Saviez-vous que les mythes grecs regorgent de figures résolument féministes ?

Par N°257 / p. 54-55 • Mars-avril 2024

Murielle Szac, autrice entre autres de L’Odyssée des femmes (L’Iconoclaste 2023), nous fait la joie de contribuer à notre rubrique “L’infusion”. Rencontre mythologique avec des héroïnes féministes… chacune dans leur style. Infiniment plus fortes et diverses que les siècles de représentations misogynes l’ont laissé croire.

Atalante, la jeune fille qui ébranle le pouvoir patriarcal a de quoi devenir une icône pour les jeunes femmes d’aujourd’hui. Sculpture de Pierre Lepautre (Toulouse). CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

À l’heure où j’écris ces lignes, je reviens d’une découverte du Rijksmuseum d’Amsterdam. J’y ai croisé des œuvres du 17e siècle s’inspirant des aventures mythologiques les plus célèbres où l’on voit Calypso ou Ariane, pour ne citer qu’elles, nues, en des poses voluptueuses et languides, abandonnées dans les bras d’un Ulysse virilement revêtu de son armure ou d’un dieu Bacchus protecteur… Notre regard, habitué à ces représentations antiques bourrées de clichés machistes, ne s’en émeut même plus, rejetant la faute sexiste sur les mythes grecs eux-mêmes. Grossière erreur ! S’il est bien vrai que dans n’importe quel musée, vous croiserez peintures et sculptures nous renvoyant une image des héroïnes de l’Antiquité mièvres, fades, fragiles ou soumises, on le doit à l’interprétation des concepteurs des œuvres. Merci messieurs les artistes de nous avoir si bien trompées au cours des siècles ! Vous les préfériez dévêtues, enchaînées à un rocher, prêtes à être dévorées par un monstre, attendant d’être délivrées par le vaillant héros, plutôt que combatives, puissantes et libres… Pourtant, c’est bien ainsi que ces récits vieux de trois mille ans mettaient en scène les femmes : des créatures fortes, résistantes et terriblement influentes. Parce qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’être une femme, déesses et héroïnes, dans leur formidable diversité, nous offrent les multiples facettes du féminin, mais toutes sont animées par une rage de vivre et un puissant souffle de liberté qui nous donnent furieusement envie de les suivre. Allons, il est grand temps de retourner aux sources et de les redécouvrir dans leur force initiale.

Gaïa et Rhéa

Commençons par le commencement… Notre mère à tous·tes, Gaïa, la Terre, celle qui surgit la première du chaos et offrit un socle stable et solide pour bâtir le monde. Gaïa n’est pas seulement cette déesse généreuse qui prodigue ses bienfaits grâce à la féconde nature qu’elle a créée, elle est avant tout une maîtresse femme qui ne se laisse rien imposer. Ouranos, le Ciel, qui s’est posé sur elle comme un couvercle, entrave ses mouvements. Pire, il emprisonne leurs enfants à l’intérieur du ventre de Gaïa, les empêchant ainsi de voir le jour, en pesant de tout son poids. Qu’à cela ne tienne, Gaïa va armer Cronos, l’un de ses fils, d’une faucille aiguisée pour qu’il émascule son père et libère ainsi la fratrie.

Gaïa n’est pas seulement cette déesse généreuse qui prodigue ses bienfaits grâce à la féconde nature qu’elle a créée, elle est avant tout une maîtresse femme qui ne se laisse rien imposer.

Ce n’est pas anodin si les déesses primordiales sont des mères capables de défendre leurs petits comme des louves. L’histoire se répète très vite puisque Cronos lui aussi, comme son père, veut empêcher ses enfants de vivre, de crainte de se faire détrôner. Il les avale tout rond un par un, jusqu’à ce que sa femme, Rhéa, remplace le sixième et dernier bébé par une grosse pierre emmaillotée. Elle a peur, Rhéa, son mari est un ogre terrifiant, mais elle dompte sa peur pour sauver sa progéniture. Et c’est elle qui l’emporte. Le bébé sauvé, grâce au soutien solidaire de Gaïa, va grandir à l’abri de la voracité du père. Il s’appelle Zeus et deviendra le maître des dieux de l’Olympe. C’est lui qui châtiera son propre père et lui fera vomir ses frères et sœurs vivant·es. Ce que les Anciens nous racontent dans ces récits d’origine, c’est à la fois la dangerosité des pères, prêts à rompre la chaîne des générations pour conserver leur pouvoir, et la suprématie des mères, capables de s’entraider pour faire échec aux mâles. Que chaque femme d’aujourd’hui qui tremble devant un homme, chaque mère qui redoute la violence d’un conjoint sur ses enfants, se mette sous la protection de Gaïa et de Rhéa. Que ces déesses les inspirent dans leur juste révolte.

Artémis, Atalante, Pénélope…

L’Olympe sera peuplé d’autant de déesses que de dieux, et elles seront toutes dotées de pouvoirs très forts. On pense souvent à Athéna, déesse de la Sagesse et de la Guerre. On oublie parfois Artémis, non seulement protectrice de la Nature et des Animaux mais aussi des Naissances. Et pourtant, cette rebelle qui préfère courir les bois et chasser en compagnie de ses amies plutôt que de fréquenter le palais de son père où fourmillent les intrigues de couloir est l’une des figures les plus contemporaines qui soit. Elle, qui refuse de domestiquer la nature et de se soumettre à la domination masculine, est une incarnation parfaite de l’écoféminisme. Tout aussi inspirante que son amie Atalante, qui, bébé, a été abandonnée dans la forêt pour être dévorée par les bêtes sauvages parce qu’elle n’était pas un garçon et a su en remontrer à tous : son père en premier lieu, ébloui par ses exploits sportifs, les autres hommes ensuite qui cherchent à la conquérir mais se montrent tous inférieurs à la course à pied et se font ainsi cruellement éjecter, celui qu’elle choisit enfin, parce que tel est son bon plaisir. Atalante, la jeune fille qui ébranle le pouvoir patriarcal a de quoi devenir une icône pour les jeunes femmes d’aujourd’hui.

Artémis, qui refuse de domestiquer la nature et de se soumettre à la domination masculine, est une incarnation parfaite de l’écoféminisme.

Tout comme Pénélope, qui montre largement autant de ruses que son célèbre époux, et sans qui il n’y aurait pas d’Odyssée. Ou bien encore Hélène, qui ne se fait pas enlever par le prince de Troie comme l’iconographie paternaliste nous l’a enseigné, mais opte avec flamboyance pour suivre son désir et tout abandonner sur un coup de tête, celui d’une femme libre assumant ses choix jusqu’au bout. Et que dire de ces femmes trompées, trahies, telles Clytemnestre, Héra ou Médée qui refusent d’être des victimes, nous indiquant, jusqu’à la folie parfois, la route de l’insoumission.

Alors, utiles pour aujourd’hui, ces fières Amazones et leur cortège d’héroïnes incandescentes ? Plus que jamais ! Chacune d’entre nous a le cœur qui bat pour l’une ou l’autre de ces figures inspirantes, toutes ont quelque chose à nous dire pour aujourd’hui. Sachons les écouter, maintenant qu’on leur rend enfin la parole…

Bio express

Murielle Szac est éditrice, journaliste et autrice de plus d’une vingtaine d’ouvrages. Son dernier roman Tosca vient de paraître aux éditions Emmanuelle Collas. En 2021, son livre Immenses sont leurs ailes, un long poème narratif qui fait écho aux portraits d’enfants syrien·nes dessiné·es par Nathalie Novi, obtient le prestigieux Bologna Ragazzi Award de poésie de la Foire internationale du livre jeunesse de Bologne.

L’Iconoclaste 2023, 350 p., 21,90 eur.

On lui doit notamment la formidable série des “Feuilletons” mythologiques en cent épisodes (chez Bayard Éditions), dont les deux derniers tomes, Le feuilleton d’Artémis et Le feuilleton de Tsippora, explorent des personnages féminins ; sa mise en lumière de Tsippora, héroïne oubliée de la Bible, a d’ailleurs inspiré l’un des portraits publiés dans notre dossier de fiction journalistique féministe (n° 255). En octobre 2023, elle a publié aux éditions L’Iconoclaste L’Odyssée des femmes, une relecture féministe des mythes, un renversement de regard à la fois universel et relevant de la construction des identités intimes – comme les mythes.