La vie des Japonaises, entre inégalités et résistances

Par N°198 / p. 25-27 • Avril 2017

Le siècle des femmes n’est pas encore arrivé au Japon, quoi qu’en dise le Premier ministre conservateur Shinzo Abe, qui espère une société où les femmes « brillent », pour colmater le panier percé de la natalité japonaise. Encore en 2017, les Japonaises occupent une place secondaire dans la hiérarchie patriarcale de la société nippone. C’est à peine si elles osent s’en plaindre, préférant souvent s’autocensurer par crainte du « qu’en-dira-t-on ».

Marche féministe menée à Omotesando (Tokyo), le 23 février 2016, organisée conjointement par les associations Chabujo et Tomorrow Girls Troop. « Je suis celle qui peut dire non », « Ce n’est pas entièrement égoïste de vouloir vivre pour moi »… Les slogans des marcheuses tentent de transmettre le « girl power ». Pour beaucoup de Japonaises, apprendre à se faire entendre représente un vrai défi. © Shinya Hirose, avec l’aimable autorisation de l’association Chabujo.

Rares sont les manifestations pour l’émancipation des femmes au Japon, comme ce 23 février 2016, où un cortège défiait l’omerta sur le bitume hivernal d’Omotesando, en plein centre de Tokyo. Un tel rassemblement en faveur des droits des femmes, « nous n’en avions pas vu depuis bien des années », assure Akiko Yasuda, membre du collectif « Chabudai-gaeshi Joshi » (ou « Chabujo »), dont le nom marque la volonté de faire table rase du passé. Ce groupe de femmes est à l’initiative de la marche avec l’association féministe Tomorrow Girls Troop. La marche a mobilisé une centaine de participant·es à peine. Un timide pavé dans la mare. Ce combat pour l’égalité s’avère pourtant nécessaire dans l’archipel classé 111e pays sur 144 dans le dernier rapport mondial de 2016 sur la parité entre hommes et femmes, présenté au Forum Economique Mondial (FEM).

Derrière les engagements

Est-ce dans la législation que le bât blesse ? Les années 1990 ont fait espérer une nouvelle ère pour les femmes (littéralement « onna no jidai »), encouragées à s’engager dans les professions traditionnellement réservées aux hommes. L’une des principales mesures témoignant des avancées de cette décennie fut l’élaboration du texte « Danjo kyodo sankoku kihondo » (pour la participation conjointe des hommes et des femmes), voté en juin 1999 au Parlement. Cette loi dessine les contours d’une société dans laquelle chacun·e peut prétendre aux mêmes opportunités, tous les secteurs confondus.

Autant de perspectives à l’orée du 21e siècle, dont la première décennie n’a pourtant pas apporté les changements espérés. Dans les entreprises du secteur privé comptant plus de 100 employé·es, 8 % des postes à haute responsabilité étaient confiés à des femmes en 2014. En politique également, la prise de pouvoir des femmes s’est avérée moins fulgurante qu’annoncée : 9,3 % des sièges de la chambre basse du Parlement sont occupés par des femmes en 2017, soit 44 députées sur 475.

Art contre sexisme

Tomorrow Girls Troop, un collectif influent présent dans plusieurs pays, a choisi l’art comme arme de son engagement. « Connecter l’art au féminisme est une manière douce d’avancer ses idées sans risquer de heurter », assure Natsu Kawasaki, artiste japonaise et membre du collectif, basée dans la capitale nippone. « Les artistes qui portent des revendications politiques sont encore rares au Japon », explique la jeune femme. En mai 2016, Tomorrow Girls Troop avait organisé sa première exposition au Youkobo Art Space de Tokyo, nommée « Feminist Fan in Japan and Friends ».

Des membres masquées de Tomorrow Girls Troop remettent un prix symbolique aux propriétaires de la galerie Youkobo Art Space, pour les remercier d’héberger l’exposition « Feminist Fan in Japan and Friends ». © Shinya Hirose, avec l’aimable autorisation de l’association TGT.

L’exposition abritait les œuvres de Kate Just, plasticienne australienne installée en résidence dans la galerie. Dans sa série, elle avait choisi de montrer des portraits de femmes célèbres, de Frida Kahlo à Cindy Sherman en passant par Yoko Ono, reconnues pour leur indépendance d’esprit.

Si une artiste australienne peut exposer sur de tels sujets, ce n’est pas toujours le cas des artistes japonaises elles-mêmes, surtout quand il est question de représenter le corps féminin. Quand, en 2013, l’artiste Megumi Igarashi a créé un kayak en forme de vagin, elle en a payé les frais et a dû faire face à de nombreuses critiques qui lui ont valu un passage devant le tribunal. Le vagin est banni de l’espace public alors que le pénis, lui, est célébré chaque année au printemps pendant le Kanamara Matsuri, la fête de la fertilité, durant laquelle de grandes statues de phallus en fer et en bois sont érigées dans les cortèges, devant les foules amusées.

Connecter l’art au féminisme est une manière douce d’avancer ses idées sans risquer de heurter.

Mais le Japon n’est pas en reste quand il est question de représentations pornographiques féminines, qui trouvent aisément leur place dans les magazines et à la télévision. Une chaîne de télévision câblée bat des records de sexisme tous les ans, en organisant un événement caritatif en soutien à la recherche contre le sida. En échange de dons, les spectateurs peuvent toucher les seins de belles jeunes femmes à la télévision. Entouré d’avocat·es et d’autres associations, le collectif Tomorrow Girls Troop a lancé une pétition cet été pour dénoncer le concept de cette émission, jugée dégradante.

Disparition des femmes au travail

Choisir une carrière est une liberté qui est parfois impossible à envisager pour les Japonaises : les inégalités sont manifestes dans le monde du travail. Aujourd’hui, 60 % des Japonaises arrêtent de travailler une fois mariées. Après le premier enfant, la proportion tend à augmenter encore.

L’une des raisons principales de ces démissions en masse des femmes : le manque de crèches. Les « assistantes maternelles » – gardiennes d’enfants – sont parfois contraintes d’accepter plus d’enfants que la loi ne l’autorise. Beaucoup de parents sont prêt·es à débourser des sommes exorbitantes – jusqu’à 200.000 yens par mois (environ 1.750 euros) – pour placer leur enfant dans les garderies les mieux réputées. « Beaucoup de femmes renoncent à leur travail par dépit car elles ne trouvent pas de place en crèche », assure Takayo Saikawa, militante active du pôle travail chez Chabujo. Même si « certaines choisissent avec plaisir d’être femme au foyer », rappelle avec prudence Natsu Kawasaki.

Les femmes enceintes subissent également des discriminations sur leur lieu de travail. Sayaka Osakabe, victime de plusieurs fausses couches, a alerté l’opinion publique en 2015 sur le phénomène de harcèlement moral que subissent les femmes enceintes dans les entreprises. Par le biais de son association Mataharanet.org, elle est parvenue à rassembler en un an des témoignages similaires de 3.300 femmes.

« Je t’aime, même si nos noms de famille sont différents. » Cette photographie présente dans l’exposition « Feminist Fan in Japan and Friends » met en scène une membre de l’association Tomorrow Girls Troop et son mari, et rappelle avec humour que dans 96 % des mariages japonais, l’épouse adopte le nom du mari. © Shinya Hirose, avec l’aimable autorisation de l’association TGT.

Au Japon, les congés de maternité sont obligatoires pendant 14 semaines (six avant l’accouchement, huit après). Mais pendant cette période, les revenus des femmes sont diminués aux deux tiers… Quant aux hommes, ils sont encore très peu nombreux à demander des congés de paternité (2,7 % en 2011). Pourtant, la loi leur autorise 52 semaines de congés après la naissance, une moyenne haute à l’échelle mondiale.

Aujourd’hui, 60 % des Japonaises arrêtent de travailler une fois mariées. Après le premier enfant, la proportion tend à augmenter encore.

Enfin, concernant les mères sans emploi, elles ont du mal à trouver un travail avec un enfant à charge. La plupart rencontrent des difficultés pendant l’entretien d’embauche. « Les questions sur la situation familiale reviennent souvent dans les entretiens alors qu’il n’en est jamais question pour les hommes », précise Takayo Saikawa.

Des collectifs se mobilisent

Ce sexisme organisé de l’univers du travail a un prix – à part bien sûr celui payé par les femmes… – : la chute du taux de natalité. La population japonaise, qui s’élève aujourd’hui à près de 128 millions d’habitant·es, pourrait passer sous la barre des 90 millions en 2060, selon le bureau des statistiques du Ministère des Affaires Intérieures et des Communications. Le gouvernement de Shinzo Abe planche sur des mesures pour permettre aux femmes de conjuguer plus facilement travail et famille. Augmenter le nombre d’enfants à charge des assistantes maternelles agréées est une idée soutenue par le Parti libéral démocrate (PLD), mais critiquée par des associations de femmes pour qui cela entraînerait des problèmes de sécurité supplémentaires.

Les collectifs féministes du Japon se mobilisent donc pour redonner la parole aux oubliées, espérant que les voix des femmes pourront renverser les inégalités qui empêchent leur autonomie. C’est la raison pour laquelle Takayo Saikawa est entrée à Chabudai-gaeshi Joshi il y a un an : « J’apprends petit à petit à m’exprimer en public et auprès de mon mari. » Que de chemin parcouru pour cette militante, qui entend insuffler ce même courage à d’autres.

À lire sur le sujet

Un article sur la condition des femmes au Japon et une réflexion sur le féminisme japonais.