Emma, la bédéaste qui crée des bulles contre les cases

Par N°207 / p. 30 32 • Mars 2018

Emma – un pseudonyme – publie ses planches féministes sur le net : la charge mentale expliquée en une BD limpide, c’est elle. axelle l’a rencontrée lors de son passage à Bruxelles en décembre dernier.

Emma par elle-même © Emma

Comment expliques-tu le succès de ta BD sur la charge mentale ?

« Elle réussit à toucher un public large et non politisé, parce qu’elle parle du quotidien des femmes, pointe des choses que l’on vit toutes sans arriver à mettre des mots dessus : ce sentiment diffus d’être toujours débordée. Quand j’ai eu un enfant, j’étais tout le temps fatiguée, et pas mon copain. Je me suis dit que si ce concept de « charge mentale » m’avait tellement éclairée, ça devrait faire la même chose à mes lectrices. De nombreuses femmes exercent un emploi salarié mais prennent toujours en charge le rôle de gestionnaire du foyer. Le sujet est politique : tout ce temps invisible et non rémunéré est du temps que les femmes ne peuvent pas consacrer à un métier, une carrière, ou à s’émanciper. »

Extrait de la BD “Fallait demander !”, © Emma

Est-ce que c’est ce partage d’expériences, allié au format court, qui fait que ça marche si bien ?

« Je lis plein de choses et je les regroupe par thèmes. Au bout d’un moment, j’ai le sentiment qu’un des thèmes mérite d’être porté au public. Je résume et ancre ce thème un peu théorique dans nos vies privées : ces expériences personnelles qui permettent de toucher chaque femme. C’est vraiment ça que j’ai vécu quand je me suis éveillée à la politique, qui a longtemps été pour moi un truc un peu chiant. J’ai trouvé dans des articles féministes des scènes que j’avais vécues. Il n’était pas possible que ce soit arrivé à plein de femmes, même à l’autre bout du monde, et qu’il n’y ait pas de lien ! J’ai ensuite lu des articles expliquant ce qui fait que des catégories de personnes vivent des choses similaires : il existe un système. Partir de ces événements que l’on vit seule, montrer qu’on les vit toutes, et faire apparaître l’importance du contexte : de cette façon, on peut agir sur le contexte pour changer son expérience personnelle. »

Comment es-tu arrivée à ce féminisme militant ?

« Tardivement. Dans le milieu informatique où je travaillais, les hommes ne se sentent pas à l’aise avec l’image d’une virilité forte. Ils adoptent parfois des attitudes très bienveillantes, protectrices. Mais en échange, il y a des attentes : “Tu y es arrivée parce qu’on t’a aidée”, ou alors “T’es pas sympa parce que tu as refusé l’aide”. Tu perds à tous les coups. Quand j’ai commencé à avoir des responsabilités, c’est devenu vraiment très problématique. Je pense que certaines femmes s’en sortent en adoptant des codes masculins. Mais je n’arrive pas à m’imposer face aux gens. Je viens d’arrêter pour me consacrer à mes activités militantes. De façon générale, je trouve que l’informatique est très mal utilisée aujourd’hui : elle sert normalement à simplifier la vie, mais tous les jobs que j’ai faits, ce n’était pas ça. »

Qu’est-ce que cette notoriété te permet ?

« Ça m’aide pour trouver un éditeur, susciter l’intérêt des médias. D’ailleurs, il y a un truc hyper-intéressant qui se passe avec la presse : depuis le début, je n’ai été interviewée que par des femmes ! Et ça m’aide aussi en termes de militance. Pour avoir essayé de porter le discours féministe pendant plusieurs années sans y arriver, je trouve que c’est plus facile en ce moment. Ça reste compliqué, mais les militantes sont invitées plus fréquemment dans les médias. Je suis en désaccord avec beaucoup de décisions prises par le gouvernement français et sa secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, mais elle tient des discours très clairs sur le sexisme, la culture du viol, les violences obstétricales. Quand c’est une secrétaire d’État qui le dit, l’impact est différent pour tout un groupe de personnes qui accordent de l’importance aux titres ; ces personnes se mettent à écouter et pour nous, derrière, ça facilite les choses. »

Emma, Un autre regard, tomes 1 et 2, Massot 2017. Infos et BD en ligne : https://emmaclit.com

Quels liens entretiens-tu avec tes lectrices ?

« Ce sont elles qui font tout le boulot : elles lisent, commentent, et font tourner. C’est un travail d’équipe. J’ai essayé pendant tellement d’années… À un moment, je me suis sentie déprimée. Puis j’ai pris ma place là où je me sentais à l’aise, sur les réseaux sociaux, avec ce dessin numérique rapide… »

Et du côté des hommes ?

« J’ai reçu beaucoup de réactions positives. Ils ont lu mon travail, ça les a fait réfléchir sur leurs conditionnements. J’arrive à transposer ce que je vis en tant que femme pour essayer de comprendre ce que vit une personne noire, par exemple. Mais quand on ne vit pas soi-même une discrimination, c’est difficile de s’identifier à l’autre ; on bénéficie même du privilège de rester poli, de dire de façon posée des choses horribles telles que : “Moi, je ne pense pas que ces choses-là existent”. Ce n’est pas agressif ou insultant, mais qu’est-ce que c’est violent pour les femmes qui les vivent, ces “choses-là”. »

Extrait de la BD “Un rôle à remplir”, © Emma

N’est-on pas parfois obligée d’entrer en conflit ?

« J’essaie de rester sur un féminisme qui passe bien, tout en gardant mon côté radical. Je n’y vais pas à la machette, mais il faut changer les choses ! Il y a plein de gens qui se débarrassent du côté radical pour faire des trucs qui marchent bien ; le message est transformé en un militantisme inoffensif et compatible avec le système. Les violences sexuelles n’arriveront plus quand ce ne sera plus possible de les commettre impunément. Ce truc de dire qu’il faut toujours être pédagogue, gentil… Je ne pense pas que l’on doive demander des droits au sexe opposé. »

Tu te définis comme « révolutionnaire ». Qu’est-ce que ça veut dire ?

« C’est mon petit cheminement de féministe. Au début, je lisais des textes sur le sexisme ordinaire, ce genre de choses. Après, je suis arrivée à la phase : “Comment on fait pour que ça change ? J’ai compris qu’il y avait d’autres choses qui se croisaient avec le sexisme. Il n’y avait pas que des femmes opprimées : il y avait des femmes pauvres opprimées et des femmes riches opprimées et ce n’était pas pareil.

Les femmes riches s’émancipent en embauchant des femmes pauvres pour prendre en charge leur part de travail ménager. Ce n’était pas possible pour moi de porter ce féminisme de femmes riches qui consisterait à exploiter les autres pour s’en sortir, faire une carrière, monter des entreprises. Auparavant, je soutenais l’entrepreneuriat au féminin, l'”empowerment”, je trouvais ça bien. Mais je me suis dit qu’il fallait trouver un truc qui allie toutes les femmes, même celles qui ne sont pas comme moi, ou celles qui ne pensent pas comme moi.

Ce discours possède un dimension très large…

« Le système dans lequel on vit s’appuie sur ces rapports hiérarchiques : on ne peut pas remettre en cause le sexisme subi par toutes les femmes sans remettre en cause le système qui le porte. Pour moi, il n’y a pas de solution dans le système capitaliste actuel. Qui est raciste, puisqu’il s’appuie aussi sur l’immigration pour faire tous ces boulots mal payés. Avec comme conséquence que les gens des classes supérieures et moyennes tiennent le coup parce qu’ils peuvent s’appuyer sur des gens plus précaires, pour se faire livrer de la nourriture, pour se faire conduire, etc., ce que je fais aussi, d’ailleurs… On s’appuie sur des gens plus maltraités que nous pour supporter le fait d’être maltraités à notre tour. Ça ne peut pas marcher. »

Ce discours global passe-t-il aussi bien que le discours sur le sexisme ?

« Non… Je pars des choses qui touchent les femmes au quotidien, elles sont donc venues vers moi pour me demander des solutions du quotidien. Ce n’est pas ce que je fais : je pense qu’il faut remettre en cause les institutions pour améliorer notre quotidien, sinon on va devoir se battre contre nos conjoints, et nos filles devront le faire à leur tour, etc. C’est le cadre qu’il faut changer. Ce discours-là ne parle pas trop. Pour changer le cadre, il faut militer. Les femmes commencent à dire stop, mais le capitalisme n’est jamais loin : certains proposent déjà des solutions payantes à la charge mentale et à l’oppression des femmes. »

Que vont faire les femmes pour s’en sortir ?

« Elles ne vont pas répartir les tâches avec leur conjoint, elles ne vont pas militer. Au lieu de ça, elles vont aller chez le psy, elles vont prendre des cours de yoga, acheter des livres (« Comment alléger sa charge mentale ? » : 4 ou 5 manuels vont sortir dans les mois à venir…), elles vont aller voir des « coachs de vie », des « routinologues » [une forme de « développement personnel », ndlr], payer des gens pour aller mieux… Parmi mon lectorat, certaines attendent des solutions immédiates. Quand je parle du cadre, des institutions, il y en a plein qui me disent : “Ah, je préfère quand tu ne fais de politique…” Et moi, j’essaie de dire que le panier à linge est politique, c’est ce que fait Titiou Lecoq, du blog Girls & Geeks, dans son dernier livre. La chaussette qui traîne est politique : elle nous empêche de nous émanciper. »