Une journée avec Anita, femme de ménage à l’ULB

Si les salles de cours et les bureaux de l’Université libre de Bruxelles (ULB) restent propres, c’est notamment grâce à elle. Anita (nom d’emprunt) fait partie des 80 membres du personnel de nettoyage de l’université. Un métier invisible aux lourdes pressions, tant sur le dos que le ciboulot.

© Manon Legrand

Il est 6 heures précises. Anita arrive d’un pas rapide dans un bâtiment de l’Université libre de Bruxelles. Anita connaît les lieux comme sa poche. Depuis l’année de ses 18 ans et de son arrivée en Belgique, elle y est « femme de ménage » – elle préfère ce terme à « technicienne de surface », « trop intellectuel ! »

6h03

Tablier ISS sur le dos, du nom de la boîte de nettoyage à laquelle l’ULB a externalisé ses services depuis 2014, Anita sort du local de nettoyage son chariot full équipé : microfibres, sacs-poubelles, seau de lavage, serpillère à manche télescopique, appelée la « mop » dans le jargon. «  Ne te fie pas aux apparences, prévient-elle tout de suite. On est souvent à court de matériel. ISS fait des économies partout. Dans mon seau, j’ai un produit de machine d’entretien parce qu’il n’y a plus de savon pour le sol. Et les microfibres, faut encore qu’elles soient nettoyées. Parfois je préfère les garder et les rincer moi-même. J’en ai déjà récupéré des noires et trouées, ça fait pas propre devant le client. »

Entre 6h03 et 9h59

Frapper à la porte du premier bureau, tourner la clé dans la serrure si personne n’est à l’intérieur, vider la poubelle déchets, vider la poubelle papiers, passer la mop, fermer la porte, et hop, au bureau suivant. Anita répète les étapes avec énergie. Les tâches quotidiennes sont reprises dans un planning complexe qu’elle maîtrise par cœur. « C’est pas ‘un jour, un étage’, explique-t-elle. Je dois faire tous les étages du bâtiment tous les jours mais les tâches sont morcelées : il y a des jours pour les bureaux, d’autres pour les accès extérieurs. Mais même avec cette organisation, on ne sait jamais tout faire. Donc je triche, je m’adapte. Par exemple, je vide les poubelles et je prends les poussières en même temps certains jours, et je reporte au lendemain ce que je n’ai pas eu le temps de faire… »

Si les responsables nous voient avec une cigarette ou en train de boire un café, on reçoit directement un avertissement.

Anita est formelle : il est impossible de répondre aux exigences de son employeur dans le temps imparti. « ISS a proposé l’offre la plus basse pour pouvoir décrocher ce chantier en 2014. Le problème, c’est que l’ULB vient nous contrôler pour la qualité. Mais c’est impossible avec tout le travail qu’on a… » Depuis l’arrivée de l’entreprise, l’équipe de nettoyage a d’ailleurs mené plusieurs grèves pour dénoncer cette pression. Avec des résultats ? « Il y a eu des améliorations sur les contrats, qui n’étaient pas toujours en règle, mais le problème de la surcharge de travail, lui, n’a jamais été résolu. »

10h00

L’heure de la pause café-cigarette ? En fait, non. « On n’y a plus droit depuis ISS », explique Anita. Le règlement affiché dans la buanderie interdit aussi de manger, d’utiliser son gsm ou un lecteur mp3 pendant le travail. « Si les responsables nous voient avec une cigarette ou en train de boire un café, on reçoit directement un avertissement… Je m’en fous de ne pas fumer, je peux m’en passer ; mais ce qui me rend folle, c’est que les responsables d’ISS, eux, ils peuvent », s’énerve Anita. Il lui arrive de se faufiler derrière le bâtiment, où elle retrouve parfois des collègues qui ont trouvé la même planque pour profiter d’une clope en vitesse. Quant au café, « les secrétaires du rez-de-chaussée m’en proposent. De temps en temps, j’en prends un, je le pose sur mon chariot. » Discrètement.

© Manon Legrand
© Manon Legrand

11h00

Anita avance de bureau en bureau, le rythme toujours soutenu. Je commence à avoir sérieusement envie de m’asseoir. « Franchement, si je me dis que je bosse pour les responsables, je démissionne direct. Moi, j’aime mon boulot, mais pour les clients. » Anita a connu des expériences désagréables, comme une accusation de vol : « On a les clés, donc on est directement accusée, pas de présomption d’innocence pour les femmes de ménage ! » Mais en règle générale, et elle insiste, « les clients sont reconnaissants, ils me remercient. Ça fait du bien, parce qu’il arrive que des mails de remerciement envoyés aux responsables ne nous soient pas transmis. » Discuter avec les gens, elle y tient plus que tout : « Même ça, ils ont voulu nous l’enlever, alors qu’on a eu des formations « human touch » pour apprendre à communiquer avec le client… Mais moi, je le fais, pas des heures bien sûr, même pas cinq minutes. »

11h45

Pause de midi. « C’est l’occasion de se retrouver entre nous à la cantine, de discuter », explique Anita. Les employé•es ne bénéficient pas du tarif réduit, puisqu’elles/ils ne font pas partie du personnel de l’université. Anita paye la sous-traitance jusque dans son assiette.

12h15

L’après-midi, Anita travaille dans un autre bâtiment. Occupée à récurer les WC, elle sort une boulette de papier toilette calée derrière la chasse d’eau. « Ça, c’est un piège posé par les brigadiers pour vérifier qu’on fait bien son travail ». Les « brigadiers », en majorité masculins, sont engagés par l’ULB pour contrôler le nettoyage. Et, de l’avis de plusieurs femmes de ménage, ils prennent un malin plaisir à mettre des bâtons dans leurs roues. Il y a quelques mois, ce harcèlement a failli provoquer une crise cardiaque à un travailleur, engendrant une nouvelle grève du personnel.

12h30

Une collègue d’Anita passe la voir. On discute un peu. Assise sur un gros rouleau de papier toilette, le visage marqué, elle confie, en colère : « Je crève de mal au dos. L’ergonomie, c’est une promesse sur papier. La seule ergonomie possible, c’est de rabaisser les exigences. » Elle ne cesse de reporter son opération. « J’ai peur que mes horaires changent, ou d’être transférée sur un autre site… Et si je partais, ce serait pour aller où ? Ici, on a un contrat temps plein [payé environ 1.300 – 1.400 euros net, ndlr], c’est pas le cas de toutes les femmes de ménage. »

13h00

Il reste une demi-heure de boulot. Anita aspire les escaliers avec sa grosse machine et passe la serpillère. Si fort et si vite que je lui demande comment elle n’a pas encore une tendinite. Parce qu’elle est encore jeune. Elle m’explique : « Je dois pas encore trop me plaindre. Dans l’équipe, il y en a qui ont 60 ans… C’est dur pour elles physiquement ! Mais on s’aide entre nous, discrètement. »

Et elle, Anita, comment entrevoit-elle les nombreuses années à venir ? « J’espère que je tiendrai jusqu’à 67 ans… On n’a pas le choix, de toute façon. » À peine le découragement apparaît-il sur son visage qu’elle se reprend et lance, tout sourire, à sa collègue : « Allez, on va en fumer une dernière ! »

 

L’allocation universelle, un piège pour les femmes ?

Le revenu de base permettrait à chacun•e de faire le choix entre travail et temps libre et de revaloriser des activités comme la participation à la vie citoyenne, la création de projets, le soin aux autres, etc. L’autonomie des femmes sera-t-elle réellement favorisée ? À l’inverse, l’allocation universelle risque-t-elle de renforcer la relégation des femmes dans la sphère privée et dans des secteurs d’activité aux conditions de travail pénibles ? Tentative de réponses dans cet extrait de notre dossier de décembre 2016 consacré à ce sujet.

Pour les partisan·es de l’allocation universelle (AU), les femmes en sortiraient gagnantes. En termes de revenus d’abord. Philippe Van Parijs, pionnier de la défense de l’AU en Belgique, souligne : « Comme le taux de participation des femmes au marché du travail et leur salaire horaire moyen sont inférieurs à ceux des hommes, tout financement […] ne peut que leur bénéficier… De surcroît, dans de nombreux scénarios, la réforme de l’impôt des personnes physiques couplée à l’instauration d’une allocation universelle implique la transformation des réductions d’impôt dont bénéficient aujourd’hui, dans de nombreux régimes fiscaux, les conjoints de femmes au foyer, en allocation versée directement aux femmes. »

 

Dessine-moi l’éco : “Le revenu universel”

Plus de « choix » ?

Outre la question des revenus, l’AU serait aussi émancipatrice à d’autres niveaux. Aurélie Hampel, volontaire au sein du Mouvement français pour le revenu de base, détaille à axelle : « Le revenu de base permettra aux femmes, aujourd’hui coincées entre travail domestique et travail salarié, d’être libres de choisir ce qu’elles veulent faire, de ne plus renoncer à leurs rêves, comme celui de l’entreprenariat, car elles sont toujours les premières à se sacrifier. »

C’est aussi l’avis de Samira Ouardi, chercheuse et militante féministe française, pour qui l’allocation universelle « viendrait sans conteste renforcer l’autonomie des femmes qui sont aujourd’hui les grandes perdantes du capitalisme salarial, et donc les premières précaires. » Selon elle, « un revenu de base, parce qu’il est versé à chaque personne et non à chaque ménage et parce qu’il est garanti à vie, permet une réelle indépendance économique » et libère les femmes de « la sujétion financière à un conjoint avec lequel ça se passerait mal. »

Illusion d’autonomie

Son de cloche différent chez d’autres féministes. Pour Hedwige Peemans-Poullet, historienne belge spécialiste de la sécurité sociale, l’AU n’est qu’une illusion d’autonomie pour les femmes. Pour elle, le grand piège de l’allocation universelle est de devenir une « allocation de femme au foyer ». En effet, selon elle, les premier•ères intéressé•es par l’AU pourraient être les demandeurs/euses d’emploi exclu•es ou menacé•es d’être exclu•es de leur droit à l’allocation d’insertion ou à l’allocation de chômage (les autres allocataires ne seraient pas intéressé•es par un montant inférieur au montant perçu aujourd’hui). La majorité des personnes dans ce cas sont des femmes cohabitantes sans personne à charge et qui ne touchent rien car elles sont cohabitantes. « L’AU permet donc de faire glisser certains demandeurs d’emploi de l’exclusion de leurs droits sociaux à l’exclusion sociale tout court », dénonce Hedwige Peemans-Poullet.

Pour Hedwige Peemans-Poullet, le grand piège de l’allocation universelle est de devenir une « allocation de femme au foyer ».

Selon Cécile De Wandeler, responsable du bureau d’étude de Vie Féminine, « l’allocation universelle permet de sortir d’une forme d’exploitation salariale mais pas d’une exploitation patriarcale. » Elle souligne le risque du retour de balancier : « Cela met le doigt sur le fait que les femmes sont au cœur d’injonctions paradoxales. » Elle précise, faisant écho aux vigilances d’Hedwige Peemans-Poullet : « Dans l’état actuel des choses, l’AU ne libérera pas les femmes de l’emprise des tâches de soin aux autres – la « division sexuelle du travail » – et je ne vois pas en quoi cela va revaloriser ces tâches. Le changement dans cette matière doit davantage se faire sur les mentalités et sur l’organisation du travail de soin en dehors du privé. Or l’AU va surtout valoriser le travail de soin fait dans le privé ! » Comme personnes qui s’y opposent, Cécile De Wandeler considère que l’allocation universelle ne peut pas se penser hors des rapports sociaux de domination.

© Aline Rolis
© Aline Rolis

Menace sur les services publics

Concernant les services publics, dont les femmes sont les premières bénéficiaires, l’AU peut inspirer de la méfiance. Comme l’explique l’économiste François Maniquet, « un euro utilisé dans le cadre de la redistribution des revenus n’est plus disponible pour une autre politique : politique des soins de santé, de l’accueil de la petite enfance, de l’enseignement, etc., bref de tous les biens publics qui déterminent aussi le niveau de vie d’une population ».

C’est l’un des grands arguments du sociologue belge Mateo Alaluf, opposé à l’AU. Ainsi qu’il l’explique, « l’allocation universelle, chaque fois qu’elle est promue, vise à une moindre intervention de l’État dans les politiques sociales. » L’exemple finlandais (voir dossier dans axelle n° 194) ne peut que lui donner raison.

Les femmes doivent faire partie du débat pour poser les balises afin que l’allocation universelle rencontre leurs attentes.

Mais pour les adeptes de l’AU « de gauche », l’instauration d’une allocation universelle ne doit pas éradiquer les revendications pour des services publics de qualité. Philippe Defeyt, prenant l’exemple des crèches, considère que l’AU permettrait d’une part de libérer les parents de l’arbitrage affectif, économique, familial ou conjugal pour assurer la garde de l’enfant. D’autre part, elle pourrait, en « libérant du temps », favoriser de nouveaux modèles « innovants », comme les crèches parentales. Aurélie Hampel, de son côté, avance que « le revenu de base permettrait de créer des nouveaux écosystèmes pour les mères seules, ouvrirait des solidarités », indiquant certes que des politiques de genre doivent être parallèlement mises en place. De fait, on peut se demander en quoi donner la possibilité à des mères célibataires de créer de « nouveaux écosystèmes » (en plus de ceux qu’elles mettent déjà en place de façon informelle) est plus rassurant que de permettre au système actuel de fonctionner correctement pour toutes les femmes…

Cécile De Wandeler est perplexe. « L’allocation universelle, c’est comme jouer à l’apprenti sorcier. On jette un sort en se disant que ça aura des effets positifs… Mais on n’en sait rien ! On ne peut pas parier sur la vie des gens, surtout quand elle est marquée par la dépendance et la précarité. » Selon elle, plutôt que d’espérer une « mesure qui va tout arranger », mieux vaut se battre pour mettre en place des politiques défendues de longue date par les mouvements féministes. Par exemple : l’individualisation des droits – qui signerait la fin de l’attribution des allocations selon la logique de « ménage », défavorable aux femmes –, l’égalité salariale entre les femmes et les hommes ou encore une véritable prise en charge collective du soin aux autres, qui repose aujourd’hui massivement sur les femmes, à l’intérieur de la sphère privée.

Poser des balises

On le voit : l’allocation universelle génère autant d’espoirs que d’inquiétudes. « On n’a pas envie qu’on nous la présente comme une solution alors que les femmes sont touchées de plein fouet par le délitement de la sécurité sociale », explique Noémie Emmanuel, du bureau d’étude de Vie Féminine. La réflexion féministe autour de l’allocation universelle est donc aujourd’hui nécessaire pour interroger tour à tour la solidarité, la liberté, la justice sociale, et pour montrer les enjeux concrets derrière cette idée alléchante : car il faut mettre le doigt sur l’invisibilisation des travaux domestiques réalisés par les femmes, leur inégale répartition dans la société, inviter à repenser et à revaloriser le travail du soin aux personnes. « Les femmes doivent faire partie du débat pour poser les balises afin que l’allocation universelle rencontre leurs attentes », souligne Cécile De Wandeler. Pour éviter que la potion magique ne se transforme en poison.

Dans les archives du féminisme

Sans sources, l’histoire des femmes ne pourrait pas s’écrire. En Belgique et dans les pays voisins, axelle part à la découverte de lieux incontournables et méconnus, dépositaires de cette mémoire aux mille visages qui, sans un rigoureux travail d’archivage, pourrait sombrer dans l’oubli.

Les revues donnent le ton des revendications féministes (coll. Carhif, Bruxelles).

Plus de 150 fonds d’archives, environ 4.000 livres et brochures, plus de 1.000 périodiques belges et étrangers, près de 1.500 affiches, des milliers de photographies, la machine à écrire de l’auteure féministe belge Marie Denis… La liste des trésors que recèle le Carhif est longue. Mis bout à bout, ils atteindraient presque deux kilomètres.

Mémoire belge

Ouvert en 1995 à Bruxelles, dans les locaux de la Maison Amazone, le « Centre d’archives et de recherche pour l’histoire des femmes » est le gardien d’une grande partie de la mémoire du féminisme belge, même si son nom n’y fait pas directement référence. « Le mot ‘féministe’ n’est pas évident à définir, explique Claudine Marissal, historienne attachée au Carhif. Il y a une série d’associations qui se considèrent comme féministes, d’autres non, d’autres encore refusent ce vocable. En élargissant à l’histoire des femmes, nous pouvons aussi accueillir des fonds d’archives d’associations qui ne sont pas considérées comme féministes, mais qui permettent d’écrire l’histoire des femmes et qui font partie d’un mouvement féminin qui avait des revendications vis-à-vis de discriminations dont les femmes étaient victimes. » Toutes les archives de la résistante Régine Orfinger et de la militante féministe Lily Boeykens y sont par exemple conservées, ainsi que celles du Conseil national des femmes belges et de l’Université des Femmes.

Vers une grammaire féministe dans votre magazine

La langue française est à l’image de notre société : elle véhicule de nombreuses représentations sexistes selon lesquelles le genre masculin, plus prestigieux et soi-disant « universel », l’emporterait tout naturellement sur le genre féminin. Mais notre langue est aussi un espace bouillonnant de résistances et d’alternatives, et ce depuis des siècles.

© Aline Rolis

Avis à la populationne !

Lorsqu’on se plonge dans l’histoire de certains mots, comme « autrice », « doctoresse » ou « chirurgienne », on s’aperçoit qu’ils faisaient partie du vocabulaire courant avant le 17e siècle. Oh, ils ne plaisaient pas à tout le monde, mais ils n’étaient pas contestés comme ils le sont aujourd’hui : ils existaient, puisque les autrices, les doctoresses et les chirurgiennes existaient.

La mauvaise langue du patriarcat

La langue française a ensuite connu plusieurs siècles de manipulations visant à la codifier, à la normaliser, à la figer, en quelque sorte, au service d’une vision politique patriarcale. La grande institution chargée de réaliser cette mission fut l’Académie française. Ces messieurs les académiciens n’ont cessé de promulguer des règles de vocabulaire et de grammaire fondées sur une représentation sexiste de la société. « Le genre masculin est réputé plus noble que le genre féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle » : cette citation du grammairien Nicolas Beauzée (1717-1789) résume bien la philosophie de cette institution qui, encore dans les années 2000, protestait avec force mauvaise foi contre la « féminisation » du français. Une « féminisation », vraiment ?

La question n’est en réalité pas tant de « féminiser » la langue que d’arrêter de la « masculiniser ». À l’école, on continue à enseigner aux enfants, parfois avec la meilleure volonté du monde, que le genre féminin « découle » du genre masculin et que le masculin « l’emporte » sur le féminin, plutôt que de dire que les deux genres sont en fait la déclinaison d’une racine commune. Il existe – et parfois depuis le Moyen-Âge – des règles alternatives qui reflètent la diversité de notre monde sans pour autant instaurer de hiérarchies, et donc d’inégalités, entre les genres. Mais ces règles sont peu usitées. Nous proposons donc, dans axelle, de les faire connaître et de les appliquer. En voici quelques-unes.

1. Une typographie incluante

Plusieurs options existent pour inclure les femmes dans la typographie et montrer ainsi que le masculin n’est pas le genre universel : l’universel, c’est le genre masculin PLUS le genre féminin. Nous avons opté pour deux solutions.
La première : un « point médian » lorsque la racine du mot permet une déclinaison « directe » du féminin et du masculin. Exemple dans le reportage : « L’armée turque et les combattant•es du PKK […] s’affrontent sans merci, sans qu’aucune issue à ce conflit vieux de quarante ans, qui a fait 40.000 mort•es, ne se dessine. »

La seconde : un « slash » pour les suffixes plus complexes, notamment ceux qui se déclinent en « trice » au féminin et « teur » au masculin. Exemple dans le dossier : « Son montant varie selon les pays et les initiateurs/trices du projet. »

On pourra donc trouver les deux dans une même phrase. Ici, dans le reportage : « Dans son bureau, Cigdem Binday a accroché aux murs de grandes photos de tango qui ne laissent pas indifférent•es ses visiteurs/euses. »

En miroir, des mots au masculin pour dire qu’il n’y a pas de femmes

Lorsqu’un mot concerne uniquement des hommes, nous n’utiliserons pas de typographie incluante. Cela nous permet de faire ressortir visuellement l’exclusion des femmes. Par exemple, dans le dossier : « Thomas Paine, l’un des « pères fondateurs » des États-Unis, l’évoque aussi en 1792 quand il suggère d’offrir à toute personne majeure une somme financée par les propriétaires terriens. » Car il n’y avait ni « mère fondatrice » ni « propriétaire terrienne » à cette époque.

Et inversement

Et, bien sûr, lorsque le mot concerne exclusivement ou quasi-exclusivement des femmes, nous n’utiliserons pas non plus de typographie incluante. Cela révèle des choix parfois très politiques. Prenons cet extrait de la rubrique “À bras-le-corps” : « Dans son étude De l’exploitation à la pénibilité, le sociologue Frédéric Michel se penche sur les conditions de travail des caissières en France et en Belgique ». Lui utilise le terme « caissiers » car ce métier, autrefois réservé aux femmes, s’est très légèrement masculinisé. Nous prenons le parti d’employer ici le mot au féminin.

2. La règle de proximité

Cette règle de grammaire remonte, figurez-vous, à l’Antiquité. C’était même l’usage dominant en ancien français. Selon cette règle, dans une phrase où l’on trouve un sujet de genre masculin et un sujet de genre féminin, on accorde l’adjectif et/ou le participe passé au nom le plus proche et non pas systématiquement au masculin. Exemple dans le reportage : « Dans le sud-est de la Turquie, crimes d’honneur, mariages forcés et violences domestiques sont fréquentes. »

Marie Desplechin explique la “règle de la proximité” : “Que les hommes et les femmes soient belles !”

3. L’ordre alphabétique

Aucun genre ne « prévaut » sur l’autre : on double les noms en faisant exister leur forme féminine et leur forme masculine et on les place par ordre alphabétique. Par exemple dans la rubrique « À Vie Féminine, on dit quoi ? » : « Une autre réforme est possible, qui renforce les pensions légales et permet de diminuer sérieusement les écarts existant entre femmes et hommes ! » Car « femmes » précède « hommes » dans l’ordre alphabétique.

4. Les formes féminines des mots

On privilégiera la forme féminine d’un mot, quitte à surprendre ou à heurter. Dans l’agenda culturel de ce mois, on pointe une exposition dédiée aux « peintresses ». C’est évidemment une proposition très novatrice de la part du musée Félicien Rops de Namur que d’utiliser ce mot, que nous reprenons à notre compte dans l’article.

D’une façon générale, nous n’allons pas appliquer ces règles dans les citations, sauf si la personne interviewée le souhaite. Enfin, de nouvelles règles pourraient s’ajouter au fur et à mesure de nos découvertes : nous vous tiendrons au courant ! Pour conclure, peut-être retrouverez-vous l’une ou l’autre coquille dans notre copie. Car appliquer une grammaire égalitaire, cela détricote tout ce que nous avons appris pendant nos études : une maille après l’autre !

Rubrique :Catégories Décembre 2016Mots-clés :Étiquettes Posté le :Publié le

Rencontre avec l’écrivaine Léonora Miano

Alors que son livre Crépuscule du tourment venait de sortir, Léonora Miano animait en octobre la rentrée des Midis de la poésie à Bruxelles. À cette occasion, axelle a rencontré l’auteure franco-camerounaise.

© J.-F. Paga, Grasset

Dans la lumière d’un soir d’Afrique subsaharienne, lorsque le soleil s’est couché mais que la nuit n’est pas encore tombée, l’orage s’annonce, se prépare, se déchaîne et s’apaise ; quatre temps pour quatre femmes. Mère, ex, amante et sœur s’adressent tour à tour à Dio, prétexte à ce que chacune arpente son propre chemin. Leurs trajectoires se heurtent parfois, se croisent, s’entrecroisent. Récit aux dimensions quasi mythiques traversé d’éclairs d’une sagesse que l’on dirait millénaire, Crépuscule du tourment brasse formidablement nombre de thèmes. Explorant la transmission entre femmes, les possibilités des sexualités (et les tabous), l’histoire puissante met à nu les mécanismes des rapports de sexe, de classe et de race, dans une ville, un pays, un monde postcolonial. Sa lecture entraîne à réinvestir toute la palette chromatique entre le noir et le blanc, à s’engager dans l’expérience de la sororité. Levier d’autonomisation des femmes, mais aussi des peuples réinvestis de leurs choix, rythmé par une langue intense, Crépuscule du tourment fait suite à Contours du jour qui vient (Goncourt des lycéens), Les aubes écarlates ou encore La saison de l’ombre (prix Femina, voir axelle n° 165), titres de Miano qui soulignent le passage du temps, invitent à l’espoir, au retour de la lumière.

Votre livre présente des femmes de générations différentes ; le poids de la tradition s’allège-t-il pour les plus jeunes ?

Grasset 2016 288 p., 18 eur.
Grasset 2016
288 p., 18 eur.

« Je n’ai pas réfléchi en ces termes. Je voulais présenter des femmes subsahariennes africaines, afro-descendantes, dans la période contemporaine, avec leurs bagages d’histoires familiales, leur regard sur la société, leurs liens particuliers avec leur propre mère. On est aussi fabriquée par l’histoire de celles qui nous ont précédées, qu’elle soit dite ou pas. »

Fabriquée par l’histoire familiale et l’Histoire avec un grand H ?

« En tant que figure afro-centrique évoluant dans le monde occidental, on est tout le temps dans ce dialogue, cette opposition avec la figure du Blanc à laquelle on veut rendre les coups de l’histoire. En Afrique, quand vous êtes entre Noirs, vous n’êtes pas noire ; vous êtes vous. Et obligée alors d’entrer dans la dimension profondément humaine, et parfois spirituelle, de l’histoire du vécu des peuples. »

Et le raconter ?

Les sociétés qui ont été colonisatrices dans le passé ont encore un imaginaire chargé de représentations. Il faut vraiment faire le ménage. On peut faire ça très tranquillement, sans se heurter. Il suffit de le décider.

« Il faut tout mettre en mots. C’est comme ça qu’on neutralise le mal. Quand on nomme, l’événement perd de sa vitalité. Je viens d’une société marquée par l’oralité, mais certaines paroles ne s’énoncent pas ; celles qui font mal, sur le plan individuel ou collectif. Verbaliser une chose risque de la créer. On croit que parler de la déportation transatlantique des Subsahariens la fait revivre. On ne veut pas être reconduits dans l’humiliation du passé.

Mais ce dont on ne veut pas parler se répète par des modalités différentes. Il vaut mieux briser le silence, analyser, réfléchir, pour pouvoir dépasser. Je produis une littérature qui fait ça. »

 

 

Comment faire évoluer cette « vérité historique » postcoloniale ?

« Que ce soit en Afrique ou en Europe de l’Ouest, il faut regarder cette mémoire, et en parler. Quoi qu’on en dise, Européens de l’Ouest et Africains sont vraiment entrés dans la chair des uns des autres. Tous les jours, les Européens boivent du café, geste qui leur dit que leurs ancêtres ont voyagé, rencontré d’autres humains. Est-on vraiment obligés de vivre dans cette hiérarchie où les uns sont mieux que les autres ? Je pense que les peuples sont fatigués de ça. »

Une phrase de votre livre évoque la culpabilité qui empêche la responsabilité…

« La culpabilité est souvent très narcissique, c’est humain. Mais on peut l’interroger. C’est mon travail d’artiste. Les artistes souvent, les écrivains en particulier, se posent des questions : qu’est-ce que je ressens, ça m’amène où ? Je partage ces questionnements. »

Vous décrivez dans votre livre une scène du racisme ordinaire. Une expérience vécue ?

Je suis très heureuse d’avoir mon âge. J’ai espéré toute ma vie être grande, et pouvoir vraiment tout dire.

« En Europe, même quand vous ne vous définissez pas comme noir, vous vivez des choses qui vous y renvoient. Les sociétés qui ont été colonisatrices dans le passé ont encore un imaginaire chargé de représentations. Il faut vraiment faire le ménage. On peut faire ça très tranquillement, sans se heurter. Il suffit de le décider. Je vis depuis longtemps en Europe ; je n’ai pas rencontré de gens différents. Juste des codes sociaux différents, une culture différente, mais l’humanité que je vois, c’est la même. »

La façon dont vous décrivez la sexualité des femmes participe-t-elle à faire bouger les représentations ?

« C’est très important que les femmes se réapproprient leur puissance créatrice de jouissance. J’ai voulu explorer dans le livre de nombreuses possibilités en la matière, montrer que chacune peut trouver son espace de jouissance. Il faut guider les jeunes filles sur cette voie, leur dire qu’elles ont droit au plaisir, leur apprendre à se connaître, à aller chercher ce qui leur est dû. »

D’où vient votre liberté de ton ?

« Je suis une vieille âme [elle a 43 ans, ndlr] ! Je suis très heureuse d’avoir mon âge. J’ai espéré toute ma vie être grande, et pouvoir vraiment tout dire. »

Comment arrivez-vous à transformer vos héroïnes, opprimées, en femmes tellement fortes ?

« Elles sont blessées à un moment de leur parcours, mais pas définies par cette blessure pour toujours. Elles peuvent faire quelque chose de ce grand désarroi, même si elles sont restées, comme nous toutes, enfermées dedans pendant longtemps. Je les ai laissées à un moment de leur parcours où elles peuvent vraiment encore faire des choix. »

Vous écrivez dans Crépuscule du tourment : « Le moment viendra pour les garçons d’apprendre à être avec les filles. Pas seulement à côté d’elles. Et de renaître. » Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

« C’est comme ça qu’ils vont se sauver. Il y a des espaces, en Afrique, et ailleurs certainement, où j’ai l’impression que l’éducation des garçons les amène à être, à un moment donné de leur parcours, à côté des femmes, parce qu’ils vivent dans des sociétés qui sont très cloisonnées. Les garçons sont entre eux, les filles entre elles. Il y a cette méconnaissance. »

Malgré vos écrits, ai-je envie de dire, vous ne vous déclarez pas féministe. Pourquoi ?

« Ce qui m’intéresse, ce sont les relations des femmes entre elles. Ou alors des valeurs totalement autres que la simple égalité politique entre les hommes et les femmes. Je n’ai pas vu beaucoup de choses chez les féministes qui permettent d’aimer être une femme ou d’aimer les femmes, sauf chez Alice Walker. Et puis, le féminisme est une notion assez occidentale. Je suis très familière de la culture anglophone : aux États-Unis, certaines femmes noires se déclarent féministes, d’autres ont voulu récuser ce terme. L’histoire des sororités entre Blanches et Noires s’est interrompue au moment de l’octroi du droit de vote pour les Noirs et les femmes. Le droit de vote a finalement été accordé aux hommes noirs. Ni aux femmes blanches, ni aux femmes noires. À ce moment-là, les femmes blanches ont protesté… au nom de leur supériorité par rapport aux hommes noirs. Elles n’ont pas réclamé ce droit pour leurs sœurs noires. C’est là que le schisme, la scission a eu lieu et les deux parties ne se sont jamais réconciliées. Il y a donc des femmes noires qui ne se disent pas féministes parce qu’il y a une mémoire de l’histoire féministe aux États-Unis. Je pense qu’on doit laisser aux femmes ces espaces du monde, les laisser choisir leur appellation, et ce qu’elles veulent mettre dedans. On n’est pas obligées de rentrer dans des cases. »