Selma Benkhelifa : “Ensemble, nous serions plus nombreux que les personnes qui nous oppriment !”

De sa jeunesse à Schaerbeek à ses études de droit à l’ULB, de ses premiers engagements militants à ses combats récents, le parcours de l’avocate Selma Benkhelifa et son regard sur le monde sont précieux pour comprendre notre société actuelle. Cette femme passionnante et généreuse nous propose également des pistes d’action collective.

Propos recueillis par Maryam Benayad et Sabine Panet

 

Selma Benkhelifa D.R.

Écoutez l’intégralité de cette interview en podcast !

Un partenariat axelle magazine et Arabel FM

Selma Benkhelifa, on vous connaît comme avocate, militante pour les droits humains. Mais nous avons envie de nous adresser aussi à la femme : racontez-nous votre parcours…

« Je me suis mariée très jeune, à 18 ans. J’ai eu les deux premiers de mes quatre enfants à l’université, en 2e candi – l’équivalent du « bachelier » maintenant – puis en 2e licence. J’habitais Schaerbeek à l’époque : Roger Nols en fut le bourgmestre [entre 1970 et 1989, ndlr], et puis le commissaire Johan Demol a sévi. Ces années-là, il y avait énormément de violences policières.

J’étais donc étudiante à l’université et j’avais l’impression que les profs ne venaient pas du même monde que moi. Le droit qu’on nous enseignait n’avait rien à voir avec notre réalité et surtout avec les violations du droit auxquelles j’assistais. Puis, j’ai fait un stage chez un avocat schaerbeekois et j’ai eu une révélation : j’ai commencé à faire du droit des étrangers, à m’intéresser à des dossiers de violences policières, je me suis dit : oui, c’est cela que je veux faire. »

Vous vous êtes engagée à de nombreuses reprises pour aider les migrant·es et les réfugié·es. On se souvient notamment de la grève de la faim que vous avez entamée il y a plus de dix ans, en mars 2007, avec les Afghan·es de l’Église du Béguinage, à Bruxelles. Vous réclamiez la régularisation de leur situation et la fin des arrestations et des expulsions des personnes sans papiers. Vous le referiez, aujourd’hui ?

« Une grève de la faim, je ne sais pas ! On ne fait pas une grève de la faim, comme ça, parce qu’on trouve que c’est fun : c’est un acte très dur et c’est souvent une des dernières étapes après un long combat. Il faut savoir que lorsque nous avons fait cette grève de la faim, nous avions tout gagné en droit, mais l’Office des Étrangers bloquait quand même ! C’était devenu le dernier recours. Si même un juge nous donne raison et que les décisions de Justice ne sont pas appliquées, que voulez-vous faire ? Dans notre cas, au bout de sept jours, ils ont cédé et on a gagné. Mais il y a des gens qui ont fait des grèves de la faim beaucoup plus longues que nous ! »

Aujourd’hui, la « crise » des migrant·es semble d’abord gérée par des citoyen·nes bénévoles. Le secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, Theo Francken, une personnalité très critiquée, est aussi très apprécié pour sa politique… Quel est votre regard sur son action et celle du gouvernement ?

« La seule différence entre Theo Francken et les responsables politiques précédents, ce n’est pas le fait qu’il a un discours anti-migrants. C’est que ce discours va beaucoup plus loin et libère une parole raciste qui n’était pas permise il y a quelque temps. C’est vraiment inquiétant, car lorsqu’on déshumanise l’autre – comme ce qu’il a fait en parlant du « nettoyage » du parc Maximilien –, on finit par rendre acceptable l’inacceptable.

Le discours de Theo Francken va beaucoup plus loin et libère une parole raciste qui n’était pas permise il y a quelque temps.

Auparavant, on avait des secrétaires d’État ou des ministres (car c’étaient des ministres qui s’occupaient de l’Asile et de la Migration) avec lesquels on était d’accord sur le principe : quelqu’un qui risque sa vie dans son pays d’origine doit être protégé. La discussion portait autour de la question : est-ce qu’il risque vraiment sa vie ? Par exemple, pour les Afghans, il y avait une sorte de découpage selon les régions, « dangereuses » ou pas. Theo Francken, lui, est capable de vous répondre : « Oui, ils sont en danger, et je m’en fous ! » Là, on n’a plus vraiment d’arguments !

Prenons la situation du Soudan : il y a un génocide en cours, cela semble assez évident que les Soudanais qui sont actuellement en Belgique sont en danger s’ils rentrent dans leur pays. Mais Theo Francken s’en fout. Même quand un juge lui donne tort, il s’en fout. Ça, c’est une dérive inquiétante. Et pendant ce temps, il s’adresse aux haineux sur internet, comme s’ils étaient représentatifs de l’opinion publique ! Alors que la « crise de l’accueil » a été gérée par des milliers de citoyens qui se sont investis humainement pour loger les personnes, leur offrir à manger, leur faire des lessives, leur mettre à disposition des douches… Je pense que tous ces gens sont en fait plus nombreux que les haineux. »

Lors d’une manifestation pour protester contre la mort de Semira Adamu. 2018 marque le 20e anniversaire du décès de cette jeune femme nigériane, tuée par des policiers belges lors de son expulsion à bord d’un avion. « Depuis, explique Selma Benkhelifa, on continue d’expulser de manière violente. On va même plus loin aujourd’hui : on poursuit les personnes qui s’y opposent ! » © Olivier Matthys / Belga

2018 marque le 20e et triste anniversaire de la mort de Semira Adamu, une jeune femme nigériane tuée par des policiers belges lors de son expulsion à bord d’un avion. Mais les expulsions violentes continuent…

« Cela avait fait un scandale à l’époque ; le ministre de l’Intérieur avait dû démissionner. Mais depuis, on continue d’expulser de manière violente. On va même plus loin aujourd’hui : on poursuit les personnes qui s’y opposent ! Lorsqu’il y a des expulsions sur des avions de ligne, c’est-à-dire les avions que vous prenez pour partir en vacances, il peut y avoir des policiers qui maintiennent une jeune femme ou un jeune homme attaché. Parfois, ils le malmènent. Souvent, les passagers s’y opposent. C’est une bonne chose : Semira ne serait pas morte si des passagers à bord de son avion s’étaient opposés à son expulsion. Quand on assiste à une telle scène de violence, même si ce sont des policiers à l’origine de cette violence, on doit donc intervenir.

Jusqu’à présent, on risquait d’être descendu de l’avion – ce qui est un peu frustrant. Mais le gouvernement va désormais beaucoup plus loin : Theo Francken a annoncé qu’il poursuivrait en Justice les gens qui interviennent. Et de fait, j’ai plaidé fin novembre pour six personnes qui, après un transit à l’aéroport de Bruxelles, se sont opposées à l’expulsion violente d’un homme vers le Cameroun. Tout l’avion avait réagi ; les policiers avaient choisi de débarquer ces six-là, un peu au hasard. Ces personnes, de 50 à 60 ans, ne se connaissaient pas entre elles ; elles sont poursuivies pour « entrave méchante à la circulation aérienne » ! Alors qu’elles ont fait ce qu’elles devaient faire, en tant que citoyens ! D’ailleurs, si l’homme expulsé était mort, on pourrait aussi les poursuivre pour « non-assistance à personne en danger » ! Nous avons évidemment demandé leur acquittement [ce qui, depuis l’interview, a été accordé par la Justice, ndlr]. Ils encouraient théoriquement six mois de prison… pour avoir fait le bien. La seule chose qu’on peut leur reprocher, c’est leur solidarité… Figurez-vous même que l’un d’entre eux n’était pas rentré chez lui depuis 14 ans. Il a raté son vol, ses retrouvailles avec sa maman, par solidarité. »

On a l’impression que les discours politiques et médiatiques créent et entretiennent des clivages : on nous met en concurrence… « Réfugié·es et migrant·es » contre « nos sans-abri » ou « nos précaires » ; « chômeurs/euses incapables » contre « bon·nes travailleurs/euses ». Pourquoi nous diviser ainsi ? Dans un contexte où les droits sociaux sont détricotés, est-ce une stratégie ?

« On est dans une période de discours très clivants ; c’est voulu. Car notre gouvernement n’a aucun projet politique. Les partis au pouvoir veulent gagner les élections, évidemment, mais je parle d’un véritable projet politique. Là, il y a un énorme vide. Bien sûr, les partis ne peuvent pas se présenter devant leurs électeurs en disant : « On n’a aucun projet de société et on est là pour s’en mettre plein les poches. Concernant le nucléaire, bon, il y a des fissures dans les centrales, mais on n’a pas de solution. Concernant le chômage, bon, il monte, mais on n’a pas de solution. Concernant les Panama Papers et la fraude fiscale, bon, on va continuer à frauder le fisc et on n’a pas de solution… » Non, ils ne peuvent clairement pas dire ça. Donc ils noient le poisson : regardez, des méchants jeunes ! Regardez, une invasion de migrants ! Leur objectif, c’est de masquer leur totale absence de gestion.

En dehors des politiciens, il y a bien sûr le patronat, qui préfère des gens très précarisés, individualisés, malléables, à des forces collectives qui peuvent leur faire face et exiger des droits. Une femme isolée, seule avec ses enfants, qui n’a pas de boulot et qui risque de perdre son chômage pourrait accepter de faire des ménages à deux euros de l’heure. Alors que s’il y a une force collective et syndicale qui permet d’exiger douze euros de l’heure, personne ne travaillera en dessous ! Le patronat a un intérêt pratico-pratique, financier, à ce que les gens soient incapables de se défendre pour exiger des droits. »

À votre avis et d’après votre expérience, comment est-ce que les citoyen·nes peuvent résister ? Est-ce important de tisser des solidarités entre nous ? Que faire concrètement ?

Plus on est précarisé, plus on en a honte, parce qu’on croit que c’est un problème individuel. Mais c’est un problème collectif, et c’est ensemble qu’il faut se mettre pour trouver des solutions.

« Je crois que le premier problème, c’est qu’on se retrouve souvent tout seul face à nos difficultés. Dans le même temps, une propagande veut nous faire croire que n’importe qui d’un peu malin peut devenir riche… Beaucoup de gens finissent par avaler ce mensonge. Ainsi, plus on est précarisé, plus on en a honte, parce qu’on croit que c’est un problème individuel. Mais c’est un problème collectif, et c’est ensemble qu’il faut se mettre pour trouver des solutions. Dès qu’on met dix personnes ensemble, les envies d’action jaillissent toutes seules, on trouve l’énergie et les idées pour faire bouger les choses ! »

Justement, avez-vous l’impression que les femmes ont récemment réussi à faire bouger les choses, notamment sur la question des violences ? On pense au mouvement #MeToo sur les réseaux sociaux, à toutes ces femmes qui ont témoigné…

« Je me garderais bien de donner l’impression d’une victoire, parce que les médias fonctionnent comme ça : il y a un pic, un emballement, mais trois semaines plus tard, ils seront passés à autre chose.

En tant qu’avocate, je vois qu’il y a un problème judiciaire. La Belgique a récemment été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme. Il faut savoir que jusque 80 % des affaires de violences faites aux femmes (y compris les viols) ne sont pas poursuivies et sont classées sans suite. C’est bien, de libérer la parole des femmes… Mais une fois que la femme a parlé, si elle ose porter plainte et que cette plainte n’a pas de suite, c’est une gifle qu’elle se prend dans la figure. Si quelqu’un se fait voler sa voiture, on n’aurait pas l’idée de classer sans suite ! Quelque part, le système dit à ces femmes : un vol de voiture, c’est plus fort qu’un viol.

Au niveau des parquets, on décide stratégiquement les affaires qu’on poursuivra ou non. Pour l’instant, on laisse ce genre d’affaires être classées ; on laisse les violences policières, la fraude fiscale, être classées ; on poursuit beaucoup moins les violences conjugales… C’est une volonté politique au niveau judiciaire. »

Les femmes sont victimes de violences, de discriminations en tout genre : c’est une réalité. Mais on dirait que les médias les cantonnent souvent à ce statut de victimes…

« Il y a des femmes qui ont fait de grandes choses ! Mais l’histoire est surtout une histoire d’hommes, écrite par les hommes. Les politiques sont aussi des politiques d’hommes, menées par les hommes. Les femmes ont vraiment leur place à prendre. Mais c’est de nouveau une question militante : cette place ne nous sera pas donnée, il nous faut la prendre. »

C’est peut-être encore plus le cas pour certaines femmes… Fatima Mernissi, écrivaine et féministe marocaine, a écrit : « Seules les musulmanes persécutées intéressent l’Occident. » Êtes-vous d’accord avec ce constat ?

« Le féminisme est actuellement instrumentalisé à des fins racistes. C’est triste, quand on est à la fois féministe et antiraciste, de voir des racistes convaincus, qui ne sont absolument pas féministes, utiliser la cause des femmes – qui seraient selon eux maltraitées en islam – pour libérer des paroles racistes. Ils font la même chose avec la cause des homosexuels. Ils sont homophobes, ce sont des gros machos dans leur vie quotidienne, mais politiquement, afin de critiquer une partie de la population, ils utilisent, et instrumentalisent, la cause des femmes ou la cause des homos. »

Comment liez-vous votre engagement féministe à votre engagement antiraciste ?

Le fait qu’on prive de ses droits une femme parce qu’elle est femme ou qu’on prive de ses droits une personne noire parce qu’elle est noire, c’est la même chose : au nom d’une qualité physique de la personne, on l’exclut du groupe dominant.

« Selon moi, c’est la même chose. C’est l’idée que quand un bébé naît, on doit lui donner l’égalité des droits et l’égalité des chances. C’est pour cela aussi que je défends les migrants. Si on veut aller ailleurs pour donner une meilleure chance à ses enfants, c’est tout à fait compréhensible. Et le fait qu’on prive de ses droits une femme parce qu’elle est femme, ou qu’on prive de ses droits une personne noire parce qu’elle est noire, ou une personne amérindienne parce qu’elle est amérindienne, c’est la même chose : au nom d’une qualité physique de la personne, on l’exclut du groupe dominant. Je pense que le combat est le même. »

Concrètement, comment articuler des alliances, des luttes communes entre citoyen·nes, collectifs, associations, médias ?

« Je crois qu’on peut très facilement faire converger nos luttes sur toutes sortes de thèmes et se retrouver pour travailler ensemble ! Autour du parc Maximilien par exemple, les femmes migrantes sont très invisibilisées : il y a une place pour d’autres femmes et pour des féministes qui iraient les trouver, écouter leurs besoins spécifiques… Le parcours migratoire est d’une incroyable violence pour elles, en particulier celles qui sont venues à pied via la Libye, qui ont traversé la Méditerranée. Peu d’entre elles n’ont pas été violées, elles ont vécu traumatisme sur traumatisme.

Finalement, le système contre lequel nous nous battons opprime à la fois les femmes, les migrants, les homos, les Belges d’origine étrangère… Si nous nous mettions tous ensemble, nous serions plus nombreux que les personnes qui nous oppriment ! Organisons-nous ! Nous sommes dans un moment où nous devons réfléchir à des contre-propositions. Là où le gouvernement n’a aucun projet de société et se construit sur la haine et les divisions, notre force à nous, c’est d’en avoir un, de projet, qui concernerait tout le monde !

Ma société de rêve serait une société égalitaire : tous les enfants auraient les mêmes chances de s’épanouir dans la vie. Ce serait mieux pour tout le monde ! »

bell hooks, féministe visionnaire

bell hooks, féministe afro-américaine, a beaucoup réfléchi à la manière dont le racisme, le sexisme et d’autres oppressions s’articulent. Elle a également pensé la solidarité en s’appuyant sur ses propres expériences, sur celles de son entourage et sur l’histoire des femmes noires aux États-Unis. Interviewée par axelle, la sociologue Nassira Hedjerassi dresse le portrait de cette féministe incontournable et très accessible, passeuse d’idées et inspiratrice d’actions.

Portrait de bell hooks. D.R. - avec l'aimable autorisation de l'autrice.

Nassira Hedjerassi, professeure en sciences de l’éducation, a notamment rédigé la préface de la traduction française de Théorie féministe. De la marge au centre, un essai de bell hooks consacré à l’étude des succès et des échecs des mouvements féministes du 20e siècle. Elle répond à cinq questions sur bell hooks, autant de pistes concrètes pour penser la transformation de la société.

Pourquoi la pédagogie est-elle essentielle dans le parcours et les réflexions de bell hooks ?
« Pour bell hooks, la transformation de la société passe par un certain nombre de désapprentissages et d’apprentissages. Il s’agit de désapprendre toute la culture de la domination dans laquelle nous avons grandi. Mais aussi de se donner des outils de compréhension, d’analyse et de critique du monde, en vue de le transformer. La théorie doit être accessible à toutes et tous, il faut faire du porte-à-porte pour diffuser ses idées. Il faut toucher les personnes les plus éloignées de l’académie. C’est pour ça qu’elle écrit des livres sans jargon, qu’elle donne des conférences publiques, dans les librairies, dans des églises, autour d’une table de cuisine, chez les gens. »

Nous avons tous·tes à apprendre et à désapprendre ?
« Pour elle, s’il n’y a pas un travail qui est fait par tout le monde, le résultat sera inabouti. Nous devons tous travailler à sortir de cette culture de domination. Et bell hooks remarque que prendre conscience de ce qu’on subit, c’est l’étape la plus facile. Le plus dur, c’est de prendre conscience de nos propres privilèges et d’y renoncer. Pourtant, c’est un élément fondamental. D’ailleurs, bell hooks ne se dispense pas de ce travail. Elle a beau être une femme noire, d’origine populaire, d’une famille rurale… Être professeure à l’université la rend susceptible de générer des rapports d’oppression. Ne pas reproduire la domination, c’est vraiment un travail de longue haleine auquel nous invite bell hooks. »

bell hooks dit : « Le féminisme doit être un mouvement de masse », qu’est-ce que cela signifie pour elle ?
« Le premier enjeu, c’est de faire en sorte que le féminisme ne soit pas réservé à une petite minorité de femmes privilégiées. Pour cela, il faut rompre avec l’élitisme. Au moment des dernières élections aux États-Unis, bell hooks avait refusé de soutenir publiquement Hillary Clinton. Elle expliquait alors que l’objet des luttes féministes, ce n’est pas de permettre à quelques-unes d’accéder aux mêmes positions de pouvoir de certains hommes, mais bien d’éradiquer toutes les sources d’oppression. C’est pour ça aussi que le féminisme doit être un mouvement de masse, parce qu’il doit concerner tout le monde, les hommes compris. »

Pourquoi les points de vue des femmes « de la marge » sont-ils essentiels au mouvement féministe ?
« L’apport majeur de bell hooks et des féministes afro-américaines, c’est d’avoir pris en compte la pluralité des expériences des femmes. Les femmes noires, pauvres, issues de milieux ruraux aux États-Unis doivent se battre à la fois contre le sexisme, le racisme et le classisme. Pour ces femmes, ça n’a pas de sens de séquencer les luttes, de dire que le sexisme est la première des oppressions. Dans leur quotidien, les trois systèmes d’oppression sont imbriqués. Les points de vue de ces femmes sont importants : elles ont une perspective plus large sur la société et alimentent le féminisme qui lutte contre toute forme d’oppression. »

Qu’est-ce que la solidarité politique pour bell hooks ?
« Pour bell hooks, être victime d’une même oppression ne suffit pas pour se rassembler ni pour éviter de reproduire soi-même des dynamiques d’oppression. La véritable solidarité politique, c’est apprendre à lutter contre des oppressions qu’on ne subit pas soi-même. Pour elle, il s’agit de construire de véritables alliances entre les unes et les autres. C’est important, parce qu’on a tendance à faire prendre en charge les luttes par celles et ceux qui en sont l’objet alors que chacun et chacune devrait assumer sa part de travail. »

Burn-out maternel : “Je ne ressentais pas cet amour, j’étais comme un zombie”

Parmi les toujours plus nombreux parents souffrant de « burn-out », une grande majorité de femmes. Quelles réalités, systématiquement balayées sous le tapis, cache le terme ? Quelles souffrances ces mères vivent-elles au quotidien ? Voici le témoignage de Stéphanie, extrait de notre dossier consacré à ce sujet.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Stéphanie est la mère de Lucie (cinq ans) et de Sacha (née en 2015 à 27 semaines, ayant passé 3 mois et demi en couveuse).

« Je me suis effondrée en novembre 2016. Ça faisait quelques jours que ça n’allait vraiment pas. Ce jour-là, j’avais rendez-vous chez ma psy : j’ai perdu pied. Avec le recul, je pense avoir été en dépression dès la grossesse, notamment à cause de problèmes au boulot. Je me sentais fatiguée en permanence.

J’ai été hospitalisée avant l’accouchement – prématuré, j’ai pensé : « C’est de ma faute, c’est moi qui l’ai poussée dehors. » Pendant les mois d’hospitalisation, le stress et l’épuisement étaient tels que je prenais les visites comme une corvée. Culpabilité exponentielle. D’autant plus que le discours du corps médical, malgré tous les gants pris, allait toujours dans le même sens : votre enfant a besoin de vous, de votre présence, de votre amour… Or je ne ressentais pas cet amour, j’étais comme un zombie.

Le retour de Sacha à la maison, loin de la délivrance attendue, a été une période extrêmement difficile : nuits hachées, pleurs, peur des microbes, monitoring, etc. Je n’avais qu’une envie : la mettre à la crèche pour pouvoir dormir. Je n’en pouvais plus de cette dépendance permanente. Au moment d’entrer à la crèche, Sacha est tombée malade et a dû être hospitalisée. Durant ces longs mois, je n’étais plus que l’ombre de moi-même, physiquement et mentalement. Je me sentais coupable de ne pas pouvoir apporter toute mon affection à cette enfant, de ne pas « assurer ». J’en ai voulu à Sacha, je m’en suis voulu de lui en vouloir, etc. Pire que tout, j’avais peur de causer des dommages irrémédiables à la construction de sa personnalité, et à celle de Lucie, ma fille aînée, qui souffrait également.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

On a ensuite doucement remonté la pente. J’ai recommencé à travailler le 1er octobre 2016, à temps partiel, mais je me sentais pourtant constamment débordée, stressée.

C’est alors que j’ai craqué. Grand vide. Je ne voyais plus aucun sens à la vie. La moindre tâche ou décision me paraissait une montagne. Incapable de m’occuper de mes filles, j’avais peur pour elles. L’éloignement était nécessaire : j’ai passé quelques semaines chez mes parents.

Mon état a été accepté par un cercle très restreint de personnes. J’ai senti beaucoup de jugements. Nos amitiés ont souffert. Notre couple a souffert. Et au boulot, le burn-out, c’est un peu une « mode » : tu te « mets en burn-out »…, comme si c’était toi qui décidais !

C’est difficile de se reconstruire avec cette perte de foi en la bienveillance, ce sentiment de honte vis-à-vis des « gens ». Et la culpabilité d’infliger tout ça à mes filles, de ne pas être une « bonne mère » ou, en tout cas, pas la mère idéale que je voulais être à tout prix, et à quel prix ! Celle qui a toujours la pêche, qui ne laisse pas ses enfants à la garderie, qui joue, qui est à l’écoute des émotions de ses enfants, qui fait des gâteaux sains, des sorties culturelles… Sans parler de tenir la maison propre et rangée, etc.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Cet épisode a tiré la sonnette d’alarme : je veux apprendre à prendre soin de moi. C’est difficile de savoir jusqu’où on peut aller. Je crois que même sans la naissance compliquée de ma fille, ça aurait pu m’arriver. J’ai tendance à prendre beaucoup de choses en charge. Aujourd’hui, j’appelle plus facilement à l’aide. J’ai appris à faire attention à mes émotions, à mes limites. La méditation de pleine conscience m’a aidée à retrouver le contact avec la réalité. L’équilibre est encore fragile mais je sens qu’on avance. Les filles sont super, je les admire et les aime de tout mon cœur de maman imparfaite. On passe des moments très chouettes, d’autres moins. On essaie d’avancer chacun et chacune, avec nos faiblesses et nos fragilités. »

Analyses et témoignages à lire dans l’article “Burn-out des mères : le prix de la culpabilité”, axelle hors-série 205-206, janvier-février 2017.