet, identifié féministe par plein d’artistes et par une nouvelle génération qui vient bousculer ce qui a été dénommé création féministe, avec d’autres rapports à l’identité “femme”. Intégrer ces aspects prend du temps ; faire dialoguer des générations qui ne se comprennent pas nécessairement sur ces angles-là. On ne veut pas travailler à des formes d’opposition mais installer des liens, en respectant les singularités.

On examine aussi toutes les propositions ; comment nous aussi, on peut être passeuses vers d’autres structures. Les questions d’inclusivité représentent tout un nouveau champ à découvrir dans la production culturelle. La formule de travailler en constellations à Liège avec plein de partenaires développe cette approche féministe qui prend en compte les marges, pas seulement celle de genre, et on a l’espoir de contaminer positivement d’autres espaces de création et de production.”

Parmi une riche programmation
  • Du 14 au 30/10 : expo Héritières, dont la curatrice est Rebecca Ann Rosen: 8 illustratrices et dessinatrices de BD rassemblées autour de la notion de transmission.
  • 22/10 : Fusion (Hendrickx Ntela et Joëlle Sambi Nzeba) + Unmuted (collectif Sisterhood) : danse performance, mobiliser voix et corps pour agir et lutter.
  • 24/10 : Chœur chœur chœur chœur, 4 chorales différentes pour une autre façon de transmettre
  • 28/10 : Mémoires Vives, sortie de résidence, performance et agora féministe avec Lisette Lombé, Maïa Chauvier, Lara Persain et Catherine Wilkin.

Programmation : festival.voixdefemmes.org