Référendum en Catalogne : trois femmes témoignent

Par N°204 / p. 18-20 • Décembre 2017

Meri T. Silanes, Marta Jovè et Olaya Llano sont catalanes. Le 1er octobre dernier, elles ont voté lors du référendum qui s’est tenu, malgré l’interdiction de l’État espagnol, au sujet de l’indépendance de leur région. Elles n’ont pas forcément les mêmes opinions à ce propos, mais la question principale qu’elles posent est celle de la démocratie.

Le 1er octobre 2017, à Barcelone, une femme essaie d’arrêter la police. Le référendum sur l’indépendance de la Catalogne, interdit par le gouvernement espagnol mais maintenu par les autorités catalanes, a donné lieu à de nombreuses violences policières : au moins 844 blessé·es, selon le gouvernement régional catalan (et 33 policiers blessés, selon le ministère de l’Intérieur espagnol). © Cordonpress, Jose Luis Cresta

Meri T. Silanes : « Nous avons eu peur »

Quelques semaines avant le référendum, j’ai demandé à mes ami·es ce qu’il faudrait décider pour le dimanche 1er octobre. Aller voter ou non ? Voter oui, voter non ? Nul, blanc… ? Est-ce que créer un nouvel État, cela permettra vraiment d’améliorer les soins de santé, les crèches et les écoles, de lutter contre l’emploi précaire ? Quelle garantie avons-nous que ce nouvel État tiendra réellement compte des réalités et des droits des femmes ? La discussion a duré plus d’une heure. Cent autres conversations ont suivi ; je n’étais pas plus avancée.

Est-ce que créer un nouvel État, cela permettra vraiment d’améliorer les soins de santé, les crèches et les écoles, de lutter contre l’emploi précaire ?

Une dizaine de jours avant le référendum, j’ai commencé à être très dérangée par ce qui, à mon sens, ressemblait à des intimidations et des menaces pour empêcher les gens d’aller voter. Débarquement de policiers, commentaires sur les réseaux sociaux et dans les médias du style « frappez-les fort », perquisitions aux sièges des partis politiques, des administrations, des domiciles privés, des médias catalans….

« Fête de l’automne »

Pour le week-end du 1er octobre, toutes les écoles – qui étaient, entre autres, les lieux de vote identifiés pour le référendum – organisaient officiellement une « fête de l’automne ». Elles étaient donc ouvertes aux familles qui proposaient des ateliers de peinture, de cuisine, des tournois de « pierre – papier – ciseaux », des « nuits dans la cour de récréation »… Toute une organisation pour, en réalité, empêcher la police nationale espagnole d’occuper et de fermer les lieux où le vote allait se dérouler. Cela m’a émerveillée et m’a rendue fière : la puissance de cette organisation populaire, via les associations de parents, dans ces lieux si symboliques que sont les écoles, des lieux où les femmes ont un rôle important, travailleuses comme mères… Je me suis donc décidée à défendre le droit d’ouvrir nos écoles, le droit d’aller voter.

La veille du 1er octobre, nous étions beaucoup à ne pas trouver le sommeil. La cacerolada – un concert de casseroles, un moyen populaire de manifester son mécontentement – a été plus forte que jamais. Tous·tes mes ami·es allaient se mobiliser, en dépit de leurs différences de points de vue. Des infos circulaient par WhatsApp : des conseils sur la marche à suivre en cas d’arrestation, la liste de tous les lieux de vote avec les activités prévues et les personnes responsables. À propos d’un lieu de vote de mon quartier, une maison médicale près du marché, j’ai lu : « on manque de gens ». Alors, avec une copine, on a décidé d’y aller. Le rendez-vous était à 5 heures du matin, car des infos circulaient et laissaient entendre que la police débarquerait à 6 heures.

« Ils arrivent ! »

Nous sommes arrivées en retard. Il y avait toute sorte de gens… Les gens du quartier, quoi ! Des personnes âgées, des mamans avec enfants, des personnes en chaise roulante, des jeunes… J’ai même croisé une copine du collège et une tante de ma mère ! De temps en temps, on voyait passer de l’eau, des biscuits, des chips, du café… On ne savait pas d’où cela venait, mais ça circulait entre les personnes présentes devant la maison médicale. Et quand la tension montait, tout le monde chantait : « Les rues seront toujours à nous ! » ou « On va voter ! »

Tout à coup, l’un des jeunes est venu en courant : « Ils arrivent ! » Nous n’avons pas beaucoup réfléchi. Nous avons rejoint la foule devant la porte de la maison médicale. Certain·es avaient moins peur que nous et nous exhortaient : « Serrez-vous ! », « Tenez-vous fort ! »

On a vu arriver la brigade avec des fusils munis de balles en caoutchouc, interdits en Catalogne depuis 2014 !

On a vu débarquer la police nationale : des hommes casqués arrivaient à toute allure. Ils ont foncé dans la foule, ils ont commencé à attraper les gens et à les jeter à terre. Ma copine et moi, on se tenait par la main. Une fille derrière nous a glissé : « Soyez calmes, tenez bon ! » On a vu arriver la brigade avec des fusils munis de balles en caoutchouc, interdits en Catalogne depuis 2014 ! Ce n’était pas ma première confrontation avec la police, mais là… j’ai flippé. Nous avons vu des hommes et des femmes se faire frapper. Nous-mêmes n’avons pas été blessées, mais nous avons eu peur. Alors que nous avions été éjectées de la foule par la police, un monsieur avec une béquille nous a dit : « Retournez vers la porte, il faut empêcher qu’ils entrent ! »

On se sentait violentées

Non, nous n’avons pas voulu y retourner. Nous nous sommes mises sur le côté, nous avons observé. Beaucoup de personnes pleuraient. Nous aussi, nous avions envie de pleurer. Nous nous sentions affaiblies, pas fières. Violentées. Et là, on s’est dit que cette manière de faire, c’était peut-être un truc de mecs. Par la suite, on a appris que la police avait été brutale en particulier dans des villages ou dans des petits lieux de vote, comme celui qu’on avait essayé de défendre.

Nous ne voulions pas rentrer chez nous. Nous sommes parties vers un collège où nous avons rejoint d’autres ami·es. Là, il y avait beaucoup de monde. L’ambiance était festive, pacifique, émotive… Mais nous avons gardé la peur au ventre. Nous n’oublierons jamais cette journée. Finalement, nous avons pu voter et, malgré tout, nous avons agi pour défendre ce qui nous paraissait juste. Les discussions sur les enjeux d’un nouvel État, elles, sont toujours à suivre…

Marta Jovè : Dimanche au village

La Granada est un petit village de 2.000 habitant·es, sans grand maillage associatif ni organisation politique. Peu avant le 1er octobre, un bruit a pris de l’ampleur : l’idée de constituer un réseau entre voisins et voisines pour défendre au mieux les urnes et les « paperetas », les bulletins qui allaient nous permettre de voter et d’exercer la démocratie, au-delà des positions politiques, économiques et sociales de chacun·e.

Cela s’est passé dans une ambiance de collaboration, avec une attention spéciale envers les personnes qui, d’habitude, ne font pas partie de la vie politique du village : nos grands-mères, nos mères, les tantes, les plus jeunes…

Ce dimanche-là, nous avons donc tous·tes suivi les mêmes consignes : d’abord le débat, et puis une assemblée pour décider de la meilleure manière de faire. Cela s’est passé dans une ambiance de collaboration, avec une attention spéciale envers les personnes qui, d’habitude, ne font pas partie de la vie politique du village : nos grands-mères, nos mères, les tantes, les plus jeunes… Souvent, dans les villages comme le nôtre, ces femmes n’ont pas voix au chapitre et sont invisibles dans l’espace public. Mais là, elles étaient en première ligne.

Comme tout le monde le sait, le 1er octobre, nous avons vécu, en Catalogne, une cascade de violences policières. Nous suivions les événements via la radio et la télévision. Malgré la panique que provoquaient ces images, à la moindre alerte donnée lorsqu’un groupe de policiers s’approchait, tout le village sortait protéger l’entrée du lieu de vote – un collège. Vraiment tout le village. Grands-mères comprises.

Malgré toutes les émotions, la tension et la fatigue, le collège est devenu un espace de rencontres, de dialogue, d’activités communes, de repas collectifs, où les enfants étaient les bienvenu·es. Nous avons donc voté, nous nous sommes renforcé·es en faisant face à un État puissant. Nous l’avons fait ensemble, pour la dignité et la démocratie.

Olaya Llano : Oui à la démocratie !

Le dimanche 1er octobre, je me suis levée du pied gauche. Le premier bruit que j’ai entendu, c’était l’hymne espagnol à plein volume : un voisin voulait partager avec tout le quartier sa position sur le référendum. Le deuxième son, c’était mon téléphone. Je n’arrêtais pas de recevoir des messages d’ami·es : photos, textes, exprimant leurs attentes pour la journée.

Mais très vite, les messages ont changé de ton et sont devenus des récits sur la brutalité des forces de l’ordre, des vidéos montrant la police nationale en train de frapper des personnes assises, les mains levées. Des policiers jetant des femmes dans les escaliers comme si elles étaient des poupées. Quelle violence. Je n’arrivais pas à y croire. Dans mon village, à Cambrils, j’ai très vite su quels bureaux de vote avaient été visités par la police ou avaient vu leur système informatique saboté. Je me suis habillée. Je n’arrivais pas à décoller ces images de mes rétines.

Je suis allée là où je devais voter, dans un collège. Des copines qui avaient dormi chez moi m’accompagnaient : l’une est argentine, l’autre, madrilène. J’étais contente qu’elles soient là. Elles m’ont aidée à prendre un peu de recul, ce dont j’avais vraiment besoin.

Au collège, tout était tranquille. Il y avait une énorme file. Après une heure, nous avions juste avancé d’un mètre. Je ne sais même pas si nous avions avancé, en fait : je pense qu’on s’est juste serré·es un peu. Ras-le-bol d’attendre, il fallait qu’on bouge ! C’était décidé : nous allions prendre le train pour rejoindre des ami·es à Barcelone.

Je ne peux pas comprendre comment on peut penser que la « réponse » policière était « proportionnelle »…

Nous étions toujours branchées à nos téléphones, l’ambiance devenait anxiogène : personnes âgées en sang, femmes frappées, traînées à terre, même des pompiers recevaient de violents coups en essayant de protéger la population. Malgré tout, des citoyens et citoyennes, les mains levées, continuaient à crier : « Nous sommes des gens de paix ! » Je ne peux pas comprendre comment on peut penser que la « réponse » policière était « proportionnelle »…

Une fois à Barcelone, nous avons rejoint une bande d’ami·es. L’un était blessé : la police l’avait frappé et avait marché sur lui alors qu’il essayait d’empêcher l’entrée des forces de l’ordre dans un lieu de vote. La police avait réussi à entrer et à prendre les urnes. C’est honteux. Voler des votes : comme de vrais voleurs. Voler des voix, voler la démocratie. Mais nous pouvions encore discuter, crier et chanter !

Finalement, j’ai pu voter dans une école. Sans présence policière. Des bénévoles demandaient à celles et ceux qui avaient déjà voté de rester dans le coin, pour prêter main-forte en cas de débarquement de la police. La journée est arrivée à sa fin : les voix de cette école ont été comptées. Au final, la question n’est pas tant celle posée dans les bulletins de vote – oui ou non à l’indépendance – mais celle de la démocratie et de la liberté : et là, je vote OUI et OUI.