Rencontre avec l’écrivaine Léonora Miano

Par N°194 / p. 34-35 • Décembre 2016

Alors que son livre Crépuscule du tourment venait de sortir, Léonora Miano animait en octobre la rentrée des Midis de la poésie à Bruxelles. À cette occasion, axelle a rencontré l’auteure franco-camerounaise.

© J.-F. Paga, Grasset

Dans la lumière d’un soir d’Afrique subsaharienne, lorsque le soleil s’est couché mais que la nuit n’est pas encore tombée, l’orage s’annonce, se prépare, se déchaîne et s’apaise ; quatre temps pour quatre femmes. Mère, ex, amante et sœur s’adressent tour à tour à Dio, prétexte à ce que chacune arpente son propre chemin. Leurs trajectoires se heurtent parfois, se croisent, s’entrecroisent. Récit aux dimensions quasi mythiques traversé d’éclairs d’une sagesse que l’on dirait millénaire, Crépuscule du tourment brasse formidablement nombre de thèmes. Explorant la transmission entre femmes, les possibilités des sexualités (et les tabous), l’histoire puissante met à nu les mécanismes des rapports de sexe, de classe et de race, dans une ville, un pays, un monde postcolonial. Sa lecture entraîne à réinvestir toute la palette chromatique entre le noir et le blanc, à s’engager dans l’expérience de la sororité. Levier d’autonomisation des femmes, mais aussi des peuples réinvestis de leurs choix, rythmé par une langue intense, Crépuscule du tourment fait suite à Contours du jour qui vient (Goncourt des lycéens), Les aubes écarlates ou encore La saison de l’ombre (prix Femina, voir axelle n° 165), titres de Miano qui soulignent le passage du temps, invitent à l’espoir, au retour de la lumière.

Votre livre présente des femmes de générations différentes ; le poids de la tradition s’allège-t-il pour les plus jeunes ?

Grasset 2016 288 p., 18 eur.
Grasset 2016
288 p., 18 eur.

« Je n’ai pas réfléchi en ces termes. Je voulais présenter des femmes subsahariennes africaines, afro-descendantes, dans la période contemporaine, avec leurs bagages d’histoires familiales, leur regard sur la société, leurs liens particuliers avec leur propre mère. On est aussi fabriquée par l’histoire de celles qui nous ont précédées, qu’elle soit dite ou pas. »

Fabriquée par l’histoire familiale et l’Histoire avec un grand H ?

« En tant que figure afro-centrique évoluant dans le monde occidental, on est tout le temps dans ce dialogue, cette opposition avec la figure du Blanc à laquelle on veut rendre les coups de l’histoire. En Afrique, quand vous êtes entre Noirs, vous n’êtes pas noire ; vous êtes vous. Et obligée alors d’entrer dans la dimension profondément humaine, et parfois spirituelle, de l’histoire du vécu des peuples. »

Et le raconter ?

Les sociétés qui ont été colonisatrices dans le passé ont encore un imaginaire chargé de représentations. Il faut vraiment faire le ménage. On peut faire ça très tranquillement, sans se heurter. Il suffit de le décider.

« Il faut tout mettre en mots. C’est comme ça qu’on neutralise le mal. Quand on nomme, l’événement perd de sa vitalité. Je viens d’une société marquée par l’oralité, mais certaines paroles ne s’énoncent pas ; celles qui font mal, sur le plan individuel ou collectif. Verbaliser une chose risque de la créer. On croit que parler de la déportation transatlantique des Subsahariens la fait revivre. On ne veut pas être reconduits dans l’humiliation du passé.

Mais ce dont on ne veut pas parler se répète par des modalités différentes. Il vaut mieux briser le silence, analyser, réfléchir, pour pouvoir dépasser. Je produis une littérature qui fait ça. »

 

 

Comment faire évoluer cette « vérité historique » postcoloniale ?

« Que ce soit en Afrique ou en Europe de l’Ouest, il faut regarder cette mémoire, et en parler. Quoi qu’on en dise, Européens de l’Ouest et Africains sont vraiment entrés dans la chair des uns des autres. Tous les jours, les Européens boivent du café, geste qui leur dit que leurs ancêtres ont voyagé, rencontré d’autres humains. Est-on vraiment obligés de vivre dans cette hiérarchie où les uns sont mieux que les autres ? Je pense que les peuples sont fatigués de ça. »

Une phrase de votre livre évoque la culpabilité qui empêche la responsabilité…

« La culpabilité est souvent très narcissique, c’est humain. Mais on peut l’interroger. C’est mon travail d’artiste. Les artistes souvent, les écrivains en particulier, se posent des questions : qu’est-ce que je ressens, ça m’amène où ? Je partage ces questionnements. »

Vous décrivez dans votre livre une scène du racisme ordinaire. Une expérience vécue ?

Je suis très heureuse d’avoir mon âge. J’ai espéré toute ma vie être grande, et pouvoir vraiment tout dire.

« En Europe, même quand vous ne vous définissez pas comme noir, vous vivez des choses qui vous y renvoient. Les sociétés qui ont été colonisatrices dans le passé ont encore un imaginaire chargé de représentations. Il faut vraiment faire le ménage. On peut faire ça très tranquillement, sans se heurter. Il suffit de le décider. Je vis depuis longtemps en Europe ; je n’ai pas rencontré de gens différents. Juste des codes sociaux différents, une culture différente, mais l’humanité que je vois, c’est la même. »

La façon dont vous décrivez la sexualité des femmes participe-t-elle à faire bouger les représentations ?

« C’est très important que les femmes se réapproprient leur puissance créatrice de jouissance. J’ai voulu explorer dans le livre de nombreuses possibilités en la matière, montrer que chacune peut trouver son espace de jouissance. Il faut guider les jeunes filles sur cette voie, leur dire qu’elles ont droit au plaisir, leur apprendre à se connaître, à aller chercher ce qui leur est dû. »

D’où vient votre liberté de ton ?

« Je suis une vieille âme [elle a 43 ans, ndlr] ! Je suis très heureuse d’avoir mon âge. J’ai espéré toute ma vie être grande, et pouvoir vraiment tout dire. »

Comment arrivez-vous à transformer vos héroïnes, opprimées, en femmes tellement fortes ?

« Elles sont blessées à un moment de leur parcours, mais pas définies par cette blessure pour toujours. Elles peuvent faire quelque chose de ce grand désarroi, même si elles sont restées, comme nous toutes, enfermées dedans pendant longtemps. Je les ai laissées à un moment de leur parcours où elles peuvent vraiment encore faire des choix. »

Vous écrivez dans Crépuscule du tourment : « Le moment viendra pour les garçons d’apprendre à être avec les filles. Pas seulement à côté d’elles. Et de renaître. » Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

« C’est comme ça qu’ils vont se sauver. Il y a des espaces, en Afrique, et ailleurs certainement, où j’ai l’impression que l’éducation des garçons les amène à être, à un moment donné de leur parcours, à côté des femmes, parce qu’ils vivent dans des sociétés qui sont très cloisonnées. Les garçons sont entre eux, les filles entre elles. Il y a cette méconnaissance. »

Malgré vos écrits, ai-je envie de dire, vous ne vous déclarez pas féministe. Pourquoi ?

« Ce qui m’intéresse, ce sont les relations des femmes entre elles. Ou alors des valeurs totalement autres que la simple égalité politique entre les hommes et les femmes. Je n’ai pas vu beaucoup de choses chez les féministes qui permettent d’aimer être une femme ou d’aimer les femmes, sauf chez Alice Walker. Et puis, le féminisme est une notion assez occidentale. Je suis très familière de la culture anglophone : aux États-Unis, certaines femmes noires se déclarent féministes, d’autres ont voulu récuser ce terme. L’histoire des sororités entre Blanches et Noires s’est interrompue au moment de l’octroi du droit de vote pour les Noirs et les femmes. Le droit de vote a finalement été accordé aux hommes noirs. Ni aux femmes blanches, ni aux femmes noires. À ce moment-là, les femmes blanches ont protesté… au nom de leur supériorité par rapport aux hommes noirs. Elles n’ont pas réclamé ce droit pour leurs sœurs noires. C’est là que le schisme, la scission a eu lieu et les deux parties ne se sont jamais réconciliées. Il y a donc des femmes noires qui ne se disent pas féministes parce qu’il y a une mémoire de l’histoire féministe aux États-Unis. Je pense qu’on doit laisser aux femmes ces espaces du monde, les laisser choisir leur appellation, et ce qu’elles veulent mettre dedans. On n’est pas obligées de rentrer dans des cases. »

À ne pas manquer

Le 14 décembre, Léonora Miano sera au Bozar à Bruxelles pour participer à une rencontre sur le thème « Être écrivaine : des mots et des maux ».