“Dispute” et “crime passionnel” : comment les médias minimisent les violences envers les femmes

La journée du 25 novembre s’est imposée dans les médias comme un moment important pour parler des violences faites aux femmes. Tout le reste de l’année, le traitement de ce sujet à la télévision ou dans la presse est pourtant problématique. Par ailleurs, les femmes journalistes restent quant à elles confrontées à des obstacles et à des violences dans la pratique de leur métier (article extrait du dossier “Violences envers les femmes : des chiffres et des mots”).

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Il y a des hasards qui n’en sont pas. Alors que je commence cet article, un titre fait la une des sites d’information : « Une Belge retrouvée morte dans un appartement en France, son compagnon en fuite ». Elle pourrait s’appeler Claudia, Muriel B. ou Isabelle H. Elles aussi ont été assassinées par leur compagnon ou ex-compagnon. « Claudia, 32 ans, tuée d’un coup de couteau par son compagnon » ; « Corps repêché près de Seneffe : l’ancien compagnon placé sous mandat d’arrêt » ; « Meurtre d’Isabelle H. dans sa ferme… »

Une litanie de titres de presse qui se succèdent et dont le contenu se ressemble, notamment par l’utilisation des expressions « drame familial » ou « crime passionnel » par les journalistes. « ‘Drame’ comme ‘passionnel’ évoquent le domaine du théâtre. L’idée est que l’individu est emporté par une force qui le dépasse et n’est donc plus responsable de ses actes. Parler de ‘crime passionnel’ conduit aussi à déplacer l’accent du crime vers la passion amoureuse et, de ce fait, à dédouaner au moins en partie le coupable, lui-même victime de ses passions », explique la linguiste française Anne-Charlotte Husson au site Journal des Femmes. Lorsque la femme tuée souhaitait la rupture, la ou le journaliste parlera d’ailleurs souvent d’ « amoureux éconduit », se mettant inconsciemment du côté de l’agresseur.

La façon dont est relaté le féminicide d’Isabelle H. est particulièrement représentative. L’article entier est consacré à l’auteur du crime, un « gentil garçon » qui a avoué avoir étranglé sa compagne et tenté de faire passer son meurtre pour un suicide. L’avocat de l’assassin, parlant de son client de façon à le déresponsabiliser de ses actes, est cité longuement : « Il est abattu. Il a des absences, […] il est très confus. Cela s’est passé tellement vite, il ne sait plus exactement ce qu’il s’est passé ce jour-là. Il est réellement désemparé par ce qui lui arrive. » Pas un mot pour Isabelle H., complètement invisibilisée. « Crime passionnel ? Coup de folie ? Dispute qui dégénère ? », se demande le journaliste dans le même article qui appelle donc à pardonner à l’assassin car, dans l’ordre : il aura tué par amour ( ? ?), par folie ( ? ?) ou par sa faute à elle ( ? ?). Du grand n’importe quoi, mais qui ne vient pas de nulle part.

« Faits divers » ou faits de société ?

Féminicides, violences conjugales et viols sont le plus souvent cantonnés à la rubrique « Faits divers ». Pire, certaines affaires particulièrement tragiques sont rapportées sur le ton de l’humour bien gras ou du sensationnalisme. « Ivre, il tente d’étrangler sa compagne pour des grumeaux dans la pâte à crêpe » ; « Grivegnée : deux poissons rouges morts lors d’une scène de violences conjugales » ; « Il soupçonnait sa femme d’infidélité : il la tue et l’enterre sur la plage de Lesbos » (un féminicide qualifié par Rtl.fr de « crime passionnel » et classé dans la rubrique Insolite), etc. etc.

Ces histoires sont racontées les unes à la suite des autres, de manière isolée, sans être replacées dans leur contexte : celui des violences masculines qui touchent une femme sur cinq en Europe. Rien qu’en Belgique, selon les statistiques recueillies par l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, la violence conjugale tue en moyenne 160 femmes par an ; une Belge sur sept a déjà subi au moins un acte de violence de la part de son conjoint ou ex-conjoint ; 9 % des femmes ont été victimes de relations ou de contacts sexuels forcés avant leurs 18 ans, l’agresseur étant le plus souvent un proche (voir également “Chiffrer la violence : un enjeu politique et culturel ?”).

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Est-ce cette réalité qui inspire aux journalistes des titres grossiers ? Sans parler de certaines illustrations surréalistes : la photo d’un couteau de cuisine, un cliché qui peut être gênant pour la victime ou en revanche un visuel flatteur de l’agresseur, afin de renforcer le côté « incompréhensible » de son acte, en particulier s’il est blanc de peau.

« Selon moi, ces articles viennent d’une méconnaissance des journalistes de ce que sont les violences faites aux femmes, explique à axelle Natacha Henry, auteure de Frapper n’est pas aimer. Elles/ils se trompent sur ce qu’il s’est passé et pensent qu’il s’agit d’un drame de la jalousie. Les journalistes utilisent également un vocabulaire archaïque et romanesque. Personne ne va dire de nos jours : J’ai vu ton amoureux éconduit au magasin, il faisait ses courses ! »

On ne naît pas journaliste, on le devient

Les journalistes belges ne sont pas formé·es aux questions de genre et de violences. Le code de déontologie journalistique n’en parle pas spécifiquement, même s’il rappelle certains principes fondamentaux, comme la recherche de vérité, faire preuve d’humanité et le respect d’un principe d’égalité qui impose de ne pas faire de discrimination.

« Les journalistes ne sont pas outillé·es pour aborder ces sujets », confirme Pamela Morinière, responsable communication de la Fédération internationale des journalistes qui a publié il y a une dizaine d’années un guide à destination des journalistes. « On y donnait des lignes directrices, par exemple ne pas parler de « rapport sexuel » quand on parle de viol ou d’agression sexuelle. Dans les cas de violences, donner toute l’histoire et la placer dans le contexte d’un problème de société plus large, notamment à l’aide de statistiques. » Avec quel résultat ? « Les journalistes n’aiment pas qu’on leur dise comment traiter l’information », fait-elle remarquer amèrement.

Pourtant, c’est possible : certains médias français se sont engagés l’an passé en signant l’an passé la charte du Collectif Prenons la Une et dès 2008, l’Espagne s’était dotée d’un code déontologique spécifique. « Aujourd’hui, en Espagne, aucun média n’oserait plus employer le terme ‘crime passionnel’ », assure Pilar Lopez Diez, professeure et chercheuse à l’origine de cette charte.

Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels de Belgique (AJP), confirme que des recommandations peuvent contribuer à changer la situation. L’AJP prépare également une grande étude sur le sujet. Elle nous explique : « C’est une autre piste. Ce traitement médiatique n’a jamais été étudié scientifiquement. Il faut pouvoir avoir des chiffres sur lesquels s’appuyer pour sortir du registre du ressenti ou de l’émotion. »

Au nom du clic

Autre problème : la course aux clics et aux scoops, qui ne permet pas toujours aux journalistes d’approfondir les sujets traités. « Parfois, la/le journaliste doit rendre son papier rapidement et va donc s’appuyer sur les propos douteux du procureur ou de l’avocat, explique Natacha Henry. Il y a aussi un vrai problème avec la manière dont on présente les victimes de violences. Je me suis rendue dans un refuge pour femmes battues pour mon livre et les gérantes n’en pouvaient plus des appels des médias. Les journalistes demandaient à pouvoir filmer une « femme jeune avec trois enfants et si possible une cicatrice sur le visage »… Les journalistes doivent faire vendre. »

Mélissa (prénom d’emprunt), ancienne journaliste dans un quotidien belge, se souvient : « On me parlait tellement du nombre de clics à atteindre que j’ai fini par mettre un article sexiste en une du site. Face aux réactions négatives de certaines collègues, j’ai même défendu ma décision ! Ce n’est qu’en y réfléchissant plus tard que je me suis rendu compte que c’était en contradiction avec mes valeurs. »

Sexisme à tous les étages

Cette absence de lecture globale sur la question des violences patriarcales dans notre société est aussi à mettre en lien avec l’invisibilisation générale des femmes dans les médias, déjà montrée par le Global Media Monitoring Project. Cette étude avait prouvé que les femmes étaient sous-représentées parmi les personnes interrogées par les médias, notamment en tant qu’expertes. En Belgique, selon une autre étude de l’AJP, la presse écrite ne donne la parole qu’à 9 % d’expertes contre 91 % d’experts… « Les femmes ne représentent que 24 % des sources d’information dans le monde, rappelle Pamela Morinière. Il faut aller vers une plus grande égalité, non seulement en termes de contenu mais aussi dans les rédactions. »

Des salles de rédaction qui sont en effet plutôt masculines : il y a 30 % de femmes journalistes en Belgique. « C’est moins que dans les pays limitrophes. Quels sont les obstacles rencontrés par ces femmes ? Elles sont majoritaires à l’entrée de la profession et puis elles quittent massivement le métier vers 35 ans. Pourquoi ? », s’interroge Martine Simonis.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Laura (prénom d’emprunt), journaliste dans un quotidien national, raconte : « Quand j’ai commencé à partir en reportage, une collègue m’a conseillé de porter une fausse alliance, pour « avoir la paix ». Et de « m’habiller sobrement », aussi. » Autant de stratégies que les femmes journalistes mettent en place pour faire face non seulement aux personnes rencontrées sur le terrain, mais aussi à leurs collègues. Lucie, journaliste, se remémore : « On m’a déjà demandé pourquoi je ne montrais pas mes jambes : je portais une jupe longue dans la rédaction. »

Cet été en France, la journaliste Maly Thomas a été enlacée et embrassée de force en direct par le tennisman Maxime Hamou. Les journalistes masculins qui assistent à la scène en plateau se contentent… d’en rire. De son côté, la Fédération française de tennis réagira en retirant au joueur son accréditation au tournoi de Roland-Garros.

Autres exemples du sort réservé aux femmes du métier : en 2011, la journaliste sud-africaine Lara Logan, qui couvre la révolution arabe depuis la place Tahrir en Égypte, est agressée sexuellement. Dans leur traitement de l’affaire, les médias évoquent sa « beauté », le tout accompagné de beaucoup de photos. Enfin, le meurtre de la journaliste suédoise Kim Wall en août dernier fait l’objet d’une fascination macabre de la part des journalistes qui transforment l’affaire en feuilleton de l’été… « Si les journalistes n’ont pas compris qu’il y avait un problème dans leur réaction à ces moments-là, comment peuvent-ils se rendre compte que le traitement de certaines autres informations est problématique ! Il y a trop peu de réflexion là-dessus », assure Pamela Morinière.

« Paye ton journal »

Le groupe facebook Paye ton journal collecte les témoignages de femmes journalistes victimes de sexisme. « Je commence à en avoir sérieusement marre qu’on remette constamment mon travail en question car je suis une femme jeune, raconte Anaïs qui gère le groupe. La semaine dernière, j’ai littéralement dû dérouler mon CV à un homme pour qu’il accepte de répondre à mes questions : « VOUS êtes journaliste ? Vous avez un diplôme de journalisme ? Dans quelle école ? Vous travaillez depuis quand ? » […] Marre qu’on me demande mon âge et qu’en conséquence, on se permette des familiarités, comme m’appeler par mon prénom, me tutoyer, me poser des questions personnelles, devenir tactile ou vouloir me faire la bise. »

Mélissa souhaite néanmoins rester optimiste : « On commence de plus en plus à dénoncer ce genre de traitement. Les choses commencent doucement à changer. J’ai quitté mon poste dans un quotidien national en partie parce que je devais faire des choses qui me déplaisaient. Avant de partir, je commençais cependant à entendre des jeunes femmes journalistes qui râlaient quand les unes du journal étaient trop masculines. Dans mon nouveau poste, je fais attention à toujours avoir un bon équilibre hommes-femmes. Pour mon dernier reportage, j’ai même annulé une interview avec un expert pour pouvoir mettre une experte à la place. » Malgré les violences qui leur sont faites et leurs voix inaudibles, les femmes seraient-elles le moteur d’un changement dans les médias, et dans la société ?

Chiffrer la violence envers les femmes : un enjeu politique et culturel ?

Les chiffres peuvent aider à rendre visibles l’étendue et la gravité des violences envers les femmes. Mais les chiffres ne disent pas tout (article extrait du dossier “Violences envers les femmes : des chiffres et des mots“).

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

En Belgique, c’est à la fin des années 1980 que Miet Smet, alors secrétaire d’État à l’Émancipation sociale, commande une première recherche statistique nationale sur la nature, la fréquence et les conséquences de la violence physique et sexuelle envers les femmes. C’est sur cette base qu’elle développera peu à peu une politique publique qui continue à inspirer les actions menées aujourd’hui. Mais les chiffres disent-ils tout ? Sont-ils capables de nous donner une vision fiable d’un phénomène aussi sensible, tant au niveau individuel que sociétal ?

La bataille des chiffres

Les féministes le savent bien : pour rendre visible un « problème de femmes », il faut savoir user de patience et de stratégies. La bonne foi ne suffit pas. Il faut sans cesse prouver qu’un témoignage n’est pas un cas exceptionnel et qu’il existe une réalité cachée qui concerne la société dans son ensemble. C’est un travail culturel et politique qui élabore de nouveaux savoirs sociaux et cherche à changer la manière dont la société s’organise pour répondre à l’intérêt général…

Dans le film Ouvrir la Voix, 24 femmes afrodescendantes livrent leurs récits de vie à Amandine Gay

Dans Ouvrir la Voix, 24 femmes afrodescendantes françaises et belges témoignent du racisme et du sexisme qu’elles vivent au quotidien. Amandine Gay, qui a écrit et réalisé ce documentaire à la fois politique et esthétique, répond aux questions d’axelle à l’occasion de la sortie du film en Belgique le 29 novembre.

Comment est née l’idée de ce film ?

« J’étais comédienne à l’époque où j’ai commencé à écrire ce film et les rôles qu’on me proposait d’incarner étaient uniquement des personnages de femmes noires complètement caricaturaux. Je me suis dit que si les scénaristes avaient tant de mal à représenter des femmes qui me ressemblaient, c’était sans doute parce qu’ils manquaient d’imagination. J’ai donc commencé à écrire moi-même des fictions. Mais quand je présentais mes projets à des producteurs, on me disait que les personnages étaient trop inspirés des personnages américains, qu’ils n’existaient pas en France ! C’étaient pourtant des personnages inspirés par des femmes noires comme celles que je côtoie dans ma vie quotidienne, à commencer par moi-même. C’est ainsi que j’ai fini par me demander ce que je pourrais faire, avec mes propres moyens, pour représenter les femmes noires comme j’avais envie, moi, d’être représentée. »

Amandine Gay © Christin Bela

Vous interrogez 24 femmes sur la sexualité, l’école, la religion, les codes de beauté… Ces témoignages se recoupent. Est-ce que vous vous y attendiez ?

« Oui. Pour moi ce n’était pas une grande surprise. Au quotidien, quand une personne noire subit certains commentaires, certains gestes ou remarques, elle se dit que la personne face à elle est simplement ignorante. Pourtant, le racisme, comme le sexisme, est un système qui parcourt toute la société. Mettre en parallèle différents témoignages qui se rejoignent, c’était vraiment un procédé pour arriver à faire prendre conscience aux personnes qui ne sont pas touchées par ces discriminations qu’il s’agit de problèmes politiques bien plus que de problèmes interpersonnels. »

Le film commence justement par des choses très intimes, pour ensuite aborder de front la question politique…

« Le cheminement du film reprend le slogan féministe classique, « le privé est politique ». Les cheveux, par exemple : ça peut paraître une question banale. Mais quand une fille raconte qu’elle les garde attachés pendant la période d’essai et qu’elle ne les lâche qu’après, ça dit quelque chose sur la société. Dans le film, on commence donc par des choses très privées, intimes, et puis on arrive aux dimensions systémiques, avec la discrimination à l’orientation scolaire, dans le travail… Je souhaitais aussi aborder le thème de la dépression pour questionner l’absence de prise en compte des questions raciales dans le système de santé. »

Trailer du film Ouvrir la Voix

Les femmes qui témoignent dans le film racontent leur expérience de petite fille. Qu’est-ce que ça fait de grandir comme un·e enfant racisé·e  ?

« Pour moi, c’était très important de montrer à quel point ça se joue tôt. Dès la maternelle, on vit des épisodes de rejet, de violence. Cela a des répercussions à long terme. C’est pour ça que dans le film, j’interroge les femmes sur leur enfance et puis sur leur volonté de devenir mère, ou non, dans nos sociétés. Il y avait un enjeu d’arriver à montrer que c’est un processus et une construction qui se font tout au long de notre vie. Parce qu’il faut aussi rajouter à tout ça les traumatismes intergénérationnels liés aux colonisations, aux déplacements de population, à l’esclavage.

Par ailleurs, on me reproche souvent d’utiliser le mot « race ». Mais notre expérience de vie ne nous laisse pas le choix : on ne peut pas refuser cette catégorisation. Elle est là de fait. On a besoin d’un terme qui explique pourquoi un enfant blanc qui va à l’école pourra continuer à se construire comme enfant et pourquoi, à un enfant noir qui va à l’école, tout ce qu’on va lui renvoyer, c’est qu’il est noir. »

La sortie de votre film est le résultat de votre travail, mais aussi le fruit d’une intense mobilisation collective. Qu’est-ce que ça dit sur le racisme et le sexisme dans les milieux culturels ?

« Avoir mené ce film jusqu’à une sortie nationale en France, en Belgique, en Suisse et au Canada, cela m’a demandé un déploiement d’énergie considérable. Depuis quatre ans, j’organise des conférences, des événements, je publicise mon travail, j’écris, je tiens un blog, j’ai monté une boîte de production. Et puis, ça a dépendu de tellement de paramètres : une caméra à la maison, un compagnon chef opérateur qui accepte qu’il n’y ait qu’un salaire qui rentre pendant trois ans, une amie camerawoman, 400 personnes qui ont participé au financement participatif…

C’est parce que le film a un tel suivi au niveau associatif, communautaire, sur les réseaux sociaux que des sorties en salle ont été possibles. Tout ce parcours dit davantage quelque chose sur les manquements de notre société, le peu de chance qui est donné aux personnes qui me ressemblent pour pouvoir être des artistes. C’est pour ça que je mets beaucoup l’accent aujourd’hui sur la dimension institutionnelle. Le soutien des institutions devrait permettre à toutes les jeunes filles noires qui ont du talent et qui veulent être scénaristes ou réalisatrices de pouvoir mener leurs projets jusqu’aux écrans. »

Il y a donc une demande de voir ce type de film, de pouvoir se reconnaître à l’écran ?

« J’ai fait un film que j’aurais voulu voir à seize ans. Je veux qu’on ouvre l’univers des possibles à notre jeunesse, je veux que les jeunes aillent voir le film et se disent « Je n’y ai jamais pensé, je pourrais être costumière pour le cinéma !  » ou «  J’ai le droit de ne pas me laisser orienter vers des filières qui ne m’intéressent pas ». J’ai fait ce film dans cette visée, pour donner des outils, des armes à des personnes qui n’auraient pas forcément accès à ces informations-là. »

Vous êtes aussi très active sur les réseaux sociaux, vous tenez un journal de bord public… C’est important de laisser une trace, au-delà du film, sur les conditions de sa sortie ?

« Tenir le carnet de bord, c’est aussi montrer aux gens le travail qu’il y a derrière et le fait que c’est quelque chose qui demande beaucoup de temps. Ça me permet de parler de ces enjeux institutionnels. Mon objectif, en chroniquant tout ce que je fais, c’est de montrer que tout n’est pas lisse dans mon parcours. Je ne veux pas non plus gommer les sacrifices que ça a demandés. Je ne voudrais pas qu’on présente le film à des jeunes femmes en disant « Quand on veut, on peut », parce que c’est complètement faux. »

Comment votre film interpelle-t-il les féministes ? Comment des femmes qui ne sont pas directement concernées par le racisme peuvent-elles être des alliées ?

« L’enjeu de faire émerger l’ « intersectionnalité » dans les mouvements féministes mainstream est quand même un débat en cours. Ce n’est pas encore gagné mais au moins on est déjà en train d’en parler et c’est déjà un progrès.

Maintenant, la question que devraient se poser les groupes féministes financés par l’État, c’est comment ils peuvent aider les plus précaires, comment ils peuvent s’appuyer sur notre expertise mais sans nous exploiter, en se servant de leur position pour donner plus de pouvoir à des femmes minoritaires. On ne peut pas demander à une femme noire précaire d’intervenir à votre événement pour lequel vous avez fait une demande de subvention en partant du principe qu’elle doit travailler gratuitement. La première chose à faire pour être nos alliées, c’est de vous démerder pour embaucher des personnes racisées.

Après, au quotidien, ce que peuvent faire les personnes qui veulent être nos alliées, c’est faire leur part du travail auprès du groupe majoritaire : éduquez vos pair·es quand vous assistez à des micro-agressions racistes ! Et questionnez vos propres privilèges. Comme les hommes pro-féministes, qui devraient se demander si tout le monde est payé au même salaire. »

Qu’est-ce que cette aventure a changé pour vous, personnellement et politiquement ?

« Ce film, c’est le moment où j’ai trouvé ma voie. J’ai compris que je voulais continuer à réaliser des films et à faire de la recherche universitaire. Parce que ce sont des domaines où je peux complètement garder mon niveau de radicalité politique et où je peux être plutôt dans les questions que dans les réponses.

Et puis, ça m’a aussi appris à trouver mes limites. J’ai toujours été quelqu’un qui fait énormément de choses en même temps, mais là, je suis officiellement épuisée ! J’ai toujours été militante, je crois vraiment qu’on peut changer la société pour aller vers plus d’égalité, mais ça ne devrait pas se faire au détriment de ma santé, de ma carrière. »

Manuela Cadelli : “la Justice doit contrarier les rapports de force”

Elle a marché avec le collectif Tout Autre Chose, elle bat le pavé pour un refinancement de la Justice et de la Police. Elle s’exprime dans des cartes blanches, sur les réseaux sociaux ou sur les plateaux de télévision. Manuela Cadelli, juge à Namur et présidente de l’Association syndicale des magistrats, dénonce avec intelligence et fougue les failles d’une Justice qui peine à assurer son rôle démocratique. Elle nous fait le plaisir de répondre à nos questions, l’œil vif et engagé.

D.R.

Cet été, vous avez twitté : « Justice civile inaccessible aux pauvres et à une partie de la classe moyenne et Justice pénale concentrée sur la délinquance des démunis. » C’est un constat effrayant : expliquez-nous…

« Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est qu’au civil, il vaut mieux être riche quand on est victime d’une injustice… C’est la première fois qu’un gouvernement le dit aussi franchement : « Il faut baisser l’input », c’est-à-dire baisser le nombre de dossiers entrants. Comment ? En diminuant l’aide juridique, en augmentant les frais et en modifiant la procédure à des fins budgétaires. Il faut désormais motiver ses recours, avoir une excuse légitime en cas d’absence, ce que les démuni·es ont parfois du mal à donner au vu de leur situation de vie. Ces dernier·ères ont donc moins accès à la Justice aujourd’hui qu’hier.

Au plan pénal en revanche, on est en présence d’une Justice sous-budgétisée. On manque de matériel, d’expertise et de personnel, ce qui fait que nous n’avons pas les moyens de combattre la délinquance financière, qui requiert du temps, de la formation, des analyses, des investigations bancaires. Du coup, la Justice pénale se concentre sur ce qui est facile, ce qui va vite. Et cela retombe sur les pauvres.

Les nuisances des démuni·es contrarient les personnes qui ont besoin d’ordre. En sanctionnant les pauvres, on maintient une apparente sécurité. Exemple avec le terrorisme : on prolonge les gardes à vue au lieu de consacrer des moyens matériels et financiers à analyser tous les ressorts – notamment financiers – du terrorisme ! Nous sommes dans un paradoxe post-démocratique où la délinquance des riches n’est plus sanctionnée. »